1949

Paru dans Socialisme ou Barbarie n° 2 (mai 1949).

Téléchargement fichier zip (compressé) : cliquer sur le format de contenu désiré


Les rapports de production en Russie

C. Castoriadis


III. Prolétariat et bureaucratie

C) La lutte pour la plus-value

Nous avons dit plus haut que la lutte de classes ne peut pas intervenir directement dans la fixation du salaire en Russie, étant donné le ligotage du prolétariat en tant que classe, l'impossibilité totale de la grève, etc. Cela, cependant, ne signifie nul­lement, ni que la lutte de classes n'existe pas dans la société bureaucratique, ni surtout qu'elle reste sans effet sur la pro­duction. Mais ses effets sont complètement différents des effets qu'elle peut avoir dans la société capitaliste classique.

Nous nous bornerons ici à deux de ses manifestations qui se lient, plus ou moins indirectement, à la répartition du pro­duit social. La première c'est le vol - vol d'objets attenant directement à l'activité productrice, d'objets finis ou semi-finis, de matières premières ou de pièces de machine - dans la mesure où ce vol prend des proportions de masse et où une partie relativement importante de la classe ouvrière supplée à l'insuffisance terrible de son salaire par le produit de la vente des objets volés. Malheureusement, l'insuffisance des ren­seignements ne permet pas de s'exprimer actuellement sur l'étendue de ce phénomène et par conséquent sur son caractère social. Mais il est évident que, dans la mesure où le phénomène prend une extension tant soit peu importante, il traduit une réaction de classe - subjectivement justifiée, mais objectivement sans issue - tendant à modifier dans une certaine mesure la répartition du produit social. Ce fut, semble-t-il, le cas surtout pendant la période entre 1930 et 1937 [52].

La deuxième manifestation que nous pouvons mentionner ici, c'est " l'indifférence active " quant au résultat de la pro­duction, indifférence qui se manifeste aussi bien sur le plan de la quantité que sur celui de la qualité. Le ralentissement de la production, même lorsqu'il ne prend pas une forme collec­tive, consciente et organisée (" grève perlée "), mais garde un caractère individuel, semi-conscient, sporadique et chronique est déjà dans la production capitaliste une manifestation de la réaction ouvrière contre la surexploitation capitaliste, manifes­tation qui devient d'autant plus importante que le capitalisme ne peut réagir à sa crise résultant de la baisse du taux de profit qu'en augmentant la plus-value relative, c'est-à-dire en intensifiant de plus en plus le rythme de la production. Pour des causes en partie analogues et en partie différentes, que nous examinerons plus tard, la bureaucratie est obligée de pous­ser au maximum cette tendance du capital dans la production. On conçoit dès lors que la réaction spontanée du prolétaire surexploité soit, dans la mesure où la coercition policière et économique (paiement aux pièces) le lui permet, de ralentir le rythme de la production. De même en ce qui concerne la qualité de la production. L'étendue ahurissante des malfaçons dans la production russe et surtout leur caractère chronique, ne peuvent s'expliquer uniquement ni par le " caractère arriéré " du pays (qui a pu jouer un rôle sous ce rapport au début, mais qui déjà avant la guerre ne pouvait plus être sérieusement pris en considération) ni par la gabegie bureau­cratique, malgré l'étendue et le caractère croissant de cette dernière. La malfaçon consciente ou inconsciente - le dol inci­dent, si l'on peut dire, quant au résultat de la production - ne fait que matérialiser l'attitude de l'ouvrier face à une pro­duction et à un régime économiques qu'il considère comme complètement étrangers, davantage même, foncièrement hos­tiles à ses intérêts les plus concrets.

Il est cependant impossible de terminer ce paragraphe sans dire quelques mots concernant la signification plus générale de ces manifestations du point de vue historique et révolutionnaire. Si l'on a là des réactions de classe subjectivement saines et certainement impossibles à critiquer, on doit néanmoins en voir l'aspect objectivement rétrograde, au même titre, par exemple, que dans le bris des machines par les ouvriers déses­pérés dans la première période du capitalisme. A la longue, si une autre issue n'est pas offerte à la lutte de classe du prolé­tariat soviétique, ces réactions ne peuvent qu'entraîner sa déchéance et sa décomposition politique et sociale. Mais cette autre issue ne peut évidemment pas, dans les conditions du régime totalitaire russe, être constituée par des combats par­tiels quant à leur sujet et à leur objet, comme les grèves reven­dicatives, que ces conditions rendent par définition impos­sibles, mais uniquement par la lutte révolutionnaire. Cette coïncidence objective des buts minimaux et des buts maximaux, devenue également une caractéristique fondamentale de la lutte prolétarienne dans les pays capitalistes, nous retiendra longue­ment par la suite.

Ce sont ces réactions qui nous mènent à soulever un autre problème fondamental pour l'économie bureaucratique : celui de la contradiction existant dans les termes mêmes de l'exploi­tation intégrale. La tendance vers la réduction du prolétariat à un simple rouage de l'appareil productif, dictée par la baisse du taux du profit, ne peut qu'entraîner parallèlement une crise terrible de la productivité du travail humain, dont le résultat ne peut être que la réduction du volume et l'abaissement de la qualité de la production elle-même, c'est-à-dire l'accentuation jusqu'au paroxysme des facteurs de crise de l'économie d'exploi­tation. Nous nous contentons ici d'indiquer ce problème, qui sera longuement examiné plus loin.


Notes

[52] Sur le vol pendant cette période, voir les ouvrages de Ciliga, V. Serge, etc.


Début Arrière Sommaire Début de page Suite Fin