1965

 

Jacques Droz

L’Internationale Ouvrière de 1864 à 1920

III. Quel a été le rôle des syndicats et des partis politiques
dans la vie de l’Internationale ?

1965

QUEL A ETE LE ROLE DES SYNDICATS ET DES PARTIS POLITIQUES DANS LA VIE DE L’INTERNATIONALE ?

I. Les syndicats

          Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’influence de l’Internationale a été faible dans les syndicats anglais. Si ceux-ci ont joué un rôle très important dans la création de l’Internationale, et si nombreux sont leurs membres qui siègent au Conseil général à Londres, ces syndicats dans l’ensemble n’ont pas constitué au sein de l’Interna-tionale une force considérable. En 1866, dix-sept sociétés ouvrières ont adhéré à l’Internationale en Angleterre, représentant à peu près une cinquantaine de mille de personnes. Mais le London Trade’unions Council, a refusé d’adhérer à la Ligue. Le recrutement des membres de l’Internationale se limite strictement à Londres. En province il est à peu près inexistant. Ce recrutement se fait essentiellement dans des professions peu mécanisées et peu compétitives, donc surtout parmi les artisans. Les ouvriers de la grande industrie mécanisée ne sont guère représentés dans l’Internationale. Les ouvriers qui y adhèrent, ou qui adhèrent à des syndicats qui ont donné leur adhésion à l’Internationale, semblent s’être alliés à cette institution pour des raisons essentiellement égoïstes : ils voient dans la coopération ouvrière internationale le moyen d’émousser l’arme utilisée par leurs patrons, à savoir l’importation d’ouvriers du continent qui font baisser les salaires et qui brisent les grèves ; encore en mai 1871, à l’occasion d’une grève de mécaniciens en faveur d’une journée de neuf heures, à Newcastle, les ouvriers français font pression sur leurs camarades du continent pour qu’ils renoncent à faire fonction de briseurs de grève. Mais si l’on excepte ces raisons strictement égoïstes, les syndicats anglais n’ont guère prêté intérêt à l’Internationale. Le trade-unionisme anglais a suivi des voies entièrement distinctes de l’A.I.T. Ce qui manque à ces syndicats, constate d’ailleurs le Conseil général, c’est " l’esprit générateur et la passion révolutionnaire ". Les trade-unions anglais sont des organisations réformatrices et qui n’ont nullement le désir de bouleverser la société. Les trade-unions se sont surtout préoccupés, au cours de cette période 1864-1872, d’obtenir la loi électorale de 1867 en Angleterre, qui ouvre le droit de vote à la classe ouvrière, puis la loi Masters and Servants (Maîtres et Serviteurs) qui doit régler les qualités des syndicats. D’autre part, les prises de position du Conseil général, et en particulier de Karl Marx, en faveur du peuple irlandais, à deux reprises, en 1867 et en 1869, ainsi que les espoirs que Karl Marx mettait dans le mouvement révolutionnaire terroriste, le mouvement Fenians, en Irlande, n’étaient pas de nature à leur susciter des sympathies parmi les trade-unions anglais qui adoptaient sur cette question de l’Irlande la même attitude que le parti libéral ; à différentes reprises des membres anglais du Conseil général ont protesté contre l’appui que Marx donnait aux terroristes irlandais. Si bien qu’à partir de 1867 on peut dire qu’il n’y a plus aucune intimité entre l’A.I.T. et les trade-unionistes. Et un peu plus tard, en 1871, plusieurs leaders trade-unionistes, et en particulier Odger, refuseront de signer l’appel du Conseil général en faveur de la Commune de Paris.

L’Internationale a, par contre, eu un grand retentissement auprès des ouvriers des organisations syndicales du continent. Et ceci, parce que l’Internationale est intervenue à plusieurs reprises et avec succès dans les grèves continentales. L’on peut donner à cet égard trois exemples principaux.

