1965

 

Jacques Droz

L’Internationale Ouvrière de 1864 à 1920

XX. La fondation de la Troisième Internationale
et les réactions des partis socialistes européens

1965

LA FONDATION DE LA TROISIEME INTERNATIONALE ET LA REACTION DES PARTIS SOCIALISTES EUROPEENS

La fondation de la Troisième Internationale qui se situe entre mars 1919 et juillet 1920 (dates auxquelles se sont réunis respectivement le premier et le deuxième congrès de l’Internationale), a dépendu de la conjoncture révolutionnaire. Et c’est celle-ci qu’il convient d’étudier maintenant.

Ce fut la réunion de la conférence de Berne (conférence de la Deuxième Internationale) qui décida Lénine à presser l’invitation à une conférence dont le but était de constituer une nouvelle Internationale. A l’époque où les invitations furent envoyées – au début de l’année 1919 – Lénine pouvait penser que la situation révolutionnaire lui était extrêmement favorable. Une crise économique et sociale sans précédent secouait l’Europe. Des pays entiers, comme l’Allemagne et la Hongrie, semblaient évoluer vers une révolution analogue à la révolution bolchévique. L’invitation fut envoyée à 39 partis favorables à la dictature du prolétariat, sous la forme d’une prise de pouvoir par les soviets. Cependant le congrès qui se réunit à Moscou, le 3 mars 1919, n’est nullement représentatif du socialisme européen à cette époque. Il y eut, en fait, 36 délégués à voix délibératives, 15 à voix consultatives. La plupart d’entre eux, à côté des Russes et des représentants des pays rattachés à la Russie, étaient des prisonniers de guerre ou des personnalités vivant alors en Russie, comme le français Jacques Sadoul, membre de la mission militaire française et qui avait adopté une position favorable au bochévisme. Cinq partis communistes existant déjà étaient certes représentés : ceux d’Allemagne, d’Autriche, de Suède, de Norvège et de Hollande. Mais précisément le malheur voulait que pour l’Allemagne, qui était de loin le pays le plus important, le représentant du groupe spartakiste, Eberlein, au moment où il est arrivé à Moscou, était tenu par ses instructions à ne souscrire en aucun cas à la création d’une Internationale à dictature bolchévique. Ces instructions lui avaient été données par Rosa Luxembourg, peu de temps avant sa mort tragique, dans l’esprit des principaux membres du parti spartakiste, comme Jogiches. Eberlein avait pour mission de défendre à Moscou la thèse de la spontanéité révolutionnaire du prolétariat qui, certes, devait, une fois au pouvoir, organiser une dictature, mais non celle de quelques uns : une dictature reposant sur la volonté librement exprimée de la masse. Lénine et ses amis cherchèrent par tous les moyens possible à ébranler Eberlein qui finit par renoncer à une opposition systématique et se contenta de s’abstenir lors du vote créant la Troisième Internationale. Le 4 mars, passant outre par conséquent à l’opposition du délégué allemand, le congrès décida après avoir liquidé le groupement de Zimmerwald, de constituer une organisation commune unifiée et internationale où les éléments révolutionnaires prolétariens seraient nettement séparés des " sociaux-traîtres ". (C’est ainsi que l’on désignait les partis socialistes). Et, après que l’Internationale de Berne eut été confondue en tant qu’ " instrument de la bourgeoisie ", il fut décidé de constituer une Internationale Communiste. Le secrétaire de cette Internationale fut Angelica Balabanova (dont on a vu le rôle dans un très grand nombre de réunions zimmerwaldiennes) à laquelle succéda assez rapidement Radek.

En créant, dans les conditions qui viennent d’être sommairement retracées, la Troisième Internationale, Lénine avait forcé l’événement afin d’exploiter au plus vite le potentiel révolutionnaire de la crise qui secouait alors l’Europe. Mais, ce faisant, il n’avait tenu aucun compte du fait que l’immense majorité du socialisme européen était à ce moment entièrement opposée à une entreprise de ce genre et que les délégués qu’il avait réunis à Moscou n’avaient aucune valeur représentative. La Troisième Internationale ne reposait encore sur rien. Elle exprimait la pensée des révolutionnaires russes, et non pas celle des révolutionnaires européens.

