1965

 

Jacques Droz

L’Internationale Ouvrière de 1864 à 1920

XIII. La Deuxième Internationale et la question coloniale

1965

LA DEUXIEME INTERNATIONALE ET LA QUESTION COLONIALE (1)

Il apparaît que le socialisme, en affirmant l’égalité des hommes et des races, le droit de toutes les nations à l’indépendance et le respect intégral de la personne humaine, devait impliquer une condamnation de l’idée coloniale. Il est certain que ces principes ont inspiré le Bureau de la Première Internationale, lorsque celle-ci a envoyé ses encouragements à Lincoln et soutenu la cause nordiste contre les esclavagistes américains.

Cependant, La Deuxième Internationale aura beaucoup de peine à définir une doctrine en face du colonialisme. Et dans tous les cas il est certain que ses positions à l’égard du problème colonial ne doivent pas être assimilées aux positions anti-colonialistes actuelles. Il ne faut donc pas voir le problème colonial, tel qu’il s’est posé aux socialistes autour de 1900, sous le même angle que celui sous lequel nous examinons aujourd’hui le problème de la décolonisation. Ainsi un homme comme Jaurès, qui s’est à différentes reprises préoccupé du problème colonial (il a visité l’Algérie entre 1895 et 1900, et consacré un très grand nombre d’articles, d’abord dans La Petite République, et plus tard dans L’Humanité, au problème colonial), - Jaurès estime que le fait colonial est un fait irrésistible et naturel . Et il considère comme vaines les dénonciations théoriques du colonialisme, telles qu’elles ont été faites à cette époque, en particulier en France par les milieux guesdistes. Bien entendu, Jaurès pense que vis-à-vis de la politique coloniale des grandes puissances, il faut adopter une attitude vigilante. Il écrira en 1896 dans La Petite République : " Qu’il s’agisse des Hindous dominés par l’Angleterre, ou des Arabes dominés par la France, c’est le devoir des socialistes de prendre l’initiative de propositions humaines et des protestations nécessaires ". Et surtout à partir de 1898, Jaurès insistera sur la nécessité d’émanciper progressivement la masse musulmane, en particulier en Algérie, en l’associant à la vie politique française. Il souligne également qu’un vigoureux contrôle parlementaire sur l’administration coloniale est indispensable. Mais, ceci dit, il ne met pas en question la possibilité d’une expansion pacifique des nations européennes et les possibilités de mieux-être pour les masses que peut créer cette expansion.