Le premier et le plus célèbre est la grève des ouvriers bronziers à Paris en 1867. A la suite d’une grève de peu d’importance, les ouvriers en bronze (la principale fabrique de bronze était à Paris la fabrique Barbedienne) avait fondé à Paris une société de crédit mutuel et de solidarité qui groupait cinq mille membres. En face d’elle le patronat organise une association des fabricants en bronze qui est destinée à assurer la liberté du travail, et des avantages sont assurés aux ouvriers qui acceptent d’y participer. L’on oblige ainsi progressivement les ouvriers du bronze à abandonner la société de crédit mutuel et de solidarité qu’ils avaient fondée. Un lock-out est décidé par le patronat pour le 25 février 1867 : seuls les ouvriers qui auront donné leur démission de la société de crédit mutuel, seront réintégrés. Les ouvriers en bronze firent alors appel au Conseil Général de l’Internationale à Londres, et une aide massive leur fut accordée par de très nombreuses corporations. C’est ainsi que 4 000 livres vinrent des syndicats français, et que 10 000 livres vinrent de la seule société des chapeliers anglais. Une délégation de bronziers parisiens fut d’ailleurs reçue à Londres par le Conseil Général et entourée d’une chaude sympathie. Par conséquent, à cette occasion, le Conseil Général de l’A.I.T. a organisé un appui à la grève. Les grévistes l’ont alors emporté, le patronat a dû céder. Il a fini par entrer en négociations avec les ouvriers et leur a accordé une augmentation de 25% pour qu’ils reprennent leur travail ; il n’est plus question de toucher à la société de secours mutuel. Il va de soi que cette aide apportée par le Conseil Général de l’Internationale à la grève a eu pour conséquence d’augmenter considérablement le nombre des adhérents syndicaux à l’Internationale. Marx, dans une lettre du 30 avril 1867, déclare que l’A.I.T. était devenue en France une force importante.

Deuxième exemple : la grève des ouvriers du bâtiment à Genève qui éclate en mars-avril 1868, les ouvriers du bâtiment réclament une diminution du nombre des heures de travail de 12 heures à 10 heures. Leur grève obtient également l’appui de l’Internationale qui réussit à leur verser, pour poursuivre la grève, une somme de 40 000 Frs suisses. Ici encore la grève est victorieuse et provoque un très grand nombre d’adhésions à l’Internationale dont le nombre des adhérents pour la seule ville de Genève se chiffre à mille participants.

Le troisième exemple est la grève de Charleroi en Belgique. L’Internationale avait pris pied en Belgique à partir de 1868, surtout dans le Hainaut. Et il y a eu une série de grèves, certaines sanglantes, dont la plus importante a été celle de Charleroi destinée à protester contre la diminution du nombre de jours de travail dans les mines (qui était réduit par les propriétaires de mines à quatre dans le bassin du Borinage) et contre la réduction des salaires de 10%. Cette grève éclate au printemps 1869. Elle entraîne l’intervention de la troupe et l’arrestation des principaux membres des sections belges de l’Internationale. Mais le Conseil Général intervient. Marx, de Londres, rédige un manifeste aux ouvriers d’Europe et des Etats-Unis, et il organise un système de collectes. Ici encore il s’agit d’un mouvement qui est victorieux, qui suscite par conséquent un sentiment de solidarité extrêmement vif des travailleurs et qui apporte de très nombreuses adhésions à l’Internationale.

Toutes les grèves ne sont pas victorieuses. Il y en a qui aboutissent à des échecs. Ce sera par exemple la grève des filateurs de Rouen, des typographes de Leipzig, des métallurgistes parisiens, des tisserands de Vienne en France, des cigariers allemands. On est particulièrement renseigné – c’est une des grèves les plus considérables – sur celle des teinturiers et des rubaniers de Bâle au printemps 1869, importante par les listes de souscriptions et par l’envoi de nourriture aux terroristes des régions avoisinantes, - grève qui a échoué.

Mais que ces grèves échouent ou réussissent, il n’est pas douteux qu’elles provoquent ce mouvement de solidarité dont l’Internationale est le point de départ. L’on a pu dire que " si l’Internationale ne jeta pas les ouvriers dans la grève, la grève les jeta dans l’Internationale ". Le prestige de l’A.I.T. est renforcé par cette épreuve. Le Conseil Général à Londres constate après la grève des cotonniers de la région rouennaise en décembre 1868 : " L’insuccès matériel de cette révolte économique fut largement compensé par ses résultats moraux. Elle enrégimenta les ouvriers cotonniers de la Normandie dans l’armée révolutionnaire ". Et de mutiples témoignages aux congrès de l’Internationale à Bruxelles et à Bâle, en 1868 et 1869, témoignent de cet état de choses.