Les événements qui suivirent semblèrent pendant quelques temps donner raison à l’idée soutenue par Lénine d’une révolution proche. On a vu quels avaient été les événements révolutionnaires en Bavière et en Hongrie. Et on peut dire que, jusqu’au début de l’été 1919, le mouvement révolutionnaire européen eut une allure ascendante. Mais l’année 1919, si elle a démontré l’impossibilité où se trouvaient les puissances européennes d’abattre, comme elles l’avaient espéré, la Russie bolchévique qui sort victorieuse des attaques conjuguées dont elle a été l’objet, a signifié aussi la ruine de l’espérance de Lénine de pouvoir à bref délai imposer la révolution à l’Europe. L’année 1919 a vu échouer la révolution allemande et la révolution hongroise. Il apparaît dorénavant que l’extension de la révolution bolchévique à l’ensemble des pays européens sera dans tous les cas difficile et longue. Les événements de l’année 1920 viennent confirmer les dirigeants soviétiques dans leur pessimisme. Certes, on assiste en Allemagne, à la suite du putsch de Kapp (Kapp était un militaire soutenu par les corps francs, qui avait essayé de s’emparer du gouvernement à Berlin) qui échoua en raison de la grève générale ouvrière, à une reprise de l’agitation révolutionnaire en mars 1920, en particulier dans la Ruhr. Mais l’ordre a été finalement rétabli très rapidement par l’armée allemande. D’autre part, au cours de l’année 1920, la guerre éclate entre la Russie soviétique et la Pologne, guerre qui est marquée assez vite par des succès russes. Kiev est libéré ; les armées russes prennent l’offensive en direction de Varsovie. Mais un arrêt brutal est infligé aux Russes grâce à l’intervention de l’armée française qui s’est portée au secours de la Pologne, grâce aussi à l’inaction du prolétariat polonais. A partir du 15 août il apparaît que les Russes ne pourront pas s’emparer de Varsovie et que la révolution restera prisonnière en Russie ; l’espoir de l’étendre à l’Europe se trouve déçu.

Le résultat de ces contestations a été bien entendu enregistré par les dirigeants soviétiques. Dès le début de l’année 1920, Lénine publie un ouvrage, La Maladie Infantile du Communisme, le Gauchisme, dans lequel, contrairement à ses ouvrages antérieurs (il avait toujours attaqué les opportunités de droite), il s’en prend à la position des communistes de gauche qui estiment que le mouvement doit observer une intransigeance absolue ! Lénine, au contraire, estime indispensable d’envisager des compromissions avec les partis socialistes européens : " Faire la guerre pour le renversement de la bourgeoisie internationale, guerre cent fois plus difficile, plus longue et plus complexe que la plus acharnée des guerres entre Etats, est-ce s’interdire d’avance tout louvoiement, toute utilisation des antagonismes d’intérêts, fussent-ils momentanés, tout accord et tout compromis avec des alliés provisoires ? " Et Lénine concluait : " Refuser le compromis est un enfantillage qu’il est même difficile de prendre au sérieux ". La tactique des milieux soviétiques va alors se modifier au cours des années 1919-1920. Jusqu’à ce moment les Soviets avaient cru à une révolution à court terme, pour laquelle il était indispensable qu’ils aient dans les différents pays des groupes de choc bien exercés. Maintenant il apparaît qu’ils doivent s’adapter à une stratégie à long terme. Il est moins utile, dans ces conditions, de posséder des groupes de combat que de pouvoir s’appuyer sur des partis puissants et larges, peut-être d’ailleurs au prix d’un certain nombre de concessions à ces partis. Il faut par conséquent pouvoir les attirer dans l’Internationale Communiste en acceptant de faire avec eux des compromis. Il est nécessaire de consentir à l’adhésion d’hommes qui ne sont pas forcément d’authentiques bolchéviks. Ce sont là les idées qui sont à la base de la politique de l’Internationale à l’égard des grands partis socialistes européens dans une seconde phase, celle qui correspond au second congrès de la Troisième Internationale durant l’été 1920.

