1934

Source : revue BILAN 07c : La grève de Verviers
Mai 1934 / pp. 227 - 230

A. Hennaut

La grève de Verviers

mai 1934

Depuis plus de quatre années, le prolétariat belge, marchant de défaite en défaite, a vu ses conditions d’existence avilies dans des proportions effrayantes. Dans l’industrie charbonnière, selon des estimations modérées - puisqu’elles émanent des dirigeants réformistes de la Centrale des Mineurs - les diminutions de salaires successives appliquées atteindraient 40 % des taux de 1930. En métallurgie, les diminutions atteignent 30 %. Dans l’industrie du textile, elles les dépassent. Dans le bâtiment, elles sont quelques peu inférieures à ce chiffre. Mais ces chiffres sont loin de donner une image exacte de l’abaissement du niveau de vie que l’ouvrier belge s’est vu imposer. D’abord, les chiffres publiés dans les statistiques gouvernementales ou syndicales ne concernent le plus souvent que les diminutions officiellement enregistrées. Bien souvent, les ouvriers ont dû accepter de l’embauche en dessous des taux contractuels. On enregistre au chômage complet de près de 15 % des travailleurs et près de 25 % de chômeurs partiels. Dès lors, on peut se faire une idée de l’abaissement brutal du standard de vie des ouvriers.

La grande grève des ouvriers du textile de Verviers, qui englobe plus de 16 000 ouvriers et ouvrières, n’a pas pour cause principale une menace patronale de diminution des salaires. Mais, comme on le pense bien, c’est à cela que, nécessairement, devrait aboutir une défaite des grévistes, qui luttent depuis le 22 février avec un courage et une unanimité qui forcent l’admiration. Par ces temps de nationalisme économique, où les diverses puissances capitalistes se livrent une guerre à coups de tarifs et de contingentements, dans le but de s’arracher, les unes aux autres, les débouchés, de plus en plus rares, nécessaires à leur exportation, c’est nécessairement par de nouveaux avilissements des salaires que se traduisent toutes les mesures de défense capitaliste. Et, dans cette lutte du capitalisme, il arrive un moment où, sous peine de rester stériles, les efforts doivent se concentrer vers la modification profonde des rapports entre patrons et ouvriers, rapports qui donnèrent de bons résultats à d’autres moments, mais qui, pour l’instant, sont devenus un obstacle aux visées patronales.

C’est le cas dans l’industrie textile de Verviers. C’est à cela que songeait l’« Etoile Belge », un des organes de combat du patronat belge, lorsqu’il affirmait, s’adressant au gouvernement, qu’il était temps de « réagir avec vigueur contre... les menaces que fait courir à la collectivité le développement de la puissance syndicale ».

Il ne faut pas croire que les syndicats verviétois constituent une menace révolutionnaire quelconque. Il ne faut pas croire non plus que le patronat se méprend sur le compte de ce mouvement syndical et de ses dirigeants. Il sait, pour avoir collaboré avec eux pendant de longues années, que rien n’est plus étranger aux chefs syndicaux de Verviers comme d’ailleurs, que l’idée d’attenter au régime capitaliste et à ses représentants, mais... Il y a un mais. Le voici : les ouvriers de Verviers ont conquis, de haute lutte, des conventions, des règlements, certains droits. En plus ils disposent, pour les faire respecter, d’organisations syndicales où la bureaucratisation n’a pas encore tué complètement l’esprit d’initiative des masses.

Les droits et les règlements favorables à l’ouvrier, qui sont actuellement remis en discussion, provoquent, de la part des patrons, la volonté d’introduire les réformes suivantes :
La réduction du personnel des équipes dans les filatures du peigné qui, en France, comptent un rattacheur en moins et, exceptionnellement, deux pour certains articles spéciaux ;
2° Au retordage, la possibilité de faire suivre au personnel un nombre plus élevé de broches ;
3° En filature cardée, la possibilité de proportionner le nombre des ouvriers à la difficulté technique que présente la matière à filer au lieu de s’en tenir à la règle immuable d’un homme pour 90 à 210 broches ;
4° Au tissage, la généralisation du travail à deux métiers, comme cela se pratique à l’étranger et non plus uniquement à un métier, comme c’est l’usage à Verviers ;
L’augmentation de la production des ourdisseurs ;
La suppression des 20 % d’augmentation de salaire à la seconde équipe ;
7° Le maintien, en cas de chômage, du partage du travail entre tous les ouvriers de l’usine (roulement).

