1941

Maurice Lime

Cellule 8 – 14e rayon
chapitre 5

1941

 

5

 

Une heure après, Lucien sort de l'usine. Ouf ! Les rues, le long desquelles s'alignent les ateliers de l'usine, ont, à cette heure inaccoutumée pour lui, un air de dimanche. Pourtant les machines font vibrer les carreaux sales de ces bâtisses grises, et l'appel clair des marteaux perce le grondement sourd et discordant des ateliers. L'impression d'être en faute l'effleure. Riant de lui-même, il rejette la tête en arrière et, clignant des yeux au vrai soleil qui brille là-haut :

– Eh  ! Vieux gars, cette fois-ci on se voit pour de bon. On les laisserait faire qu'on se deviendrait étranger.

Il se heurte à une petite vieille qui va faire son marché.

– Oh ! Pardon, madame.

D'un air étonné, elle regarde ce grand garçon en casquette qui rit tout seul, alors que, voyant un pansement, elle s'apprêtait à le plaindre.

L'envie folle de courir à travers champs et forêts lui revient. Téléphoner à Marthe pour qu'elle prenne son après-midi  ? Ils iraient en forêt de Meudon. Mais elle allait encore préférer une partie de traversin. Repos pour aujourd'hui; de toute façon il fallait d'abord régler cette question de l'assurance accident.

La discussion avec le médecin de l'usine avait été dure. Croyant d'abord avoir à faire à un naïf pas au courant des mœurs de l'usine, il l'avait pris de haut; devant l'obstination de Lucien à réclamer sa feuille pour aller se faire soigner ailleurs, le toubib avait élevé la voix, puis menacé. En pure perte.

Quand Lucien passa dans la salle de l'infirmerie, tenant la feuille d'assurance de sa main valide, les infirmières et blessés parlaient à voix basse; les éclats de la discussion avaient dû leur parvenir à travers la porte close. Le copain de son équipe, qui s'était la semaine dernière coupé un doigt à une presse, fit mine de ne pas le connaître.

Maintenant il s'agit de veiller au grain. Vexé de ne pas avoir « eu la loi », le toubib voudra le coincer et lui collera contre-visite sur contre-visite.

L'ambulance de l'usine le dépasse et vire dans la cour de l'hôpital tout proche.

– Pour celui-là c'est sérieux.

Lucien accélère le pas; il connaît, pour en avoir entendu parler, une clinique « marron ».

A son entrée dans la salle d'attente, les conversations cessent un instant, pour, après un coup d'œil scrutateur, reprendre de plus belle. Il y a là une atmosphère de rigolade qui jure avec la destination officielle de ces lieux.

– Salut tout le monde.

Lucien va s'asseoir sans façon sur un des bancs le long du mur, à côté d'un lecteur de journal qui lui fait place, d'assez mauvaise grâce. Il regrette presque d'être venu.

Un beau parleur, à la mise maniérée des habitués de bal musette, finit son histoire :

–… Oui, et comme je voyais que ces conversations avaient l'air de lui plaire à la boniche, j'ai bâclé la réparation du robinet, j'ai commencé par le pelotage et j'ai fini par me l'envoyer sur son paquet de linge sale.

Il rit plus fort que les autres et ajoute :

– Et vous pouvez me croire, elle y en mettait un coup  !

Quand il juge que l'effet obtenu faiblit, il reprend :

– Voilà qu'une semaine après je me dis : ça ne va pas.

Il se tape sur les cuisses :

– Je venais d'attraper ma quatrième chaudepisse  !

Lucien rit avec les autres par politesse, mais ce braillard l'indispose ; encore un qui veut épater la galerie et qui, après avoir raconté plusieurs fois la même histoire, finit par y croire lui-même.

– Ou bien c'est ta première qui te revenait, objecte railleur un jeune ouvrier assis en face de Lucien. L'affranchi, mécontent d'avoir les rieurs contre lui, veut relever le défi; mais il s'arrête.

Une belle rouquine artificielle, en blouse d'infirmière, passe au fond de la salle ; certainement elle a dû entendre les dernières paroles. Dédaigneuse, le nez en l'air :

– Ne faites pas tant de bruit.

– Bien, Mam'zelle, répond, toujours moqueur, le jeune ouvrier.

Quand elle est rentrée dans le cabinet du docteur, le beau plombier dit sèchement :

– Ne te frappe pas, elle fait la crâneuse, mais elle ne doit pas cracher dessus, elle non plus.

Le jeune ironique reprend l'attaque :

– Si ton robinet coule encore, ce n'est pas la peine de chercher à te caser, elle est du métier.

Mais le plombier n'est plus disposé à la blague :

– Ça t'arrivera comme aux copains.