La première fois que s’est posé d’une façon évidente et pressante le problème colonial pour La Seconde Internationale, ce fut à l’occasion de la guerre des Boers, entre 1899 et 1900. Il n’est pas douteux que les socialistes dans leur majeure partie ont considéré que cette guerre était menée par les classes possédantes anglaises pour mettre la main sur les mines d’or de l’Afrique du Sud. Et il est normal que les socialistes anglais aient pris position contre le gouvernement qui menait cette lutte contre les populations Boers. De fait, l’Independent Labour Party (le Parti Travailliste Indépendant) avec la personnalité de Keir Hardie, et la Fédération Socialiste Démocratique, avec Hyndman, ont pris nettement position contre le gouvernement anglais et contre la guerre des Boers. Le journal de la Fédération Socialiste Démocratique, Justice, écrit que " la guerre du Transvaal n’est autre chose qu’une guerre de classe, et les Boers mènent la lutte des travailleurs contre les capitalistes ". Cependant cette position, qui est celle de la majorité des socialistes anglais, n’a pas été adoptée par un très grand nombre de groupes fabiens. En particulier, parmi les Fabiens, Bernard Shaw a écrit un ouvrage, Le Fabianisme et l’Empire (1900), dans lequel il a justifié l’annexion des républiques boers par le soucis de défendre la main d’oeuvre noire contre l’oligarchie blanche des Boers. Il est allé jusqu’à défendre le principe même du colonialisme, qui se justifie, d’après lui, par sa mission civilisatrice. " Une grande puissance, écrivait-il, doit gouverner dans l’intérêt de la civilisation considérée comme un tout ". Il suggérait que l’administration des territoires contestés fût prise en charge par un Etat Fédéral, mais que, puisqu’un tel Etat n’existait pas encore, il était souhaitable que ce fût l’Angleterre qui assurât cette administration. Le livre de Shaw a provoqué un très grand scandale à l’époque où il a paru. Mais dans l’ensemble il a recueilli l’approbation de la plupart des groupes fabiens, en particulier de celui de Webb. Les thèmes développés par Shaw ont été repris, dans le journal The Clarion, par le meilleur journaliste anglais de l’époque, Robert Blatchford. Voilà donc l’appui important et indiscutable que la pensée de Shaw a recueilli dans des milieux étendus de l’Intelligence anglaise. Il faut remarquer d’ailleurs que les cas d’opposition du prolétariat ouvrier anglais à la guerre des Boers, ont été exceptionnels. La plupart des ouvriers ont appuyé sans réserve l’effort de guerre et ont été emportés, comme le reste de la nation, par un certain chauvinisme, par ce que l’on appelait le " jingoïsme " alors en Angleterre. Ce patriotisme des masses ouvrières s’est particulièrement révélé parmi les ouvriers des arsenaux et des ports. Sauf en Ecosse, les syndicats n’ont qu’exceptionnellement manifesté un sentiment d’opposition à la guerre. Et ce furent souvent les ouvriers les plus pauvres, les moins instruits, qui se sont montrés les plus chauvins, alors que certains travailleurs autodidactes et indépendants étaient pro-boers. La violence des passions nationales s’est manifestée à l’occasion de l’événement suivant : un député travailliste, John Burns, qui représentait une section d’une banlieue ouvrière de Londres et qui avait exprimé sa haine de la guerre – qui passait donc pour pro-boers -, s’est vu assiégé dans sa maison par une foule hurlante le soir de la défaite des Anglais à Mafeking.

Les mêmes idées qu’on a vu défendues par Shaw dans son ouvrage Le Fabianisme et l’Empire, on les retrouve exposées en Allemagne par Bernstein dans ses Prémisses du Socialisme et dans différents articles qu’il a publié à cette époque. Dans ces articles, Bernstein prenait position sur la question de Kiao-Tchéou, port chinois dont l’occupation par les Allemands en 1897 avait provoqué les protestations du groupe socialiste au Reichstag. Bernstein démontrait que si le procédé était répréhensible, il n’y avait pas non de raison de repousser en soi le fait colonial. L’acquisition des colonies était indispensable pour organiser la production des plantations tropicales qui ne pouvaient pas être laissées entre les mains des indigènes. Ce n’était pas, disait-il, la possession brutale du sol, mais son exploitation qui justifiait la propriété. La thèse de Bernstein a été condamnée au congrès de la sociale-démocratie à Mayence, qui présenta la colonisation comme radicalement viciée par la volonté de la bourgeoisie de se procurer de nouveaux débouchés, par l’exploitation forcenée de la population indigène. Mais si le point de vue de Bernstein a été condamné officiellement, les thèses qu’il développe se trouvent répandues et défendues parmi de nombreux collaborateurs des Sozialistische Monatshefte (Les Cahiers Mensuels du Socialisme), la principale revue révisionniste allemande, et par des personnalités comme Quessel, Schippel et surtout Hildebrand – (qui sera expulsé du parti en 1912 à cause de ses années coloniales). Les adversaires du colonialisme eux-mêmes, prenant position sur la révolte des Boxers et sur la pénétration européenne en Chine, étaient partisans de la doctrine de la " porte ouverte " qui favorisait la liberté des échanges et la lutte des capitalistes. On voit par conséquent que les adversaires mêmes de la doctrine de Bernstein admettaient le principe de la " porte ouverte ", qui favorisait le développement du capitalisme.