Les patrons déclarent aux journalistes, écrit le « Peuple », à qui ces renseignements sont empruntés, qu’ils n’ont pas l’intention de modifier, en ce moment du moins, les salaires de base et qu’ils veulent simplement mettre fin au système établi par la convention de 1919 et qui consiste à payer à la seconde équipe (équipe de nuit), laquelle travaille quarante heures par semaine (de 14 h 30 à 23 heures), le même salaire qu’à l’équipe de jour, qui travaille de 6 heures à 14 h 30.

Les patrons ajoutent qu’ils ne désirent pas supprimer le roulement, « mais bien en adapter le principe aux circonstances du moment ». Ils maintiendraient le roulement dans le cadre du personnel strictement « nécessaire.

C’est contre la prétention des patrons d’introduire ces réformes que les ouvriers sont partis en grève. Les droits auxquels les patrons prétendent mettre fin maintenant ont été conquis de haute lutte, avons-nous dit. Certains sont très importants, notamment celui qui permet aux travailleurs de répartir, en cas de ralentissement dans le travail, la besogne entre eux. Ils datent de 1906, année où les ouvriers verviétois eurent à soutenir un lock-out général de six semaines. Cet engagement qui dressa, d’une part, l’ensemble des patrons fortement coalisés et, d’autre part, les ouvriers, qui avaient substitué à leurs anciens syndicats de métier leur Confédération Générale, se termina par un compromis. Les ouvriers y obtinrent la reconnaissance syndicale. Mais cette reconnaissance fut obtenue, en somme, par la renonciation des syndicats à l’organisation de la résistance spontanée des ouvriers. Ce dont les patrons se plaignaient le plus, c’était de la multiplicité des grèves et de l’impuissance de la Confédération à y mettre fin. Il se créa donc des Fédérations d’industries responsables de leurs membres vis-à-vis des patrons. Des conventions s’élaborèrent. Les syndicats obtenaient l’affichage, dans les usines, des convocations d’assemblées et autres avis. Mais on créait une commission mixte, Chambre de Conciliation, qui devait être saisie de tout conflit, dans le but de le résoudre pacifiquement. Les Fédérations s’engagèrent à ne soutenir aucune grève dont les mobiles n’auraient pas préalablement fait l’objet d’un examen de la part de cette commission. Inutile de dire que l’« Union sacrée » scellée en 1918 par le Parti Ouvrier Belge et la Commission Syndicale renforcèrent le système des conventions. A tel point qu’il détermina une scission : la Fédération du Peigné qui, en 1906 déjà, avait commencé par repousser le compromis, se détacha de la Centrale du Textile.

Ces temps qui furent témoins de l’ascension graduelle des organisations ouvrières verviétoises, ressemblent peu à ceux que nous traversons maintenant. La crise générale du capitalisme n’a pas été sans laisser son empreinte sur l’industrie de la laine verviétoise. Quoique produisant, en grande partie, une spécialité, les bons tissus et les « fantaisies », ce qui fait la renommée de la place, Verviers a souffert de la généralisation d’une technique plus perfectionnée. Certaines productions, telle celle des « serges », ne s’y font plus. Elles sont allées là où la force syndicale n’est pas si forte. L’industrie lainière doit importer ses matières premières de l’étranger. A Anvers, quelques fabriques s’appliquent au lavage des laines brutes qui y arrivent, ce qui diminue les frais de transports vers les centres où elles seront travaillées. Près de la moitié des laines filées sont exportées telles que, l’autre partie passe aux tissages qui sont établis un peu partout dans le pays. Seule, la filature est concentrée à Verviers. Les tissages se déplacent de plus en plus. Il y en a dans la province d’Anvers : Hoboken, Malines, dans la région Bruxelloise et le Brabant, dans les deux Flandres. Le centre Roubaix-Tourcoing est un concurrent de Verviers. Les patrons font fortement état des conditions misérables de travail qu’ils ont pu imposer aux ouvriers du Nord et des Flandres. Malgré tout, Verviers conserve de fortes positions à cause de ses spécialités de tissus de bonne qualité, pour lesquels une main d’oeuvre spécialisée et experte, difficile à former, reste nécessaire en dépit des progrès de la technique.

Mais il n’est pas étonnant que le patronat verviétois, à la vue de l’impuissance des travailleurs du Nord de la France, rêve également d’imposer à ses ouvriers des conditions de travail que les premiers se sont vus imposer à la suite d’échecs retentissants. Et il se peut que ce soit une indication dans ce sens, que c’est précisément un industriel de nationalité française, le sieur Flippo, qui a aussi de gros intérêts dans le Nord, qui se montre un des plus ardents à aboyer aux chausses des ouvriers verviétois.

