1965

 

Jacques Droz

L’Internationale Ouvrière de 1864 à 1920

XIX. Seconde et Troisième Internationale

1965

SECONDE ET TROISIEME INTERNATIONALE

Les problèmes que posent en premier lieu la décomposition de la Seconde Internationale, en deuxième lieu la formation d’une Troisième Internationale – ou Internationale Communiste – et ses rapports avec les partis socialistes nationaux dans les différents pays d’Europe, vont être étudiés maintenant. Deux problèmes vont donc s’entremêler au cours des deux dernières années de l’histoire de la Seconde Internationale, c’est-à-dire durant la période qui s’étend de 1918 à 1920 : d’une part l’impossibilité où se trouve cette Seconde Internationale pour faire revivre l’unité du mouvement socialiste, d’autre part les difficultés que rencontre la Troisième Internationale à sa naissance pour s’attirer ces mêmes partis.

LA DECOMPOSITION DE LA SECONDE INTERNATIONALE

A la fin de la première guerre mondiale, et malgré l’échec de la conférence de Stockholm dans les conditions examinées plus haut, le Secrétaire Général de l’Internationale, Huysmans, estime qu’une conférence internationale socialiste est de nature à exercer une influence sur la signature de la paix. Il s’agissait, dans un sens qui a été défendu à cette époque par un très grand nombre de brochures anglaises (en particulier éditées par la Société Fabienne), d’instituer une Société des Nations, dans l’esprit où la concevait Wilson ; cependant cette Société des Nations ne serait pas une assemblée de gouvernements, mais une assemblée populaire, une sorte de Parlement international. Pour cela, il fallait, dans la pensée des socialistes, que la paix conclue à la suite de l’épreuve de 1914-1918 reposât, non pas sur l’arbitraire des vainqueurs, mais sur les notions de droit et de justice, en fait sur des plébiscites populaires qui permettraient aux nations consultées d’exposer leurs volontés. La pensée de Huysmans est donc d’imposer par un congrès socialiste une paix reposant sur la notion de justice internationale. En accord avec un certain nombre de socialistes, comme Henderson pour l’Angleterre, Vanderveelde pour la Belgique, Thomas pour la France, il lança une invitation. Le congrès prévu devait se réunir à Berne où, de fait, parurent, le 3 février 1919, 102 délégués appartenant à 26 pays. Cependant il ne faut pas se représenter le congrès de Berne comme une figuration générale du socialisme européen. C’est, comme on l’a dit, une " assemblée croupion " à laquelle de très nombreux partis ont refusé d’adhérer : les Soviets bien entendu (il y a cependant quelques Russes mencheviks ou sociaux révolutionnaires) ; les Belges qui n’ont pas voulu s’asseoir à côté des Allemands ; les Italiens et les Suisses qui refusent par attachement à la doctrine zimmerwaldienne. Les partis socialistes qui furent représentés, étaient divisés entre majoritaires et minoritaires ; du côté allemand il y avait pour les majoritaires, Hermann Müller, pour les minoritaires, Hugo Haase et Kurt Eisner ; du côté français étaient présents, pour les majoritaires, Thomas et Renaudet, pour les minoritaires, Longuet.