Posant au « caïd » il demande au nouveau venu :

– C'est un macadam  ?

– Non, répond Lucien, mû par un soudain mouvement de prudence, un petit accident.

La porte du cabinet du docteur s'ouvre et, derrière un ouvrier qui met sa casquette, apparaît le médecin.

Il a dû attraper les fièvres aux colonies, pense Lucien, en voyant son allure indécise, son corps décharné. Distraitement, avec un sourire détaché des choses terrestres, le médecin serre la main au plombier qui passe devant lui en vieux client.

– Quelle grande gueule, fait le jeune après que la porte s'est refermée.

– D'après ce qu'il dit, il a encore deux autres assurances qui marchent, ajoute un grand lascar, la casquette à carreaux posée sur des cheveux noirs plaqués, coupe blanche des voyous dans la nuque. L'envie perce dans ces paroles.

– Un jour il se fera pincer.

– C'est ceux-là qui nous font du tort, se plaint un vieux, et se tournant vers Lucien :

– Je suis gazé ; s'il n'y avait pas qu'après chaque crise je doive me soigner, on ne me verrait jamais ici.

Bien que le milieu ne lui semble guère intéressant, Lucien ne peut s'empêcher d'y placer :

– C'est malheureux, depuis le temps qu'on en parle, nous n'avons toujours pas d'assurance-maladie. En U.R.S.S. quand un ouvrier est malade, il touche son salaire complet et n'a pas besoin de se mutiler.

Il regrette aussitôt d'avoir parlé. Personne ne répond. Encore un communiste, un raseur, qu'il aille exposer ses théories ailleurs; cela risque de faire des histoires avec la police, et tous ici préfèrent user en douce de leurs pratiques de débrouillards. La plupart ont simplement enlevé avec de la toile d'émeri un peu de peau à la jambe ou au bras; cela leur suffit pour tirer une quinzaine ou même un mois à l'assurance.

Seul, le jeune qui avait blagué le plombier, reprend, pour contredire les critiques adressées à celui-ci :

– Eh bien ! moi, je lui donne raison; s'il arrive à se débrouiller, tant mieux pour lui. Puis se tournant vers Lucien :

– Qu'est-ce que tu en auras de plus quand tu seras vieux et que toute ta vie t'auras « marné » ? On était sept chez nous et j'étais le plus âgé. Tu comprends  ? Eh bien maintenant, je me paye du bon temps et les patrons, je les emmerde.

Tranquillement Lucien répond :

– D'accord pour réclamer des vacances payées ; complètement d'accord. Mais il ne faut pas donner aux patrons des arguments contre nous. Imagine-toi...

Le plombier revient et c'est le tour du jeune. Avant de passer la porte, il dit à Lucien :

– C'est ton tour après ; eux, ils attendent la contre-visite. Si tu veux, je t'attends, on discutera  ?

Lucien accepte avec un sourire amical.

– Combien qu'il t'a donné  ? demande la casquette à carreaux au plombier.

– Une thune, comme d'habitude, répond celui-ci en tirant de sa poche un billet froissé de cinq francs. La ristourne du médecin sur ce que lui paiera l'assurance.

Au tour de Lucien.

Pendant que lentement le médecin met ses fiches en ordre, l'infirmière aux cheveux teints coupe les bandes du pansement sans prendre beaucoup de précautions. Quand même ces « macadamistes » en font des mises en scène.

En posant les ciseaux elle dévisage Lucien un peu comme si elle voulait lui dire : « Qu'est-ce que vous avez à me regarder, Monsieur ? »

Pourtant elle s'approche encore plus de lui, et de sa main douce, lui saisit le poignet pour, sans même prendre de pincettes, lui enlever la compresse. Surprise elle regarde la blessure, puis de nouveau dévisage Lucien qui, sourit, amusé.

Le docteur s'est levé et approche lentement. Il se passe la main sur le front « Dans les ports, les types qui se droguent ont des têtes comme ça » pense Lucien.

– Hello  ! fait le médecin en voyant la main enflée où les agrafes retiennent les bords tuméfiés d'une blessure qui semble profonde. Mais c'est un accident ?

– Oui.

Le docteur, gardant son étrange sourire, fait semblant d'examiner la blessure ; en réalité c'est pour gagner du temps et savoir ce qui a pu égarer cet imbécile chez lui. Voyant qu'il hésite, Lucien lui dit :

– Il me faudrait trois semaines, docteur.

– Elles y sont largement, mon garçon, répond celui-ci étonné, car avec une blessure pareille, il pouvait les avoir même chez le collègue de l'Assurance.