Les dirigeants syndicaux verviétois, l’auraient-ils voulu, auraient difficilement pu empêcher cette grève. L’unanimité des 16 000 syndiqués - soit donc des personnels tout entier - était si complète, les provocations des patrons avaient tellement fait mousser l’indignation ouvrière, qu’ils ne songèrent certainement pas à s’opposer à la volonté des ouvriers. Mais qu’est-ce qu’une direction social-démocrate d’un mouvement de grève est d’autre - même quand les dirigeants acceptent le principe de la lutte - qu’un sabotage savant de la combativité des travailleurs et qu’un torpillage certain de toute initiative des masses. Opposition passive, quand il le faut, active lorsque c’est possible, soutien apparent quand c’est nécessaire, mais le mobile instinctif est toujours le même : mettre le cap vers la conciliation, endiguer, canaliser le mouvement, lasser, saigner la résistance ouvrière, pour poser en sauveur du mouvement, lorsqu’à la suite des tergiversations et des vaines palabres et faute d’avoir été dirigée dans la bonne direction, la résistance agonise.

Ici il faut poser la question : dans la période que nous traversons, où le capitalisme est décidé à ne reculer devant aucun moyen pour faire réussir son programme de réarmement économique, les grèves économiques dans une corporation ou dans une industrie peuvent-elles être profitables au prolétariat, si on n’est pas résolu d’en accepter toutes les conséquences, c’est-à-dire d’avoir recours à la grève générale, même aux solutions les plus extrêmes, si le développement de la lutte l’exige ? Nous répondons : non ! Mais, alors, nous dira-t-on, vous voulez que toute grève économique serve de prétexte à une grève générale et que toute grève générale se transforme en insurrection ? Et, du coup, on ressuscite toutes les plaisanteries et les sarcasmes qui ont servi à justifier l’action « pacifique », « méthodique », « constructive » et à condamner les méthodes d’action directe et de lutte révolutionnaire du prolétariat. Les succès sont très faciles pour ceux qui se contentent d’un examen de surface des évènements ou qui acceptent comme critère pour les intérêts profonds des masses, l’amour-propre des bureaucrates. Il est évident que pour ceux-là, par exemple, une reconnaissance syndicale par le patronat qui aurait sa contre-partie dans une baisse catastrophique des conditions de travail, des salaires, vaudrait mieux qu’une solution laissant intactes, ou à peu près, les conditions de salaires des ouvriers, mais mettant fin, par contre, à la pratique d’une convention et qui romprait la collaboration entre patrons et dirigeants syndicaux. Une pareille situation nous ramènerait aux temps où les ouvriers devaient, par la seule force de leur action, sauvegarder leurs conditions d’existence. Il faudrait à nouveau laisser la parole à l’initiative des masses. Ce serait des grèves à jets continus, détalant par des incidents d’atelier pour atteindre les dimensions de grèves et de lock-out généraux. Au lieu de mouvements pacifiques, ce seraient des actions tumultueuses prenant le caractère d’émeutes et de soulèvements populaires.

Il est clair que les dirigeants réformistes ne redoutent rien plus que le retour à de pareilles situations. Les luttes où la parole est aux masses et non aux dirigeants stylés ne sont pas le fort des syndicats réformistes. Aussi ont-ils fait tout ce qui était possible avant, pendant, et après le déclenchement de la grève pour tendre au patronat le rameau d’olivier de la paix sociale. A la revendication patronale de réduction des équipes en filature et du travail à deux métiers, ainsi qu’à la suppression des 20 % de sursalaire pour l’équipe de nuit, les dirigeants syndicaux n’ont pas répondu par un « non » catégorique. Ils ont, au contraire, affirmé leur volonté de discuter, à la seule condition que les patrons continuent à traiter avec eux. Ce qu’ils réclamaient, c’étaient des discussions et des enquêtes bi-latérales. A. Duchesne, secrétaire général des Unions textiles (ouvrières), dans son interpellation à la Chambre et ailleurs, déclara qu’il n’était « pas adversaire de l’adaptation de l’industrie textile aux conditions nouvelles, créées par la concurrence intérieure et extérieure ». Il disait que cette adaptation ne pouvait se faire au détriment du standard de vie de la classe ouvrière. Paroles sibylline dont le « Peuple » donna la réelle signification - en plein accord avec les dirigeants du textile - en faisant écrire ostentatoirement par son envoyé spécial que les Unions Textiles (lisez leurs dirigeants) étaient prêts à mettre de l’ « eau dans leur vin ».