La conférence, qui élut pour Président le suédois Branting, mit à son ordre du jour deux problèmes essentiels : d’abord le problème des responsabilités du socialisme dans la guerre, ensuite l’attitude à adopter à l’égard de la révolution bolchevique en Russie. Le premier de ces problèmes provoqua déjà des heurts extrêmement violents, des discussions passionnées, la majorité des Allemands (si l’on excepte Kurt Eisner qui fit un examen de conscience et une autocritique très poussés) se refusant à considérer que l’impérialisme germanique encourait des responsabilités supérieures à celles des capitalismes alliés, et d’autre part le Français Albert Thomas attaquant avec une grande violence la social-démocratie allemande. On voit que l’atmosphère était déjà empoisonnée par la persistance de ces oppositions nationalistes lorsque l’on aborda le second problème, celui des rapports avec la Russie. Sur cette question, le Président Branting adopta une attitude extrêmement hostile aux Soviets : " Il faut, disait-il, éliminer toute méthode de socialisation qui n’aurait aucune chance de gagner l’adhésion de la majorité du peuple. Le danger serait plus grand encore si une telle dictature s’appuyait seulement sur une partie du prolétariat. La conséquence inévitable d’un tel régime ne pourrait être que de paralyser toutes les forces du prolétariat par une guerre fraticide. La fin serait la dictature de la réaction ". " Il faut, déclara Branting, que le socialisme reste fidèle aux principes de la démocratie ". Sous cette formule, il indiquait la liberté de parole, d’écrit et de réunion, le suffrage universel, le système parlementaire responsable. Les mêmes idées ont été exposées du côté allemand par Kautsky : " Le seul résultat positif de l’activité bolcheviste, déclara Kautsky, c’est la création d’un militarisme nouveau ". Et Bernstein déclara de même : " Les bolchévistes sont les vrais contre-révolutionnaires en Russie. Ils tueront la révolution. Leur interprétation des théories marxistes sur la dictature du prolétariat est absolument fausse ". A cette position hostile à la Russie soviétique s’oppose la position adoptée par le délégué français, Longuet, et le délégué autrichien, Fritz Adler, qui déclarent dans leur projet de résolution : " Nous mettons le prolétariat en garde contre toute espèce de flétrissure qu’on voudrait appliquer à la République russe des soviets. Car nous n’avons pas une base suffisante pour prononcer un jugement ". Mais la résolution de Branting avait pour elle une immense majorité de suffrages. Par conséquent, on le voit, le congrès de Berne prit une attitude d’hostilité fondamentale à l’égard de l’expérience soviétique, s’il est vrai qu’on fut tout de même d’accord pour envoyer une délégation chargée de faire en Russie une enquête impartiale sur ce qui s’y passait.

Quoi qu’il en soit, la conférence de Berne a été le point de départ d’une évolution de la Seconde Internationale, qui allait se poursuivre et s’exagérer au cours des deux conférences suivantes : celle de Lucerne en août 1919, et surtout celle de Genève en juillet 1920. Bien qu’à l’époque de la conférence de Genève la Seconde Internationale continuât à compter 47 partis, et parmi ceux-ci les partis les plus puissants et les plus nombreux, comme l’étaient par exemple les majoritaires sociaux-démocrates allemands, le Labour Party anglais, le parti socialiste belge, et la majorité des partis socialistes scandinaves – bien que cette Seconde Internationale représentât donc encore des forces importantes, il est certain qu’elle ne figure plus qu’une fraction de l’opinion socialiste universelle. Au congrès de Genève, en juillet 1920, un effort a été fait pour clarifier les positions sur les responsabilités de la guerre afin de calmer les susceptibilités des socialistes occidentaux à l’égard de l’Allemagne ; et les sociaux-démocrates allemands acceptèrent de lire une autocritique de leur politique pendant la première guerre mondiale. En revanche, les traités de paix furent condamnés et une révision en fut demandée. Mais, comme à Berne, ce furent les rapports avec la Russie soviétique qui retinrent le plus l’attention et le congrès de Genève condamna lui aussi, à la suite notamment d’un discours de l’anglais Sidney Webb, la violence et la terreur qui inspiraient cette révolution bolchévique ; elle posa comme principe que le socialisme était impensable sans l’exercice complet de la démocratie. Si certaines voix discordantes se sont encore élevées à Genève pour défendre la Russie soviétique, en particulier celle de l’anglais Mac Lean qui démontra que c’était une erreur de faire une condamnation doctrinale du bolchévisme, la rupture n’en fut pas moins enregistrée.