L’importance de ces événements – guerre des Boers, affaire de Kiao-Tchéou, pénétration européenne en Chine – a déterminé l’inscription de la question coloniale au congrès de l’Internationale à Paris, en 1900. Le rapporteur en fut un Hollandais, Henri Van Kol, qui passait à ce moment-là pour le principal spécialiste des questions coloniales. C’était un ingénieur qui avait passé une grande partie de sa vie à Java et connaissait fort bien en effet ces problèmes. Il déclara : " J’ai passé les seize plus belles années de ma vie parmi ces indigènes que j’ai appris à aimer, ces peuples si doux et si pacifique, toujours esclaves, toujours abandonnés, toujours martyrs ". Van Kol qui, sentimentalement, on le voit, était près des indigènes et contre l’exploitation coloniale, était d’avis que le problème colonial pouvait être résolu selon des solutions paternalistes. Il pensait que, dans un autre régime que celui qui existait alors, la politique coloniale pourrait promouvoir le bien-être des indigènes. Au congrès de Paris se manifesta, du fait de l’âpreté des luttes coloniales de l’époque et des passions chauvines surexcitées, un violent mouvement anti-colonial et une condamnation radicale de l’expansion coloniale présentée comme un aspect de l’impérialisme. Mais le congrès, il faut le noter, se contenta de condamner la politique coloniale de la bourgeoisie. A ce titre, il invitait les peuples à combattre la politique d’expansion et à dénoncer les modes d’oppression employés alors. Cette condamnation ambigüe laissait entendre qu’aux yeux des congressistes, il pouvait y avoir une politique coloniale socialiste qu’il importait de définir. Le principal intérêt de ce congrès a été de suggérer aux partis socialistes européens l’organisation de commissions pour l’étude des questions coloniales, et, si possible, pour la formation de partis socialistes aux colonies.

La création de ces commissions explique que les débats sur la question coloniale, qui eurent lieu au Congrès d’Amsterdam en 1904, aient été beaucoup plus fournis, parce que préparés par un travail intense de documentation. Mais les discussions aboutirent à des positions différentes. Le leader de la Fédération Sociale Démocratique anglaise, Hyndmann, spécialiste de la question des Indes qu’il avait étudiée sur place, exposa d’une façon brutale les crimes de l’Angleterre dans ce pays : " Nous fabriquons délibérément la famine pour nourrir l’avidité de nos classes privilégiées en Angleterre ". Il aboutissait à une condamnation radicale de la colonisation. Il n’y avait d’autre politique coloniale concevable qu’une dénonciation de l’impérialisme, qui était la cause profonde du mal. En opposition avec Hyndmann, Van Kol affirmait la nécessité du fait colonial, même en régime socialiste, en raison des besoins vitaux d’une société en expansion : " Les besoins nouveaux qui se font sentir après la victoire de la classe ouvrière et son affranchissement économique, rendront nécessaire, même sous le régime socialiste de l’avenir, la possession de colonies ". Il fallait seulement empêcher les crimes par une méthode paternelle à l’égard des peuples indigènes, ayant comme but final l’émancipation progressive des colonies. Il fallait soumettre l’administration coloniale au contrôle parlementaire. Entre ces deux thèses, celle qui constituait une condamnation radicale, et celle, infiniment plus nuancée, de Van Kol, qui admettait la nécessité du fait colonial même en régime socialiste, le congrès d’Amsterdam n’a pas su choisir. Il se fit un plaisir de saluer le militant indien Naoroji, membre du parti des Congrès ; il y eut alors un moment émouvant dans la salle. Mais, sur le plan pratique, le congrès se contenta d’établir une solution de compromis qui laissait de côté la définition de l’idée coloniale.

Ce n’est qu’au congrès de Stuttgart, en 1907, qu’eut lieu le grand affrontement d’où devait sortir la condamnation du colonialisme. Avant d’en arriver là, il est indispensable d’étudier les événements qui se sont passés dans le monde colonial et les réactions qu’ils ont suscitées dans les partis nationaux.