En revanche, l’obligation où se trouve l’Internationale de soutenir les ouvriers en grève, l’amène forcément à durcir sa politique, à prendre position contre les gouvernements et contre le patronat. Du fait de ce durcissement, les réformistes perdront peu à peu, au sein de l’Internationale, du terrain au profit des partisans de la rupture révolutionnaire. D’autre part, les gouvernements vont avoir tendance à rendre les membres de l’Internationale responsables des grèves, et vont intenter contre eux des procès qui sont de plus en plus fréquents et qui sont suivis de peines de plus en plus lourdes. Il est évidemment tentant pour les gouvernements de dire contre les grévistes : " Vous voyez, ces grèves, elles ne sont pas organisées par vos compatriotes, mais par une organisation internationale dont le siège est à l’étranger ". Quoi qu’il en soit, les timides et les faibles s’écartent de l’Internationale pour laisser la place à ceux qui recherchent la lutte et qui la conduisent avec tous les moyens en leur pouvoir.

Cette évolution dans les sections de l’Internationale du fait du durcissement des positions, va apparaître essentiellement dans le cas de la section française de l’Internationale, dont le réseau va prendre, en 1868, 1869, et au début de 1870, une très grande densité. Le premier bureau de la section française de l’Internationale s’est installé, en juin 1865, dans la petite rue des Gravilliers dans le quartier du Temple. La section parisienne compte dans ses débuts deux cents adhérents, et dès l’année suivante, semble-t-il, six cents adhérents. D’ailleurs le trésorier Hélicon dira un jour : " Je n’ai jamais eu plus de 500 Frs en poche ". Il y a plusieurs sections provinciales qui se sont établies, au cours des deux premières années (1865-1867), à Lyon, à Caen, ainsi que dans leurs environs, se greffant en général sur des sociétés de résistance, c'est-à-dire des embryons de syndicats, ou des coopératives ouvrières. Cette section française est dirigée dans cette première année par Tolain et Fribourg. Tolain est ce que l’on appelle un " proudhonien étroit ". Il dirige la section française dans un esprit mutualiste, coopératif, avec le souci de ne pas compromettre l’Internationale dans des affaires politiques, par conséquent de ne pas donner lieu au gouvernement de ne pas intenter des poursuites contre cette association. Aussi le premier bureau de l’Internationale est-il regardé avec méfiance par les éléments blanquistes, avec méfiance également par les éléments républicains qui dénoncent ses prétendues accointances avec le gouvernement impérial, ses sympathies pour ce que l’on appelle un " socialisme impérialiste ". En fait, Tolain est essentiellement un proudhonien. Benoît Malon écrira plus tard : " Au moment où l’Internationale fut introduite en France, la partie militante du prolétariat était presque entièrement mutualiste. La tombe de Prou-dhon était à peine fermée que sa Capacité politique des classes ouvrières publiée par des disciples fidèles devenait de jour en jour le livre de la partie la plus studieuse et la plus intelligente du prolétariat français ".


Aussi le gouvernement dans ses débuts n’est-il pas systématiquement hostile à cette section française de l’Internationale, bien qu’il la surveille d’extrêmement près. Mais très rapidement les relations s’aigrissent. C’est que le bureau de la section parisienne se trouve mêlé de plus en plus activement et comme malgré lui, à des faits politiques. C’est ainsi qu’au moment de l’exposition internationale de 1867, à Paris, la section française de l’Internationale donne son appui à la commission ouvrière qui a été élue à l’occasion de cette exposition et qui met sur pied, en faveur des ouvriers, un certain nombre de chambres syndicales. D’autre part, la section française est amenée progressivement à soutenir des grèves qui se développent dans le pays, en particulier la fameuse grève des bronziers en 1867. Enfin l’on assiste à un rapprochement entre les ouvriers internationalistes et les républicains, qui se manifeste en particulier à l’occasion de la politique italienne du gouvernement français : on reproche à Napoléon III de maintenir à Rome une armée, qui rend impossible l’unité du pays ; il y a des manifestations, auxquelles participent des membres de l’Internationale, sur la tombe du républicain italien Manin, le héros de la révolution de Venise en 1848. Napoléon III, déçu, est donc amené à se retourner contre l’Internationale. C’est ainsi qu’est, intenté au bureau français, le 30 décembre 1867, un procès portant sur l’accusation que l’Internationale a constitué une association non autorisée de plus de vingt membres. Tolain et ses collègues sont traduits devant des tribunaux et condamnés à des peines d’amendes.