Le siège de la Seconde Internationale fut alors transporté de Bruxelles à Londres. Son centre de gravité glissait de plus en plus sensiblement vers la droite. Et déjà se dessinait le retrait d’un très grand nombre de partis socialistes européens, en particulier celui du parti socialiste français qui, à son congrès de Strasbourg en février 1920, avait décidé de se retirer de la Seconde Internationale, celui aussi du parti socialiste indépendant allemand. Un certain de socialistes dissidents qui ne reconnaissent plus l’autorité de la Seconde Internationale, comme les Indépendants allemands, les Longuetistes français ou les socialistes autrichiens, décidèrent de tenir une conférence à Berne en décembre 1920. Ils constituèrent là une communauté de travail des partis socialistes qui, sans adhérer à l’Internationale de Moscou, considérait que Genève était incapable de donner satisfaction aux aspirations révolutionnaires des masses. Cette communauté de travail des partis socialistes fut appelée par dérision, parce qu’elle ne voulait plus de la Seconde Internationale et ne s’intégrait pas encore dans la Troisième : Internationale Deux et Demi ; mais elle est plus connue sous le nom d’Internationale de Vienne. Sans qu’il soit possible ici de poursuivre l’histoire de ce mouvement, il est dorénavant avéré – et c’est là le fait essentiel – que la Seconde Internationale est incapable de reconstituer l’unité du monde socialiste.

LA FORMATION DE LA TROISIEME INTERNATIONALE SES RAPPORTS AVEC LES PARTIS SOCIALISTES NATIONAUX

Il est évident qu’avec la prise du pouvoir en Russie des Bolcheviks, s’est introduit un élément nouveau dans la vie de l’Internationale. Cependant, aux yeux de Lénine, la victoire de la révolution russe est inimaginable dans la seule Russie. Pour qu’elle triomphe en Russie même, elle doit être liée à la victoire du socialisme dans les autres pays. Lénine a donc tendance à voir dans l’Union Soviétique un simple instrument pour l’organisation de la révolution dans l’Europe tout entière. " La victoire complète de la révolution socialiste, écrit Lénine, est impensable dans un seul pays. Elle exige la collaboration plus ou moins active des éléments les plus avancés parmi lesquels nous ne pouvons encore compter la Russie ". Et Trotsky déclare : " Nous vous avions prévenus de tout temps, et je vous le rappelle à nouveau, que si la révolution ne se déclenche pas dans les autres pays, nous serons finalement écrasés par le capitalisme européen ". En vue de la propagande, a été créée très rapidement une Section Internationale au Commissariat du Peuple pour les affaires étrangères. Elle est dirigéée par une personnalité qui a une grosse expérience des mouvements socialistes européens, Karl Radek, qui publie également un journal, L’Appel des Peuples, destiné à étendre la révolution à l’Europe. Lénine, bien qu’il se soit engagé par la paix de Brest-Litovsk à n’entreprendre aucune propagande dans les pays d’Europe centrale, envoie à l’ambassade russe de Berlin une sorte de quartier général de la révolution. Et les Soviets répandent des sommes d’argent considérables, en particulier en Allemagne par l’entremise d’Oscar Cohn, l’un des fondateurs du parti socialiste indépendant, et du syndicaliste Barth.

Or, deux tentatives révolutionnaires en Europe vont être esquissées au cours de l’hiver 1918-1919 qui, après avoir donné de très grands espoirs à Moscou et laisser présager l’expansion de la révolution vers l’ouest, échouent l’une et l’autre. Ce sont celles d’Allemagne et de Hongrie.