– Tant mieux. parce que je me suis engueulé avec le médecin de mon usine; je ne voulais pas me faire soigner à l'infirmerie  !

– Tu as des témoins au moins ?

– Oui, deux copains.

L'étrange sourire devient un ricanement :

– Sois sans crainte, t'auras un mois si tu veux.

Puis de nouveau il examine la blessure.

– Et pourquoi ne voulais-tu pas te faire soigner à l'usine  ?

– Par principe.

– Oh oh, fait le docteur comme s'il ne voulait pas contrarier un enfant ; avec une politesse ironique, il s'adresse à l'infirmière :

– Mademoiselle, apportez une pince, s'il vous plaît, pour que j'enlève ces agrafes. Vous ne lui attacherez pas le pouce, de façon que ce garçon puisse se servir de sa main. C'est le seul moyen d'éviter une incapacité partielle.

Puis d'un pas incertain il retourne à son bureau remplir la fiche.

– Par principe  ! marmonne-t-il ; et son étrange sourire semble prendre en pitié toute la pauvre espèce humaine.

Devant la clinique le jeune attend.

– Je m'appelle Lucien ; et toi  ?

– Félix. Où c'est qu'on va  ?

– A midi je dois être dans un bistrot de l'avenue de la Reine ; d'ici là je voudrais bien aller respirer dans le vert.

Les deux nouveaux amis viennent de dépasser les grilles du Bois de Boulogne. Par-ci, par là, seulement un promeneur dans les allées ombragées. Un groupe de cavaliers et d'élégantes amazones débouche d'une piste, sans prêter aucune attention aux deux silhouettes grises. Seul le regard furtif d'un de ces messieurs a laissé percer l'ennui que lui cause leur présence. Loin de se sentir des intrus, les copains leur rendent le mépris, largement mêlé de haine.

– Et toi, Lucien, tu voudrais faire de nous des ouvriers modèles, pour entretenir les écuries de ces rombières  !

– Tu exagères, répond celui-ci qui prend plaisir à discuter avec Félix. Avec toi, je suis obligé de discuter dans le sens opposé de ce que je fais d'habitude.

Puis, haussant le ton, un tantinet doctrinal :

– Si tu consommes, tu dois produire en équivalence. Sans ça tu manges la part des copains. C'est une question de morale.

Félix rit comme d'une bonne blague :

– Oh ! le gros mot; s'il n'y a que ça, j'ai encore de la marge avant d'avoir consommé tout ce que j'ai produit.

– Regardez-moi ce vieillard ! Est-ce que tu comptes seulement les frais généraux de la société  ?

– Eh  ! la société, je m'en fous, riposte le jeune, touché par la raillerie de Lucien. Je ne vis qu'une fois. Et ce ne sont pas les copains qui en profiteraient, c'est le patron. Alors, je ne marche pas. Avec ça j'ai un métier qui me donne le hoquet; menuisier  ! C'est un métier foutu ; encore une idée à mon con de vieux.

– Pourquoi ne changes-tu pas  ?

– A te dire la vérité, tout me dégoûte; faire le larbin d'une façon ou d'une autre... tiens, va leur parler de morale à ceux-là.

Ils arrivent à un grand café au milieu du bois. Trois luxueuses voitures stationnent le long du trottoir et pendant que les garçons de café astiquent les cuivres des tables de la terrasse, quelques hommes et femmes éméchés font des clowneries.

En passant Lucien veut expliquer à Félix qu'il avait eu un outil en main, analogue à celui qui a matricé le capot de cette limousine, quand Félix, superbe, y envoie un grand crachat.

Au fond, je ne critique pas les poules, dit-il, parce que prostituer ses bras, ou prostituer son cul… ; au choix, elles prennent le moins fatigant.

– s'ils reviennent d'une partouze ça n'a pas dû être de tout repos, raille Lucien, et de toute façon il y a des métiers qu'on ne fait pas. Pourquoi ne te mettrais-tu pas flic pendant que tu y es  ?

– J'y ai déjà pensé, répond tranquillement Félix, mais j'ai peur d'attraper la jaunisse; ils me dégoûtent trop.

– Allons donc  ! Un jour que tu serais sans le sou et que tu viendrais dormir chez moi, est-ce que tu me couperais la gorge pour me voler  ?

– T'en as des comparaisons.

Eh bien  ! Tu vois bien  ! On se fout de la morale bourgeoise, mais on a la nôtre. Etre flic ou putain, ça ne cadre pas...

– Tu mélanges tout, proteste Félix. Etre régulier entre copains, c'est l'esprit de camaraderie.

– Nomme-le comme tu voudras, répond Lucien en riant, content d'avoir marqué le coup dans cette discussion où il était sur le point de perdre pied.