Le résultat de ce procès est la formation d’un second bureau de la section française de l’Internationale, où la personnalité dominante n’est plus Tolain, mais Eugène Varlin assisté de deux internationaux, Bourdon et Benoît Malon. Or, la position de ce nouveau bureau de l’Internationale est différente de la première. Ce ne sont plus des proudhoniens " étroits ", mais des proudhoniens " larges " qui prennent la direction du mouvement. Ils expriment ce que l’on appelle un collectivisme anti-étatiste. Mais ce qui est certain, c’est que ces nou-veaux proudhoniens adoptent sur les problèmes des attitudes sensible-ment différentes de celles de Tolain, non pas seulement sur l’idéologie générale, comme par exemple sur le problème de l’émancipation de la femme ou encore de l’instruction obligatoire et gratuite, mais sur la question essentielle de la grève. Ils n’expriment plus les mêmes réserves que Tolain à l’égard de la grève. La section française va dorénavant donner son plein appui de solidarité par souscription aux différentes grèves qui se déroulent en Europe, notamment à la grève des bâtiments de Genève, ce qui amène le gouvernement à intenter à cette section un second procès en mai 1868. Varlin comparaissant devant le tribunal, définira devant lui le principe de la solidarité ouvrière dans les termes suivants : " Si, devant la loi, nous sommes, vous des juges et nous des accusés, devant les principes nous sommes deux partis, vous le parti de l’ordre, et nous le parti des réformateurs, le parti socialiste. Mettez le doigt sur l’époque actuelle et vous y verrez une haine sourde entre la classe qui veut conserver et celle qui veut conquérir ". Par conséquent, dans cette déclaration, Varlin affirmait fortement la nécessité de la lutte des classes.

Il s’ensuivit une nouvelle dislocation du bureau français de l’Internationale qui ne se reconstituera qu’au début de année 1870 et vivra jusque là dans une entière clandestinité. Mais il n’est pas douteux que la persécution détruit le préjugé que certains milieux républi-cains, en particulier, nourrissaient à l’égard de l’Internationale soup-çonnée de bonapartisme. Varlin attaque maintenant ceux qu’il appelle les proudhoniens attardés. " Je dois vous dire que pour nous, écrira-t-il en août 1869, la révolution politique et la révolution sociale s’enchaînent et sont étroitement liées l’une à l’autre ". Varlin par une propagande incessante tourne vers l’Internationale la sympathie des sociétés ouvrières. C’est l’Internationale qui encadre maintenant une grande partie des chambres syndicales qui ont été créées à l’occasion de l’exposition de 1867, et qui sont groupées dans une chambre fédérale qui est dirigée en grande partie par des membres de l’Internationale et dont le siège est établi dans le même local (rue de la Corderie) que le bureau de l’Internationale. Et l’on fonde partout à Paris des sections de quartiers qui sont réunies en une fédération des sections parisiennes. Chambre fédérale, fédération des sections parisiennes, voilà les instruments principaux de l’action de l’Internationale.

          Dans les années qui suivent 1868, le même travail a été accompli dans différents centres de province. A Rouen, Emile Aubry fonde un très grand nombre de sections, et également dans la province rouennaise, notamment à Sotteville et à Elbeuf ; il publie un journal, La Réforme Sociale. A Lyon, c’est l’action d’Albert Richard qui est essentielle ; Richard fonde lui aussi des sections dans les environs de Lyon, à Givors, à Vienne, à Saint-Etienne. A Marseille enfin l’action est dirigée par Bastelica qui fonde des sections dans les environs de Toulon et chez les ouvriers bouchonniers dans la région de Saint Tropez et de la Garde-Freinet. Tous ces membres de l’Internationale travaillent en étroite cohésion. L’implantation de l’Internationale se fait également à Limoges, à Reims, au Creusot,, sans parler de nombreux cas isolés. Cette implantation se fait dans les métiers les plus divers. Mais (et ceci est important) il faut noter que les membres de l’Internationale se recrutent essentiellement parmi les ouvriers du textile, beaucoup moins parmi les ouvriers appartenant à la grande industrie moderne. Ainsi, à Saint-Etienne, ce sont les passementiers et non les métallurgistes qui constituent la section locale.