Qu’est-ce que cela peut signifier d’autre que les dirigeants sont prêts à faire des concessions aux revendications patronales, à condition, bien entendu, que les patrons reconnaissent leur autorité. Mais les patrons n’en veulent pas et c’est pour cela qu’il ne reste rien d’autre à faire aux dirigeants syndicaux que de soutenir la grève, tout en s’efforçant de la maintenir dans les cadres stricts qui lui sont assignés : celle d’une lutte pour imposer au patronat le maintien de la pratique des commissions de conciliation, de la convention collective, de la reconnaissance syndicale. Les efforts financiers sérieux seront consentis par l’exemple du mouvement syndical et socialiste belge, tant que la grève se tiendra dans ces limites et qu’elle ne revêtira pas de caractère de lutte violente. La déconfiture de la Banque Belge du Travail, qui aurait entraîné le « congellement » d’un avoir de trois millions de francs appartenant aux Unions Textiles, impose de réels « sacrifices ».

Mais ces « sacrifices » - qui ne sont, en réalité, qu’une restitution (et encore bien par d’autres, puisque c’est sur les cotisations des syndiqués que sont prélevés les versements syndicaux aux grévistes) de fonds détournés de leur véritable destination par le P.O.B. - ne peuvent nous empêcher de constater que la direction réformiste, par sa conduite de la grève, prépare la défaite. Il est clair que les travailleurs de Verviers ne peuvent gagner dans le cadre de la lutte corporative. L’effort du capitalisme belge est d’empêcher de se souder, en un seul bloc, le prolétariat, qu’il prétend réduire à la famine. La Commission Syndicale de Belgique et le P.O.B. l’y aident merveilleusement en empêchant que les luttes que les diverses corporations menacées mènent, chacune de leur côté : les ouvriers textiles, les métallurgistes, les mineurs, les ouvriers du bâtiment ne se rejoignent dans une grève générale qui réduirait à néant les calculs des exploiteurs. Les piquets de grève pour la chasse aux supplanteurs sont l’oeuvre des grévistes eux-mêmes et sont vus d’un mauvais oeil par la bureaucratie syndicale. Cependant, malgré l’action des ouvriers verviétois, la grève est sabotée. Une partie de la laine préparée à Verviers est expédiée vers d’autres centres où elle est travaillée. Les entrepreneurs de Verviers louent, dans d’autres régions du pays, des usines entières pour y faire manipuler leur laine. La lutte syndicale pour enrayer ce sarrasinage est nulle.

La véritable fonction de la gauche socialiste est apparue dans les hésitations qu’elle a observées tout au cours de ce conflit. Les syndicats bruxellois, sur lesquels elle s’appuie, n’observent pas une attitude différente des autres organisations syndicales. Il est vrai que des timides paroles en faveur de la grève générale se sont élevées aux syndicats du Bâtiment, du Vêtement, et des Employés. Les dirigeants de ces organisations peuvent se risquer d’une pareille audace parce que, en d’autres circonstances, ils aidèrent à briser la volonté de lutte des travailleurs. Leurs appels à la grève tombent maintenant dans une indifférence quasi-générale.

Le Parti Communiste, lui aussi, s’inscrit au passif dans cette lutte ouvrière. Son influence est certainement grandissante. Il groupe les ouvriers les plus impatients et les plus combatifs. Mais son action jette le trouble dans le mouvement.

Au moment où, dans les syndicats réformistes, grandissent les facteurs propices à l’éclosion d’un formidable courant contre le réformisme, le Parti Communiste s’emploie à consolider indirectement ses positions. Il crée une diversion en instituant un comité central de grève en dehors et contre les syndicats. Les préoccupations de sectarisme s’affirment tout au long de son action et ils empêchent les travailleurs de reconstituer leurs forces sur des bases saines.

Tels sont les facteurs qui pèsent sur la classe ouvrière de Verviers et du pays et qui empêchent les travailleurs de retrouver leur unité de lutte autour d’objectifs révolutionnaires. Ce n’est qu’en surmontant les obstacles créés par la politique du réformisme et du centrisme, tant communiste que social-démocrate, qu’ils pourront utiliser, pour leur émancipation, une situation objective qui autorise de grands espoirs révolutionnaires. Malheureusement, le retard de la conscience ouvrière sur cette situation travaille en sens contraire.

A. HENNAUT