1934

Geoffrey Trease

Les compagnons de la Charte
Chapitre X

1934

 

La ferme de la Liberté

 

Les jours suivants, ils se dirigèrent prudemment vers l´Ouest et les montagnes empourprées, en évitant les grandes villes, par les larges détours qu´offraient les plaines et leurs petites routes. On avait lancé un mandat d´arrêt contre John Tapper «pour incitation à la révolte contre l´ordre établi», quoique au moment de la charge, il eût essayé d´empêcher les gens de résister aux dragons.

– Mais, qu´on ait tort ou raison, ça revient au même, dit le Docteur avec un petit rire, en tirant des bouffées de sa pipe. Ils ont décidé d´emprisonner le plus possible de chefs du mouvement… et moi, j´ai décidé que je n´irai pas en prison. Trop d´entre nous y sont déjà.

La région qu´ils traversaient était en pleine fermentation. Ils virent une affiche ouvertement collée sur la porte d´une église:

«Hommes d´Ashford, du pain pour tous ou du sang pour tous ! Tenez prêts vos poignards, vos flambeaux, vos fusils et vos piques. Souvenez-vous: on a tourné en dérision l´appel lancé par 1.280.000 hommes. O tyrans, croyez-vous que le pouvoir restera entre vos mains ?».

Ailleurs, des placards dénonçaient la sanglante répression de Birmingham.

Il était clair que la population avait été remuée jusque dans ses profondeurs par les événements de ces derniers jours.

Bientôt, la charrette laissa les bois et les champs vallonnés du Herefordshire, et s'enfonça au cœur des Montagnes-Noires. Owen connaissait bien les collines, mais il n´était jamais allé de ce côté-là. C´était une longue vallée solitaire, traversée par un torrent impétueux, avec seulement trois ou quatre fermes qui semblaient inhabitées.

Ils dépassèrent les ruines d´un vieux prieuré. Le mauvais état de la route s´aggravait à mesure qu´ils avançaient, et de part et d´autre, les pentes s´élevaient de plus en plus hautes et de plus en plus escarpées, ne laissant voir du ciel qu´un lambeau bleu.

C´est encore loin ? demanda Tom.

Il n´avait jamais vu de montagnes pareilles, et il redoutait de se trouver bientôt environné de précipices, dans l´impossibilité de faire un mètre de plus.

Plus très loin, dit Tapper.

Ils continuèrent. Bucéphale s´essoufflait dans la pente raide, les roues craquaient et cognaient laborieusement sur le chemin pierreux. Tapper scrutait les alentours comme s´il cherchait quelque chose

Soudain – de même que dans cette nuit de mars où ils avaient rencontré Tapper et où le jeune berger avait perçut des présences toutes proches dans la lande – Owen sut que des yeux les épiaient. Il examina les montagnes parsemées de roches arrondies, mais son regard aigu ne put déceler ni mouvement ni la moindre trace d´un être humain.

– Halte-là ! cria une voix tout à coup. Haut les mains !

Tapper lâcha les rênes et leva les bras au-dessus de sa tête. Voyant qu´il ne paraissait nullement inquiet, les garçons suivirent son exemple. Un instant plus tard, deux hommes émergeaient des bruyères, mousquetons en joue, et s´approchèrent de la charrette.

– N´essaie pas de nous jouer un tour ! prévint l´un d´eux, maintenant son fusil pointé vers la tête du pharmacien.

Le petit homme rit.

– Comment, vous ne me reconnaissez pas ? Avez-vous si vite oublié le Docteur ?

Hé ? Mais, pardi, c´est bien le Docteur ! On avait entendu dire que vous étiez en prison, à Birmingham.

– Pas encore, dit Tapper en laissant retomber ses mains. Grâce à ces deux garçons. A propos, je peux répondre d´eux. Ce sont des compagnons.

– Enchanté de faire votre connaissance, déclara l´autre homme, abaissant son fusil. Excusez cet accueil, mais nous devons être prudents. Les espions du Gouvernement mettent le nez partout.

– C´est agréable de rencontrer des gens comme vous, répondit Tapper avec cordialité. Il y a un peu trop d´amateurs dans notre travail. On a vu du beau gâchis à Birmingham

– On sera content de vous entendre nous raconter tout ça, quand on aura fini notre garde. A tout à l´heure, on se verra au souper.

Et comme la charrette repartait lentement, les hommes semblèrent se noyer dans les bruyères.

A une demi lieue de là, une ferme se nichait dans un renfoncement de la montagne, presque invisible sur le fond mauve et gris de schiste et de bruyère.

– La «Ferme de la Liberté», dit le pharmacien, la désignant de son fouet. Son vrai nom, pour le moins, est un de ces mots gallois à vous démantibuler la mâchoire ! Mais Ferme de la Liberté nous conviendra. Là-bas, vous trouverez de bons compagnons.

De l´extérieur, la ferme ne présentait rien d´extraordinaire. Des poules grattaient le sol et caquetaient dans la cour parsemée de flaques et jonchée de fumier; un chien de berger se précipita dehors, aboyant et tournant autour de la charrette qui, dans un dernier craquement, s´arrêta face à la porte ouverte.

Un petit homme vif, habillé de drap fin comme les commerçants aisés, et ne ressemblant en rien à un fermier des hauts plateaux, vint à leur rencontre sur le perron. Son visage s´illumina:

– John Tapper, ah, quelle bonne fortune !

– John Frost ! Je ne t´attendais pas à vous trouvez ici.