Pour comprendre les événements qui se déroulent durant l’hiver 1918-1919 à Berlin (on passera très rapidement sur les faits eux-mêmes qui ne sont destinés qu’à éclairer l’évolution même des partis vers la Troisième Internationale), il faut remonter un peu en arrière, à la révolution de novembre 1918 qui a abouti à la proclamation de la République allemande. Or il apparaît que cette révolution n’a pas été provoquée par un mouvement subversif, mais a été la conséquence de l’effondrement militaire et politique du pays après la défaite. Elle a porté au gouvernement les socialistes. En effet, les hommes qui gouvernent l’Allemagne républicaine sont soit d’ancien majoritaires, comme Scheidemann, Ebert ou Noske, soit des minoritaires appartenant au parti socialiste indépendant, c’est le cas de Haase. Mais, dans son ensemble, le gouvernement n’est nullement disposé à faire triompher le principe d’une révolution sociale à la suite de la révolution politique ; il veut au contraire préserver l’Allemagne de l’expérience russe. D’autre part, il s’est avéré que les conseils d’ouvriers et de soldats qui se sont institués en Allemagne à la suite de la défaite, pendant la révolution, restent en général sous la direction des socialistes majoritaires. Ceux-ci n’envisagent nullement une dictature des conseils, mais un régime de caractère parlementaire. Ceci apparaît en particulier au congrès des conseils qui se tint à Berlin au milieu de décembre 1918, et qui se montra hostile dans sa majorité à l’idée révolutionnaire. La proposition présentée par l’un des délégués d’usine, pour faire passer le pouvoir entre les mains des conseils, a été repoussée par le congrès par 344 voix contre 98. Le résultat de cette faiblesse du mouvement révolutionnaire allemand fut de placer les éléments spartakistes qui constituaient l’aile gauche du parti socialiste indépendant, dans une situation d’opposition. Ces éléments réunirent, le 29 décembre 1918, à Berlin, un congrès de la Ligue des spartakistes sous la présidence d’une personnalité qui joua ensuite un très grand rôle dans la république démocratique, Pieck. La personnalité la plus brillante et la plus considérable de ce congrès était Rosa Luxembourg qui avait passé en prison la plus grande partie de la guerre ; ce qui ne l’avait pas empêchée d’écrire de très nombreux articles, en particulier la fameuse brochure de Julius dans laquelle elle stigmatisait l’attitude des socialistes allemands. Mais Rosa Luxembourg, comme il apparaît en particulier dans le livre qu’elle a écrit à cette époque, La Révolution Russe (qui n’a été publié que plus tard), n’était nullement favorable à la révolution bolchévique. Elle repoussait la dictature du prolétariat. Le socialisme, déclarait-elle, ne pouvait être imposé par des méthodes de force. Elle repoussait également toute tentative de putsch, estimant que la révolution devait sortir de la volonté spontanée des masses. Le rôle des spartakistes était de montrer aux autres ouvriers la voie vers laquelle devait tendre cette révolution. D’autre part, Rosa Luxembourg n’était nullement favorable à la constitution d’un parti autonome communiste allemand, parce qu’elle se rendait compte que ce parti, pour le moment du moins, serait impuissant. Le point de vue de Rosa Luxembourg ne fut pas suivi par la majorité du congrès des spartakistes, car celui-ci se trouvait placé sous l’influence directe d’éléments envoyés par Lénine en Allemagne, en particulier de Radek, afin d’orienter le parti dans le sens de la politique soviétique, ce qui nécessitait son détachement du parti socialiste indépendant. Radek invita le congrès à se libérer du gouvernement Erzberger et Scheidemann, et à introduire une révolution véritable (il faut entendre par là une révolution sociale). C’est ainsi qu’a été constitué dans ces derniers jours de l’année 1918 le parti communiste allemand, sorti de La Ligue Spartakiste, et qui, par 62 voix contre 23, prit la décision de ne pas participer aux élections à l’Assemblée Nationale qui devaient avoir lieu en janvier 1919 ; c’était marquer qu’il comptait sur une révolution brutale pour décider du sort de la nation allemande.

La crise allait éclater en effet au lendemain de la formation du parti communiste. Déjà, au cours des semaines précédentes, des heurts extrêmement violents s’étaient produits entre une division de marins allemands et les troupes régulières. La guerre civile allait éclater le 4 janvier 1919 à l’occasion de la destitution par le gouvernement d’empire du préfet de police de Berlin, Eichhorn, qui avait la sympathie des éléments d’extrême-gauche. A la suite de cette destitution, qui fut considérée par les spartakistes comme une provocation, les manifestations se multiplièrent. Le 6 janvier la grève générale était proclamée à Berlin. Mais le gouvernement avait pris ses précautions et le ministre de la guerre, Noske, qui appartenait à l’aile droite de la social-démocratie, avait organisé la résistance avec l’aide des corps francs. D’autre part, il existait des divisions au sein des insurgés. Le 13 janvier, on peut considérer que l’insurrection est brisée. Liebknecht et Rosa Luxembourg (celle-ci avait désapprouvé l’insurrection, mais s’était malgré tout rangée du côté des ouvriers et avait combattu avec eux) furent arrêtés et assassinés par des officiers responsables. Quelques jours plus tard l’ordre était rétabli dans les mêmes conditions brutales à Brême, qui avait eu également son insurrection, et les tentatives de grève dans la Ruhr étaient brisées. On peut dire par conséquent qu’à la mi-janvier la tentative de bolchévisation de l’Allemagne, entreprise sur l’instigation soviétique par le parti communiste récemment créé, a totalement échoué. Les spartakistes n’ont pas réussi à entraîné la classe ouvrière.