En effet, un deuxième congrès de l’Internationale est prévu pour juillet 1920 à Moscou dans l’optique nouvelle que les dirigeants soviétiques se sont formulés. Des invitations furent envoyées aux partis socialistes qui n’avaient pas encore pris une position ferme entre la deuxième et la nouvelle Internationale. C’est le cas notamment pour deux partis auxquels les Soviets attachaient une importance particulière : le parti socialiste français et le parti socialiste indépendant allemand, qui furent l’un et l’autre invités officiellement à participer aux délibérations de l’Internationale à Moscou et qui y envoyèrent des délégués ; ce furent – pour ne citer que les principaux –, du côté français Cachin et Frossard, du côté allemand Dittmann et Daüming. Mais si on regarde la date – et il faut suivre les choses de très près – à laquelle est réuni ce deuxième congrès de la Troisième Internationale à Moscou, on s’aperçoit qu’elle coïncide avec un moment relativement favorable, pour les Soviets, de la conjoncture internationale. C’est le moment où les armées soviétiques victorieuses après la libération de Kiev marchent sur Varsovie (elles ne seront arrêtées que dans le courant du mois d’août), et où les Soviets peuvent espérer que la guerre jusqu’alors défensive va se transformer en une offensive révolutionnaire. Ceci explique que, dans le cadre de la stratégie défensive exposée plus haut, les Soviets, malgré tout confiants dans les destinées de leur armée, vont essayer d’imposer aux partis socialistes dont ils demandent l’accord, des conditions très sévères pour leur adhésion. Le deuxième congrès de la Troisième Internationale va en effet fixer – et ce sera son travail essentiel – les conditions auxquelles les partis socialistes d’Occident – il est surtout pensé aux partis français et allemand – devront se soumettre pour que leur adhésion à l’Internationale communiste soit recevable. Ces conditions étaient au nombre de neuf au départ ; puis le chiffre a grossi, est monté à 18, et finalement à 21.

Quels étaient les points essentiels de ces conditions ? Les voici : la dénonciation du patriotisme et du pacifisme ; la rupture entière avec les conceptions réformistes telles qu’elles étaient exposées, chez les Français par Longuet, chez les Allemands par Kautsky, et chez les Italiens par Turati ; la reconnaissance obligatoire des décisions de l’Internationale communiste ; la transformation également obligatoire des partis socialistes en partis communistes ; l’organisation par les membres de ces nouveaux partis de syndicats qui rompraient avec l’Internationale syndicale constituée après la guerre à Amsterdam ; la constitution, dans les syndicats, de noyaux communistes qui seraient soumis à la discipline des partis communistes ; soumission par conséquent du syndicalisme au parti directif des partis communistes.

Quelles allaient être, devant les exigences de l’Internationale, les réactions des partis socialistes européens ?

Un certain nombre de partis appartenant à des pays mineurs sont entrés très rapidement dans la Troisième Internationale ; c’est le cas des partis socialistes de Bulgarie et de Norvège. Mais dans les grands pays – essentiellement la France, l’Angleterre, l’Allemagne et l’Italie –, ou bien il y eut une très faible adhésion à l’Internationale Communiste, ou bien, lorsque cette adhésion a été acquise, ce fut au prix de craquements et de scissions d’une grandes envergure.

Le pays où la Troisième Internationale a eu le moins d’audience fut l’Angleterre. Pendant toute la guerre les chefs du Labour Party n’avaient pas cessé de marquer leur méfiance à l’égard d’une " dictature terroriste " (c’est ainsi qu’ils appelaient la révolution de 1917). Et lorsque, en juin 1918, se réunit la conférence annuelle du Labour Party, Krensky, réfugié à ce moment-là en Angleterre, fut acclamé par les congressistes. Le Labour Party devait adopter bien entendu une attitude d’hostilité à l’égard de la Troisième Internationale. Cependant trois groupes, au sein du socialisme anglais, ont manifesté une sympathie pour l’Internationale Communiste : le British Socialist Party qui est une ramification de la Fédération social-démocrate et qui a depuis très longtemps adopté une position marxiste ; le Socialist Labour Party, groupement purement syndicaliste dont l’influence s’exerce seulement sur les bords de la Clyde à Glasgow ; la Workers Socialist Federation, groupe d’intellectuels fondé par une féministe, Sylvia Pankhurst. Il s’agit-là, en fait, de groupements minuscules dont l’influence est extrêmement faible sur l’opinion anglaise et dont la réunion a constitué en juillet 1920, le parti communiste anglais. Pendant longtemps, on a pu se demander – et cela était beaucoup plus grave – si l’Independant Labour Party (l’I.L.P.) accepterait d’adhérer à la Troisième Internationale. L’I.L.P. s’était séparé en effet en avril 1920 de la Seconde Internationale, sans toutefois adhérer à la Troisième Internationale ; et en son sein un conflit était né au sujet de cette adhésion. Il faut remarquer que l’I.L.P. a joué un rôle de premier plan dans le mouvement gréviste de 1920 qui a eu une importance politique très grande ; car c’est ce mouvement qui a empêché le gouvernement conservateur anglais de s’allier, comme il en avait l’intention, avec la Pologne et d’envoyer des troupes contre les armées russes. Quand la question de l’adhésion à la Troisième Internationale s’est posée au congrès de Southport en mai 1921, il n’y eut que 97 voix sur 618 qui se prononcèrent en sa faveur. Bref, on voit qu’en Angleterre ce sont des groupes sans réelle importance politique qui ont adhéré à la Troisième Internationale.