Si le nombre de ses adhérents par la voie des syndicats reste faible (50 000 sans doute représente le chiffre maximum), il n’est pas douteux que l’Internationale est devenue en 1868-1869 une force considérable. Elle dispose d’un journal La Marseillaise . Elle est susceptible de mobiliser des masses considérables, comme par exemple le jour des obsèques de Victor Noir. Et elle intervient dans le cas du plébiscite de 1870, en préconisant l’abstention. Marx, qui entretient une correspondance suivie avec différents membres des sections françaises, et notamment avec Frenkel, ouvrier d’origine hongroise travaillant à Paris, - Marx constate à la fin de 1869 que " les parisiens se remettent fermement à l’étude de leur passé révolutionnaire et se préparent à la révolution qui les attend ".

Mais il faut constater qu’à la veille de la guerre de 1870 l’Internationale a été considérablement affaiblie en France par les persécutions dont elle a été l’objet de la part du gouvernement. En effet, d’une part l’intervention de l’Internationale dans des grèves meurtrières où le sang a coulé (comme les grèves du Creusot et de Fourchambault), l’action de l’Internationale, d’autre part, dans la question du plébiscite où elle a fait campagne en faveur de l’abstention, a entraîné le gouvernement à prendre contre elle des mesures de plus en plus rigoureuses. Le 30 avril 1870, des membres de l’Internationale ont été arrêtés, transférés devant les tribunaux, et Varlin n’a pu échapper qu’en fuyant à Bruxelles. Au cours du procès qui est alors intenté aux chefs du mouvement, Frenkel déclarera : " L’union des prolétaires de tous les pays est un fait accompli. Aucune force ne peut nous désarmer, ni nous diviser ". Néanmoins, la répression gouvernementale du printemps 1870 laisse les sections françaises de l’Internationale affaiblies. Et dans le cours des événements qui vont venir – déclaration de guerre du gouvernement impérial à la Prusse, défaite française, installation à Paris d’un gouvernement républicain -, le rôle de l’Internationale sera extrêmement faible. Les leaders en effet n’étaient plus à pied d’oeuvre.

II. Les partis.

        A côté des syndicats, il faut dire maintenant un mot des partis politiques. Mais à vrai dire il n’y a que deux pays où existent des partis politiques de caractère socialiste à cette époque, c’est l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. De l’Autriche-Hongrie il sera question plus tard. Il convient par contre de dire quelques mots de la façon dont se présentent les rapports des socialistes allemands et de l’Internationale (1).

Les sociaux-démocrates, dans les années soixante, sont en Allemagne divisés en deux groupes rivaux. Le premier est l’Association générale des travailleurs qui a été fondée par Lassalle et dirigée par lui jusqu’à sa mort en 1864, puis après sa mort par Von Schweitzer. Cette Association générale des travailleurs allemands a adopté sur le plan national une attitude extrêmement patriotique. Elle est favorable, par suite des relations qui se sont établies entre Lassalle et Bismarck, à une unité allemande qui serait dirigée par la Prusse. Le second de ces groupements socialistes est l’Union des associations ouvrières dirigée par deux leaders socialistes, un intellectuel Liebknecht et un ouvrier Bebel, dans un esprit totalement différent : un esprit d’hostilité à l’égard de Bismarck et de la solution allemande prussienne donnée en 1866 par Bismarck au problème de l’unité allemande.