Arrivés au bord du lac, ils s'allongent sans façon sur l'herbe de la pelouse.

– Qu'est-ce que tu penses de la bande à Bonnot  ? demande Félix sans transition.

Lucien sent que son nouveau copain ne lui pose pas cette question par hasard ; lui-même avant de militer avait souvent rêvé d'audacieux attentats à main armée sur une banque, pas tellement pour avoir de l'argent que pour se venger des humiliations d'une société cruelle et injuste. Il s'imagine facilement quel attrait le nom de ce légendaire hors-la-loi doit exercer sur Félix.

– Tu veux m'enrôler dans ta bande  ? demande-t-il amusé. Mon vieux, c'est fini ce temps. Et en y regardant bien, pour les ouvriers, qu'est-ce qu'il y avait de changé  ? Au lieu que ce soit le patron qui empoche le bénéfice, c'était Bonnot. L'argent ne faisait que changer de mains.

– Quand même  ! Bonnot faisait beaucoup de bien, rétorque Félix, pas très sûr de lui – il n'avait pas envisagé le problème de ce côté.

– C'est comme le cierge de la putain pour sauver son âme.

Lucien veut amener Félix au parti et se garde bien de lui faire voir sa sympathie pour ceux qu'on surnomma les bandits tragiques. Persuasif, il reprend :

– Ce qu'il faut, c'est réorganiser la société. Et cela n'est possible que par l'action de masse, guidée par un parti puissant...

Le front plissé, têtu, Félix se cabre :

– Tu ne réussiras pas à faire de moi un croyant; j'ai été trop souvent fait. Tu verras, ce qu'ils veulent tous, c'est la place ; après ils exploitent les autres.

– Pas tous, répond seulement Lucien.

Un taxi avait stoppé à quelques pas. Une dame mûre, son toutou sous le bras, dit au chauffeur :

– Vous m'attendrez ici.

– Bien, Madame.

Posant son chien sur l'herbe, elle lui parle en termes pleins d'amour :

– Va, mon chéri, Riri, va mon trésor, va.

C'est tellement drôle que les copains se regardent et éclatent de rire.

Le Pékinois tombe en arrêt, semble vouloir aboyer de leur côté; puis dédaigneux s'en va lever la patte sur un arbuste, revient, repart, suivi par la dame pleine de tendresse.

– Je te parie qu'elle a pris le taxi, rien que pour balader son cabot ; viens, on va parler au copain.

– Alors, on promène le chien-chien à sa mémère  ? demande gaiement Félix au chauffeur. Celui-ci, après avoir accepté une cigarette, répond :

– Oui, chien-chien est constipé, alors on me donne rendez-vous pour que je l'emmène au bois manger de l'herbe.

– Qu'est-ce que je te disais, s'exclame Félix, et après avoir regardé le compteur :

– Comme purge ça fait deux fois mon dîner.

– D'habitude, c'est la boniche qui vient, reprend le chauffeur, aujourd'hui c'est Madame en personne. Elle veut peut-être contrôler si la soubrette ne fait pas de la gratte sur les prix ou alors c'est pour encourager Riri dans ses efforts.

Félix, prenant une pose un peu guindée, s'adresse au chauffeur :

– T'as des rapports avec le haut gratin, ma chouère ; avec des gens bien élevés.

– Bien élevés que tu dis ! Il n'y a pas plus emmerdant que ces clients-là. Avec leurs sous, ils se croient tout permis. Et content de pouvoir bavarder un peu, il leur raconte ses démêlés avec des passagers par trop arrogants auxquels il avait rabattu le caquet.

– Chien-chien doit avoir posé sa crotte.

Ils se serrent la main. En passant devant la dame qui vient de prendre le toutou en laisse, Félix ralentit le pas et lui dit poliment :

– Il est joli, votre chien, Madame.

Devant une pareille avance, la vielle ne peut résister ; elle avait cru voir un mauvais garnement et c'est un jeune homme sensible. Découvrant ses fausses dents dans un sourire fané, elle s'empresse de répondre :

– N'est-ce pas, Monsieur.

Imprudente  ! Lucien, prévoyant un désastre veut entraîner son ami. Du même ton poli, Félix continue :

– On lui couperait la tête et la queue, ça ferait un joli tabouret.

Elle n'en croit d'abord pas ses oreilles ; regarde tour à tour Félix et Lucien, et quand ceux-ci partent d'un affreux rire, elle réalise la vision terrible de Riri sans queue ni tête.

Bouleversée par tant de méchanceté et indignée qu'on ait osé lui faire pareil affront elle bat l'air :

Ah  ! Les insolents, les insolents  ! Chauffeur, chauffeur  !

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