Cependant, il ne faut pas croire que, si la tentative de janvier 1919 a échoué, la poussée révolutionnaire soit encore éteinte en Allemagne. De nombreux soubresauts révolutionnaires eurent lieu dans le courant du mois de mars à Berlin. D’autre part, la Bavière, dont la situation politique est assez différente de celle de l’Allemagne, avait vu s’ériger à la fin de l’année 1918, sous la direction de Kurt Eisner, idéologue pacifiste, une espèce de république démocratique et sociale. Celle-ci, à la suite de l’assassinat de Kurt Eisner par un aristocrate bavarois, avait été transformée en une république des conseils dans laquelle Lénine avait mis de grandes espérances et qui fut réduite seulement dans le courant du mois de mai 1919. On voit que l’atmosphère révolutionnaire s’est encore maintenue en Allemagne pendant plusieurs mois au début de l’année 1919.

La deuxième tentative est celle qui eut lieu en Hongrie. La Hongrie, à la suite de la défaite, s’était proclamée république indépendante. A la tête de cette république se trouvait un grand propriétaire hongrois pacifiste et démocrate, Michel Karolyi, qui avait constitué un gouvernement englobant toutes les forces de gauche et en particulier les sociaux-démocrates hongrois. L’homme de confiance des Soviets en Hongrie était un personnage jusqu’alors totalement inconnu, Bela Kun, ancien journaliste, secrétaire des caisses syndicales, libéré après sa captivité par les Soviets et renvoyé à Budapest au lendemain de la révolution.. Bela Kun, qui était un excellent orateur, fonda le 19 novembre 1918 un parti communiste ; celui-ci doit son origine à l’appui de sommes d’argent soviétique qui permirent à Bela Kun d’acheter un certain nombre de leaders syndicaux et politiques. Le parti réussit à attirer à lui de nombreux soldats qui revenaient de captivité en Russie, et créa très rapidement un organe, Le Journal Rouge, qui prit une certaine extension. La grande force de Bela Kun vient de ce qu’il fait appel aux sentiments nationalistes des Hongrois, ulcérés par le dépeçage de leur pays au profit des nations voisines : Tchécoslovaquie, Roumanie, Yougoslavie. Bela Kun dénonce l’impérialisme des puissances alliées et laisse entendre qu’il n’y a de salut pour la Hongrie sur le plan politique et territorial que dans une alliance avec la Russie. Or l’attitude de l’Entente vient justifier la propagande de Bela Kun. C’est en effet le moment où, au nom du gouvernement de l’Entente, le capitaine Vyx présente au gouvernement hongrois une sorte d’ultimatum par lequel il exige en 48 heures l’acceptation de la nouvelle ligne de démarcation. Cet ultimatum, présenté au gouvernement Karolyi le 20 mars 1919, a entraîné la démission de tous les représentants des partis bourgeois dans le gouvernement, qui laissèrent aux socialistes le soin de le refuser ou de l’accepter. Il se posa alors au parti socialiste hongrois une alternative dramatique : devait-il ou non s’allier avec les communistes ? Après avoir longtemps hésité, la direction du parti socialiste engagea des négociations avec Bela Kun, qui imposa alors la fusion des deux partis – socialiste et communiste – en un parti unique : le parti socialiste de Hongrie, avec le partage des postes ministériels entre les socialistes et les communistes. C’est dans ces conditions que, le 21 mars, la dictature des conseils fut proclamée à Budapest sans aucune effusion de sang, sans aucune résistance de la bourgeoisie, dans une espèce d’enthousiasme général ; beaucoup pensaient qu’en s’appuyant sur la Russie les conseils pourraient améliorer la situation de la Hongrie. Il n’en reste pas moins que l’établissement à Budapest d’un tel régime était un triomphe pour les Soviets et il fut salué en ce sens par Lénine.