– Ni moi non plus. Je vous croyais arrêté. Je viens de faire un saut ici pour deux jours, afin de me mettre au courant de nos affaires. Mais entrez donc !

Il les conduisit dans une spacieuse cuisine carrelée, où un feu brûlait derrière la grille. Plusieurs hommes étaient assis autour d´une table, qui bondirent avec des cris de joie à l´entrée de Tapper. Quelques minutes plus tard, les nouveaux venus partageaient un copieux repas, et faisaient à des auditeurs attentifs le récit du véritable déroulement des événements de Birmingham.

– Qui est monsieur Frost ? demanda Tom par la suite, frappé par l´autorité de cet homme.

– Un des citoyens les plus respectés de Newport, dit Tapper en riant, ou, plutôt… il l´était… jusqu´à ce qu´on le relève de ses fonctions de magistrat parce qu´il était chartiste. Maintenant qu´Henry Vincent est en prison, c´est lui qui dirige le mouvement dans le Sud du Pays de Galles. Il fera de grandes choses, Johnny Frost, de grandes choses.

– Et ici, qu´est-ce qui se passe ? s´enquit Owen. Ce n´est pas une ferme ordinaire. J´ai remarqué…

– Je ne peux pas t´empêcher de remarquer, mais je ne répondrai pas à tes questions. Crois-moi, mon gars, moins tu en sais sur ce qui se passe ici, mieux ce sera pour toi… si tu tombes entre les mains de la police.

Oh ! mais dites, protesta Tom.

Le pharmacien coupa court:

– As-tu envie d´être pendu… ou déporté en Australie pour le restant de tes jours ?

Il s´arrêta, afin que ses paroles pénètrent bien dans les cerveaux. Puis, d´un ton plus léger, il ajouta:

– Ne vous cassez pas la tête. Tant que vous serez ici, vous aurez un bon lit et des repas à heure fixe. Soyez-en reconnaissants.

Et il ne voulut rien dire de plus.

Lorsqu´ils furent seuls:

– Qu´est-ce que tu as donc remarqué ? demanda Tom avec curiosité.

Je vais te montrer.

Owen regarda avec circonspection autour de lui. Personne en vue. Sur la pointe des pieds, il mena Tom à travers la cour, et ouvrit la porte d'une grange. Il se baissa, et il écarta un tas de foin.

Tonnerre !

Tom roulait de gros yeux, et pour cause. Sous le foin, bien alignés, étaient dissimulées plusieurs douzaines de fusils et de piques, fraîchement polis et graissés.

Ils se préparent, tu vois, dit Owen tout bas.

– Mais pourquoi est-ce qu´il ne voulait pas nous le dire ?

– Parce que ça, c´est de la haute trahison. Et tant que nous n´étions pas au courant, on ne pouvait pas nous pendre. Je regrette… je n´aurais pas dû te montrer…

– Ca va, ça va, haleta Tom. On est dedans tous ensemble, non ? Mais, de toutes façons, c´était bien, de la part du vieux Docteur.

Durant plusieurs jours, ils furent tout à la joie de leur nouvelle vie. Ainsi que Tapper l´avait promis, ils couchaient dans de bons lits et les repas étaient excellents – changement appréciable après la vie rude menée sur les routes et dans le grenier de Birmingham. Libres de faire ce qu´ils voulaient, ils passaient leurs journées à se baigner dans la rivière à pêcher et à explorer les collines environnantes.

Mais comment ne pas remarquer qu´on menait à la ferme une vie peu banale ? Des hommes qu´ils n´avaient jamais vus allaient et venaient – Frost était retourné depuis longtemps à son magasin de drapier, à Newport. Des lettres et des colis arrivaient et partaient à toute heure. Une fois, au milieu de la nuit, les garçons furent réveillés par un bruit de chevaux. Par la lucarne, ils virent la cour animée d´hommes et de lanternes: on déchargeait et on transportait dans les granges de grandes caisses en forme de cercueil.

Pendant la journée, se tenaient de longues consultations dont Tom et Owen étaient exclus, mais la conversation ordinaire au cours des repas leur permettait de se faire une idée assez précise de ce qui se passait.

Attwood et Hume, les membres du Parlement les mieux disposés envers les chartistes, allaient demander à la Chambre des Communes d´agréer la pétition. Le débat fixé pour le 12 juillet tenait en haleine les espoirs de tous ceux qui désiraient un règlement pacifique.

Cette journée-là, et celle qui suivit, le petit groupe de la Ferme solitaire attendit le résultat dans une fiévreuse impatience. Mais les nouvelles voyageaient lentement, et ce ne fut que le surlendemain qu´on entendit les sabots d´un cheval martelant le sentier de la montagne.

Tous se précipitèrent dans la cour, Tapper en tête. Il s´empara de la lettre avant même que l´homme eût sauté à bas de la selle, et il déchira l´enveloppe avec des doigts tremblants. Son visage pâlit.

Alors ? crièrent-ils. Est-ce qu´elle a passé ?

C´est accepté ?

Les yeux étaient rivés sur le petit pharmacien. Il releva la tête et la secoua tristement:

– Quarante-six députés ont voté en faveur de la pétition.

Il hésita, puis ajouta:

Mais deux cent trente-cinq ont voté contre.

Qu´est-ce que ça veut dire ? s´exclama Owen.

– C´est la bataille ! Nos maîtres ont lancé leur dernier défi. Nous devons le relever.

 

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