Du côté allemand, les réactions sur la question coloniale ont été dominées par la guerre répressive, menée alors dans le sud-ouest africain allemand par le général Von trotha. Elle aboutit pratiquement à l’extermination d’une grande partie des populations de cette région qui s’étaient révoltées, les Hottentots. En décembre 1906, les sociaux- démocrates et le parti du centre catholique ayant refusé de voter les crédits nécessaires à la poursuite de la guerre, le Reichstag fut dissous et de nouvelles élections eurent lieu ; c’est ce que l’on a appelé dans l’histoire allemande les " élections hottentotes ". Elles furent menées du côté gouvernemental dans une atmosphère de chauvinisme sans pareil. Les résultats de ces élections de 1907 ont fait tomber le nombre des élus sociaux-démocrates au Reichstag de moitié : 36 élus contre 79, (ce sont les seules élections entre 1870 et 1914, où le nombre des députés socialistes ait été en recul). A vrai dire, le nombre des voix socialistes n’avait pas été profondément modifié ; mais le régime électoral aidant. Il est évident que les socialistes révisionnistes et pro-coloniaux utilisèrent cet échec de la sociale-démocratie pour démontrer que celle-ci devait avoir à l’égard du problème colonial une politique réaliste et positive, ce qui signifiait ne plus faire d’opposition au gouvernement dans sa politique aux colonies.

Au contraire, les événements qui se sont alors situés au Congo, ont provoqué en France et en Belgique des réactions inverses. En France, les violences qui ont eu lieu dans le Congo français, sont devenues, surtout depuis 1905, l’objet d’une surveillance de plus en plus poussée de la part de quelques spécialistes des questions coloniales, membres du parti socialiste : Paul Louis, auteur d’un ouvrage, Le Colonialisme, paru en 1905 ; le philosophe Félicien Challaye, qui est resté longtemps l’un des meilleurs observateur dans ce domaine ; et surtout Rouanet, qui a publié dans L’Humanité des articles très informés sur le Congo français, dans lesquels il envisage une campagne contre la barbarie coloniale. C’est ainsi que la nouvelle alors répandue que des fonctionnaires coloniaux de Brazzaville avaient fait sauter à la dynamite un jeune Noir, un soir d’orgie, fut mise à la connaissance du public et provoqua une grande émotion. L’on commençait, dans ces publications, à faire connaître les diverses insurrections coloniales (que la presse officielle avait, bien entendu, cachée), en Algérie, à Madagascar, au Tonkin, qui, toutes, avaient été noyées dans le sang.

Mais les choses étaient beaucoup plus graves dans le Congo belge. Ce territoire était à l’origine la possession personnelle de Léopold II. Depuis plusieurs années, le système du travail forcé avait été institué dans le pays. Il était l’objet d’attaques très violentes dans la presse belge de gauche, à la suite de révélations faites par un écrivain anglais, Dene Morel, qui avait effectué plusieurs enquêtes sur les événements du Congo belge. Or, Léopold II a fait savoir, en 1906, qu’il était décidé à faire don à l’Etat belge de son domaine privé. Ceci posait un problème extrêmement grave pour le parti socialiste belge. Quelle attitude allait-il adopter devant le don du roi ? Et on voit apparaître, au sein du parti socialiste belge, de très grandes divisions. D’abord, on ne peut pas envisager que le Congo redevienne libre et s’administre lui-même ; car il retomberait immédiatement sous les marchands d’esclaves. Si l’on exclut la position du socialiste Terwagne, qui estime que le Congo doit devenir une colonie de la Belgique, promue au rang de puissance coloniale, - position qu’il est d’ailleurs seul à adopter au sein du parti socialiste -, trois thèses sont apparues à cette époque. La première a été défendue en particulier par le socialiste Anseele qui soutient que le Congo doit être internationalisé : il faut, dit-il, en s’inspirant du traité de 1885 qui prévoyait le partage de l’Afrique, placer le Congo sous le contrôle des grandes puissances. Cette thèse a été immédiatement combattue par Vanderveelde qui avait dans le parti socialiste belge une immense autorité. Il objecta que, donner le Congo à un consortium de grandes puissances, c’était, en fait, y installer un colonialisme impérialiste et que mieux valait, dans ces conditions, que l’Etat belge en prît la charge, à la condition toutefois que le Parlement puisse exercer un droit de contrôle effectif sur l’administration de ce pays. Vanderveelde connaissait admirablement les détresses et les souffrances de la population noire, mais il estimait que la colonisation était un fait, qu’il fallait aborder avec réalisme. On voit qu’il avait sur ce problème des positions assez proches de celles de Jaurès. Selon la troisième thèse, enfin, la plus répandue semble-t-il, il ne fallait procéder ni à la reprise, ni à l’internationalisation du Congo, mais à l’abandon pur et simple : " Pas un sou, pas un homme, pas une voix pour la colonisation ". Cette solution fut défendue en particulier par De Brouckère dans le journal Le Peuple de Bruxelles. Malgré l’opposition de Vanderveelde – et ce fut la seule fois de sa carrière où il ne fut pas suivi par le parti -, ce fut cette troisième solution qu’adopta le congrès du parti socialiste belge en juin 1907. Il se prononça simplement contre toute espèce d’annexion du Congo, qui aurait équivalu, selon lui, " à la mise en esclavage d’une population indigène ".