Quels ont été les rapports de ces deux groupements avec le Conseil Général de l’Internationale à Londres ? Pendant un certain temps Karl Marx, qui suit bien entendu d’extrêmement près le problème du développement des partis socialistes allemands, a accepté de collaborer au journal lassallien Der Sozialdemokrat (Le Social-Démocrate). Mais se rendant compte de la façon dont il était rédigé par Von Schweitzer, c'est-à-dire dans un sens très favorable à l’unité allemande sous la direction de la Prusse, Marx et Engels très rapidement ont rompu avec Von Schweitzer, ne pouvant admettre l’attitude probis-marckienne, " le socialisme teinté de royalisme prussien ", que celui-ci donnait au parti social-démocrate allemand. Ayant rompu avec les lassaliens (il faut dire que Marx n’avait jamais eu de sympathie personnelle pour Lassalle), Marx se préoccupa de constituer en Allemagne des groupes de l’Internationale par adhésion individuelle. En quoi il fut aidé par l’existence, en Allemagne, d’un certain nombre de membres de l’ancienne Ligue des communistes, et parmi eux, pour ne citer qu’un seul nom, de Kulgelmann qui était à Hanovre l’un des principaux correspondants de Marx. Marx a été aidé également, dans la création de ces sections allemandes, par Johann Philipp Becker. Becker était un allemand qui, après avoir joué un rôle considérable dans la révolution de 1848, s’était réfugié en Suisse. C’est de Suisse, de Genève, que Becker a développé en Allemagne des sections allemandes. Il publie parmi ces sections un journal, Der Vorbote (Le Messager). Les idées de l’Internationale pénètrent donc progressive-ment en Allemagne à travers les sections qui ont été constituées par Becker.

       Ces idées ont fini par s’introduire dans le second des groupements socialistes dont il était question plus haut, l’Union des associations ouvrières dirigée par Liebknecht et Bebel. Ces derniers étaient eux-mê-mes en rapport avec Marx. Liebknecht échangeait une correspondance avec Marx qu’il considérait comme son directeur spirituel. Mais Liebknecht n’est intervenu que progressivement en faveur de la création de sections de l’Internationale, parce qu’il menait essentiellement un combat politique contre Bismarck, et que, pour mener ce combat à bien, il ne voulait donner un caractère social au parti qu’il dirigeait, - un caractère trop nettement révolutionnaire, pour ne pas effrayer la petite bourgeoisie avec laquelle il collaborait. Quoi qu’il en soit, Bebel et Liebknecht nommés d’ailleurs députés au Reichstag nord-allemand en 1867, ont fini par adhérer à l’Internationale. Et, lors du congrès de l’Union des associations ouvrières à Nuremberg en 1868, l’Union donna son adhésion aux doctrines de l’Internationale. Les idées de l’Internationale, d’autre part, furent développées dans le journal que Liebknecht dirigeait, Demokratisches Wochenblatt (L’Hebdomadaire Démocratique), qui donne les directives de l’Internationale.

En 1869, se constituera en Allemagne, à Eisenach, le parti ouvrier social-démocrate, par l’adhésion à l’Union des associations ou-vrières dirigée par Bebel et Liebknecht, d’un certain nombre de lassa-liens dissidents, - qui précisément étaient dissidents de l’organisation lassalienne parce qu’ils lui reprochaient son caractère trop nettement prussien. L’on peut donc dire, et ceci est le fait essentiel, qu’à partir de 1869 existe en Allemagne un parti politique qui est moralement dirigé par le Conseil Général à Londres, qui est par conséquent un parti de caractère marxiste. Et c’est là ce qui assure aux yeux de Marx une place à part à l’Allemagne dans l’ensemble du mouvement révolution-naire. Alors que les autres sections de l’Internationale sont marquées très fortement par l’idéologie proudhonienne et le seront par l’idéologie bakouniniste, le parti social-démocrate est un parti qui, idéologi-quement, suit les directives de Marx. Le prestige de l’Internationale était devenu tel dans les milieux socialistes allemands, que l’Associa-tion Générale des Travailleurs – le parti lassallien lui-même -, lors de son congrès à Hambourg en 1868, avait dû mettre à l’ordre du jour la question de la solidarité internationale des travailleurs. Par conséquent, il apparaît que de l’ensemble des pays européens, c’est l’Allemagne qui est celui sur lequel la pensée de Marx exerce l’influence la plus grande.

Telle est donc l’évolution du mouvement de l’Internationale, fort petit mouvement en 1861, qui, par suite des grèves, des transformations syndicales et de la naissance de partis socialistes, exerce une influence de plus en plus grande sur le monde ouvrier : " une grande âme dans un petit corps ".

 

Note

(1) Sur cette question paraît en ce moment un livre en anglais de Morgan : Les sociaux-démocrates allemands et la 1ère Internationale 1864-1872 qui a renouvelé en partie le sujet.

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