En France, dont l’importance à cet égard était capitale aux yeux des Soviets, on ne possédait sur la révolution russe que des renseignements extrêmement douteux. Même chez les esprits les plus avancés continuait à régner une très vive méfiance à l’égard d’une révolution qui avait entièrement fait fi de la volonté nationale et des institutions démocratiques. Cependant, à la fin de la première guerre mondiale, deux groupements militent en faveur de l’adhésion à la Troisième Internationale. C’est d’abord le Comité de Défense Syndicale (le C.D.S.) animé à cette époque par Péricat ; ce groupement a constitué en 1919 un embryon de parti communiste, mais, en fait, c’est un mouvement libertaire et anarchisant ; on parle de lui comme d’un groupement " d’ultra-gauche " et il ne résistera pas à la répression policière qui a suivi les grèves de 1919. Le deuxième groupement est le Comité de la Troisième Internationale, animé, lui, par un certain nombre de syndicalistes comme Monatte, Rosmer, Loriot, bref les collaborateurs de la revue Vie Ouvrière, qui, tout en étant favorable à la révolution russe, gardent des positions syndicalistes très conformes aux traditions françaises. En fait, qu’il s’agisse du Comité de Défense Syndicale ou du Comité de la Troisième Internationale, ce sont des groupements sans grande importance numérique et en tout cas hors d’état d’entraîner vers l’Internationale Communiste le parti socialiste français qui, au congrès de Strasbourg au début de 1920, avait quitté la Deuxième Internationale, mais avait refusé d’adhérer à la Troisième Internationale.

Mais deux événements d’une extrême gravité pour le socia-lisme français se situent alors : l’échec de la gauche aux élections législatives de novembre 1919 où est élue la Chambre bleu horizon, celle du bloc national ; l’échec de la grève générale de mai 1920, commencée par les cheminots et qui s’étendit à un très grand nombre de métiers. L’un et l’autre de ces événements démontrent que le prolétariat français par ses seules forces ne peut conduire à la révolution. D’où le développement d’un certain radicalisme qui amènent beaucoup de socialistes à se tourner vers la Russie, et à attendre de ce pays l’appui révolutionnaire qui permettra la destruction de la société capitaliste française. Or deux membres du parti socialiste français, Cachin et Frossard, ont été invités au congrès de l’Internationale à Moscou. Ils en sont revenus, non pas entièrement convertis au bolchévisme, mais décidés à faire adhérer leur parti à la Troisième Internationale. Ils font une vive propagande en ce sens qui tombe dans un milieu extrêmement favorable. C’est ainsi qu’au congrès de Tours en décembre 1920 une très forte majorité s’est prononcée pour l’adhésion à la Troisième Internationale en adoptant les 21 propositions. Dorénavant (et pour longtemps) le socialisme français est divisé entre le parti communiste et le parti socialiste. Le parti communiste a, semble-t-il, à ce moment là la majorité ; mais très rapidement c’est le parti socialiste qui reprendra la position prépondérante.