Devant ces différents problèmes, soulevés tant par la guerre des Hottentots que par la situation du Congo, il était à prévoir que les débats du congrès de Stuttgart, en 1907, seraient extrêmement passionnés. Encore une fois, le point de départ des débats fut un projet de résolution de Van Kol condamnant toute politique coloniale de caractère capitaliste, mais ajoutant que la sociale-démocratie ne pouvait condamner en principe le régime colonial si celui-ci agissait dans un sens civilisateur. Devant cette résolution Van Kol, trois tendances se sont faites jour au cours des débats (il faut noter que les pays sans colonies tendaient à adopter des positions plus radicales que les pays disposant de colonies).
Le premier point de vue, celui de la droite socialiste, était représenté essentiellement par le courant révisionniste et impérialiste au sein de la sociale-démocratie allemande, par David en particulier, député de Mayence, qui saluait l’idée colonisatrice comme un élément intégral du but universel de civilisation poursuivi par le mouvement socialiste : sans colonies, déclarait David, nous serions assimilables du point de vue économique à la Chine. David approuvait, par conséquent, d’une façon générale les buts de la colonisation, et se contentait d’en désapprouver les méthodes.
La deuxième tendance, celle défendue par Van Kol, fut soutenue par de nombreux Allemands, notamment Bernstein et Bebel lui-même, par certains Belges et par les jauressistes français. Ils considèrent la colonisation comme un fait qu’il est devenu dérisoire de combattre. " Se retirer des colonies, déclare un orateur, ce serait simplement restituer les Etats-Unis aux Indiens ". Mais il faut dégager la colonisation de la barbarie coloniale. Il convient donc d’élaborer un programme colonial qui doit définitivement conduire cette partie de l’univers à l’indépendance. Il faut noter que dans ce groupe, qui soutenait la thèse de Van Kol, de fortes nuances se marquaient. Les uns, comme Van Kol lui-même, croyaient que le régime de protectorat, tel qu’il était appliqué en Tunisie par exemple, était de nature à favoriser l’avancement des peuples indigènes ; Rouanet, mieux informé des réalités de l’empire colonial français, était hostile à cette solution. Jaurès était favorable à une gestion internationale des colonies  ; Van Kol n’y croyait pas. Il y avait donc, on le voit, des différences de position parmi les partisans de la thèse de Van Kol.

La troisième tendance est celle de la gauche, représentée essentiellement par De Broukère et Kautsky. Celui-ci est l’auteur d’un ouvrage Socialisme et Politique Coloniale, paru en 1907, quelques semaines après le congrès de Stuttgart. Kautsky voit dans le fait colonial la conséquence de la forme moderne du capitalisme en période impérialiste. Il nie que la colonisation soit un facteur de progrès, et déclare que, la condamner, n’est pas s’opposer à la dialectique de l’histoire. Il affirme enfin qu’il n’y a qu’un seul programme socialiste valable pour l’ensemble du genre humain, et non pas un programme limité à un certain nombre de peuples plus ou moins sous-développés.