Quelle allait être alors, à l’égard de l’Entente, l’attitude de Bela Kun qui occupait le poste de commissaire du peuple aux affaires étrangères et était de loin la personnalité la plus importante du gouvernement ? L’Entente, très inquiète de ce qui se passait en Hongrie, car elle voyait là le point de départ possible d’une révolution européenne, envoya à Budapest le général Smuts, porteur de propositions de paix beaucoup plus acceptables pour la Hongrie. Il eut été, semble-t-il, adroit de la part de Bela Kun d’accepter ces propositions et les éléments socialistes dans le gouvernement l’y poussaient. Mais Bela Kun en jugea autrement : il repoussa les nouvelles propositions de paix des alliés. Pourquoi ? Parce qu’il craignait de fonder le régime nouveau sur une sorte de Brest-Litovsk hongrois et provoquer contre lui le réveil du nationalisme dans son pays. Il craignait également, s’il acceptait, d’être abandonné par les Soviets et il pensait en outre que d’autres mouvements révolutionnaires – la république des conseils venait d’être proclamée à Münich – lui permettrait de reprendre la lutte sociale sur le plan international. Mais, dès lors, la Hongrie est obligée de mener la lutte sur trois fronts : contre les Tchèques, les Roumains et les Yougoslaves, plus ou moins soutenus les uns et les autres, par l’Entente. Certes, les Hongrois, grâce à leur supériorité militaire, réussirent à remporter quelques succès, en particulier contre les Tchèques ; mais ces succès devaient épuiser la force de la rébellion. D’autre part, il est certain que la république des conseils en Hongrie a adopté une politique extrêmement maladroite à l’égard des paysans, contrairement à ce qui se passait en Russie. Sans doute en Hongrie les grands domaines qui étaient très considérables, ont été nationalisés. Mais au lieu d’être distribués à ceux qui les cultivaient, ils furent remis à des coopératives plus ou moins dirigées par les anciens propriétaires ou par leurs intendants. Aussi, très vite, la masse paysanne se détourna-t-elle de la révolution, et le pays fut rapidement miné par l’esprit contre-révolutionnaire. Il faut tenir compte du fait qu’à part Budapest, il n’y a pas en Hongrie de grande ville industrielle. A la suite d’une offensive contre les Roumains, qui échoua, et d’un vain appel à la Russie soviétique – qui d’ailleurs était hors d’état d’intervenir – Bela Kun dut, le 1er août 1919, remettre sa démission à une sorte de conseil syndical ; deux jours après la capitale hongroise était occupée par les Roumains. Les forces contre-révolutionnaires allaient gouverner dorénavant la Hongrie pendant un quart de siècle.

On voit, en conclusion, que dans le cas allemand comme dans le cas hongrois, Lénine s’est trompé sur la force révolutionnaire des éléments de gauche au sein de la social-démocratie. Il a cru que ces éléments seraient capables d’entraîner l’ensemble des classes laborieuses, de les arracher aux traditions du parti social-démocrate. Or, cette tentative a été dans l’un et l’autre pays, un échec. La fondation de la Troisième Internationale a dépendu très largement des incertitudes de la conjoncture pendant les années 1919-1920. Le premier congrès de la Troisième Internationale, en mars 1919, se place dans une phase encore favorable de la révolution mondiale : progrès de l’idée révolutionnaire en Bavière, succès de la révolution de Bela Kun en Hongrie. Tandis que le second congrès, en juillet 1920, se situera dans une phase plus défavorable. De là vont découler des positions très différentes de la nouvelle Internationale – Internationale Communiste – à l’égard des partis nationaux.

 

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