Cette division qui s’est manifestée dans le socialisme français au congrès de Tours, on la retrouve en Allemagne au sein du parti socialiste indépendant (U.S.P.D.). Pour celui-ci également se posait le problème de savoir s’il ferait son entrée dans la Troisième Internationale. Et plusieurs de ses membres aussi, notamment Dittmann et Daüming, avaient participé aux côtés de Frossard et de Cachin aux travaux du deuxième congrès. L’affaire était d’autant plus importante qu’aux élections de juin 1920 l’U.S.P.D. avait remporté un succès électoral considérable : il avait 81 députés au Reichstag alors que les communistes au même moment n’en avaient encore que 2. La discussion s’est trouvée engagée lors du congrès du parti à Halle en octobre 1920 où la majorité des délégués élus étaient en faveur de l’adhésion à la Troisième Internationale et où l’on assista à des joutes extrêmement violentes entre d’une part Hilferding et Dittmann, hostiles à l’adhésion et la majorité soutenue par le Russe Sinovjev, venu exprès à Halle. La décision d’adhésion fut prise par 236 voix contre 156 ; les minoritaires quittèrent aussitôt la salle et la plupart devait rejoindre très rapidement le parti social-démocrate. Quant à la majorité, elle se réunit aux communistes dans un congrès qui eut lieu en décembre de la même année et au cours duquel a été constitué le Kommunistische Partei Deutschland (Le Parti Communiste Allemand) qui comprenait alors 350 000 membres. La personnalité la plus remarquable de ce congrès était le socialiste Paul Levi. Mais Levi appartenait au groupe de Rosa Luxembourg. Il avait toujours pris position à ce titre contre les conceptions putschistes des spartakistes ; il avait même expulsé du parti communiste, en octobre 1919, un certain nombre de membres auxquels il reprochait des tendances anarchistes. Sa position luxembourgiste le mit en opposition avec Lénine qui exigea au début de l’année 1921 son expulsion du parti. Avec le départ de Paul Levi disparaissait l’esprit le plus remarquable du communisme allemand. A partir de ce moment le nouveau parti fut dirigé par des personnalités de second plan, qui était des instruments entre les mains de la Troisième Internationale et qui se sont engagés dans des aventures au cours desquelles le parti communiste a perdu beaucoup de son emprise sur les masses.

En Italie, il y eut rapidement, sous l’influence essentiellement du socialiste Serrati, une adhésion aux idées de la Troisième Internationale. Et le parti socialiste italien entra dans la Troisième Internationale lors du congrès de Bologne à l’automne 1919. Mais il y entra tout entier, c’est-à-dire avec des éléments aux tendances réformistes, opportunistes et qui se groupaient autour de Turati. Or Lénine, comme il l’avait fait pour les socialistes allemands, exigea que le parti se séparât de son aile réformiste ; à quoi Serrati s’opposa radicalement. Le résultat fut qu’au congrès de Livourne, en janvier 1921, il y eut au sein du parti socialiste italien une sécession : ceux que l’on appelait " les purs communistes " acceptèrent les 21 conditions et formèrent le parti communiste italien ; ils y avaient à leur tête à ce moment deux personnalités – qui n’ont d’ailleurs pas tardé à s’opposer l’une à l’autre, Bordiga et Gramsci. Ce parti communiste était beaucoup moins nombreux que le parti socialiste qui resta attaché aux conceptions de Serrati. On voit qu’en Italie également l’exigence des 21 conditions a entraîné la division du parti socialiste.

En conclusion, la création de la Troisième Internationale a eu pour conséquence la division profonde de la classe ouvrière. En exigeant la déroute des éléments réformistes et en voulant créer un type révolutionnaire nouveau, de caractère bolchéviste, Lénine s’est entièrement trompé sur les forces réelles et sur les dispositions des prolétariats européens. La grandiose stratégie d’une révolution universelle a fait banqueroute. Il n’a pas été possible aux communistes de faire autour d’eux un rassemblement effectif des masses ouvrières. Bien plus, ils ont – cela est apparu à l’époque du second congrès – divisé irrémédiablement le monde ouvrier et par là ils ont préparé la voie à la contre-révolution sous la forme d’une réaction militariste en Allemagne, du fascisme en Italie, de la Chambre du bloc national en France. Ainsi le socialisme au lendemain de la première guerre mondiale n’a pas réalisé la victoire attendue . Et cela, non pas du fait de la désaffection des masses, qui au contraire se sont précipitées vers les partis socialistes, mais par suite de la scission qui s’est opérée en leur sein. D’une part, on trouve une droite de plus en plus modérée qui, même lorsqu’elle se réclame encore théoriquement du marxisme, renonce à toute action révolutionnaire, accepte de collaborer avec les partis bourgeois, ou tout au moins se conforme à la règle du jeu parlementaire , se contentant sur le plan social d’un programme de nationalisation plus ou moins complet ; et de l’autre, une gauche communiste, restée fidèle sans doute au principe de la lutte des classes, à la prise du pouvoir par le prolétariat, mais en fait victime de formules théoriques, suspecte en outre à beaucoup par son obéissance inconditionnelle à des doctrines étrangères et, ce qui est le plus grave, incapable – elle l’a prouvé – de tenter une épreuve de force. Dépourvues l’une et l’autre d’une base suffisante, les deux factions cesseront pendant longtemps de constituer des adversaires redoutables pour le monde capitaliste.

 

 

 

FIN

 

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