Après une très longue discussion, ce fut le point de vue de Kautsky qui l’emporta par 127 voix contre 108. La résolution faisait une obligation au parti socialiste de combattre dorénavant toutes les formes de l’exploitation coloniale. Cette motion, votée à Stuttgart, demeurera jusqu’en 1928 la charte de la Seconde Internationale en matière coloniale.

Cependant, il ne faut pas croire que la résolution de Stuttgart ait épuisé les réactions de la Seconde Internationale à l’égard du problème colonial. Deux remarques doivent être faites, en ce qui concerne cette politique durant les années qui s’étendent du congrès de Stuttgart à la guerre de 1914. La première, c’est qu’il n’a jamais été possible à l’Internationale d’organiser d’une façon, précise des partis socialistes chez les peuples indigènes. Il avait été recommandé à différentes reprises par les congrès de l’Internationale, de créer chez les peuples soumis, des partis socialistes. Or, cette invitation n’a jamais eu d’écho, sauf toutefois en Indonésie, et plus particulièrement à Java où les étudiants de Batavia ont constitué un mouvement de caractère socialiste, le Budi Utomo (Le Noble Effort), organisé et pris en main par un socialiste hollandais, Sneevliet. Ce parti constitue, avant même la guerre de 1914, une force incontestable. Mais c’est un exemple unique. Il y a sans doute, à la même époque, des éléments de parti socialiste en Algérie et en Tunisie ; mais ce sont des sections de la S.F.I.O. où dominent les colons et leur idéologie.

Deuxième remarque. Il apparaît, au contraire, que le secrétariat de l’Internationale, et en particulier Camille Huysmans, ont eu des rapports constants avec un certain nombre d’organisations et de personnalités en Asie, et ont cherché à les faire bénéficier dans leur lutte révolutionnaire de l’expérience et de l’autorité morale de la Deuxième Internationale. Huysmans (et ceci a été révélé récemment par l’étude de ses archives qui sont déposées en Belgique) a eu des contacts avec Sun Yat-Sen, a reçu sa visite en Chine et est resté en correspondance avec lui, notamment au moment de la révolution chinoise (1912-1913). Il apparaît également que la Seconde Internationale a joué un assez grand rôle dans l’organisation du parti socialiste en Perse, à partir de Bakou d’où les écrits étaient acheminés dans ce pays. Le B.S.I. a eu aussi des rapports avec des groupes socialistes en Turquie après la révolution Jeune Turque de 1908 : celle-ci a soulevé, semble-t-il, dans l’Internationale, de grands espoirs vite déçus ; elle a néanmoins été suivie par la constitution de groupes socialistes en Turquie, notamment chez les Arméniens et chez les Grecs de Salonique, par conséquent parmi les populations soumises.

On voit que l’intérêt de l’Internationale, même avant 1914, a beaucoup dépassé le cadre de l’Europe. L’élément moteur, dans cet éveil révolutionnaire des nations, sera essentiellement Lénine. Celui-ci a écrit plusieurs articles sur la question du réveil des peuples soumis ; ces articles ont été réunis dans un ouvrage, Le Mouvement de Libération Nationale des Peuples de l’Orient. Un autre élément moteur, à côté de Lénine, a été le petit groupe de socialistes hollandais réunis autour de Pannekoek, et que, l’on appelle les " Tribunistes " parce qu’ils écrivaient dans le journal La Tribune. Lénine et Pannekoek ont fort bien vu le parti que l’on pouvait tirer, du point de vue révolutionnaire, du développement de l’idéologie nationale appliquée dans le monde colonial, et de la volonté d’indépendance des masses opprimées des colonies. Mais, à vrai dire, il appartiendra seulement à la Troisième Internationale de découvrir et d’utiliser le rôle que les peuples colonisés peuvent jouer dans le processus stratégique de la révolution mondiale.

 

Note

(1) cf. la revue Le Mouvement Social, octobre – décembre 1963.

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