1934

Geoffrey Trease

Les compagnons de la Charte
Chapitre IX

1934

 

Owen met le manteau du Docteur

 

 

Tapper rentra après minuit, se faufilant tel un voleur, sa joue pâle ouverte par un coup de sabre. Harassé de fatigue, il refusa néanmoins de dormir. Il fallait écrire: proclamations à rédiger, manifestes à préparer. Il avait pris contact avec des dirigeants. Demain, chaque ouvrier de Birmingham serait aux côtés des chartistes, et la défaite de ce soir serait effacée par une éclatante victoire.

Il faut que vous dormiez, dit Owen avec anxiété.

– J´aurai bien le temps de dormir quand le travail sera fait. Mais vous, les garçons, allongez-vous: plus tard, j´aurai peut-être besoin de messagers. J´écrirai dans la chambre à côté, en voilant la lampe.

Il se dirigea en titubant vers l´autre pièce – on leur avait prêté deux mansardes au-dessus de l´épicerie. Les garçons s´étendirent sur leurs lits de fortune et essayèrent de dormir, mais le sommeil fut long à venir. Lorsque enfin ils s´assoupirent, un mince filet de lumière luisait encore sous la porte. Le grattement de la plume continuait dans la pièce voisine.

Owen se réveilla en sursaut – il lui sembla n´avoir dormi que quelques minutes, mais en réalité trois heures avaient passé. Des coups résonnaient à la porte de la rue. Appuyé sur un coude, il secoua Tom. Ensemble, dans la pénombre, ils écoutèrent. Ces coups avaient quelque chose de menaçant.

La police ! souffla Tom.

Le docteur ! Ils viennent pour le Docteur !

Instinctivement, tous deux jetèrent un coup d´œil vers la porte de communication. La lumière était éteinte. Tapper devait être endormi. Oui, ils entendaient sa respiration, la respiration pesante d´un homme à bout de forces.

– Pris au piège, dit Owen entre ses dents. On ne peut pas sortir par-derrière.

– Il y a bien l´entrée sur le côté. Elle débouche sur la même rue que la porte du devant… juste dix mètres plus loin.

C´est sa seule chance !

Les heurts se renouvelèrent, encore plus impatients.

Non, ils l´attraperaient tout de suite, objecta Tom.

Oui… lui ! Mais pas si c´était moi qui courais…

Toi ?

Oui.

Owen avait bondi hors de son lit et enfilait le vaste manteau que Tapper avait jeté sur une chaise.

– Moi, je ne compte pas. Mais Tapper, lui, il faut qu´il s´en sorte. On a besoin de lui.

Les coups retentissants cessèrent. Une voix forte cria d´en bas:

Ouvrez… au nom de la Reine !

Mais aucune réponse ne venait de la maison fermée à double tour.

– Ils vont enfoncer la porte, souffla Owen. Je vais filer par le côté, et tâcher de les entraîner sur une fausse piste. Toi, tu réveilles le Docteur, et tu l´emmènes. Je te donne rendez-vous au coin de Ball Street à huit heures, s´ils ne m´attrapent pas. Ca sera trop dangereux de revenir ici.

Il dévala l´escalier et tira les verrous avec précaution. Puis il se glissa le long de la petite allée jusqu´à la rue, contourna la maison, et se mit à courir à toutes jambes.

Le voilà !

Il s´enfuit !

Au nom de la Reine, arrêtez !

Un vacarme sans nom s´éleva derrière lui: les policemen se jetaient à ses trousses. Owen entendait le martèlement de leurs bottes, tout près, et la conscience du danger lui donnait des ailes. Il s´empêtrait dans son vaste manteau mais n´osait le rejeter de peur d´être identifié.

Une aubaine que ces rues et ces allées lui fussent devenues familières au cours de ces dernières semaines ! Une autre chance jouait en sa faveur: de nombreux réverbères avaient été brisés durant la bataille, et de grands espaces obscurs avantageait sa course.

Il courait désespérément, avec acharnement, tournant et bifurquant. Au départ, il avait une avance de trente mètres; maintenant, cinquante mètres le séparaient de ses poursuivants. Mais il risquait de tomber sur un autre corps de police.

A cette minute, le Docteur devait être loin de la maison. C´était l´essentiel. On accuserait probablement Owen d´avoir entravé l´action de la justice, et il ferait de la prison… Quelle importance, du moment que le chartisme allait de l´avant !

Arrêtez… ou nous tirons !

Il baissa la tête et continua de courir.

Bang ! Bang !

Des coups de pistolet claquèrent et deux balles s´écrasement contre un mur en face de lui. Tournant dans une ruelle, Owen fut hors de portée pour quelques instants.

Il déboucha sur une longue rue droite qui semblait s´étendre sans fin entre des rangées de logements ouvriers, sans un passage qui pût l´aider dans sa course. Tout juste la rue qu´il fallait pour faciliter la tâche de ses poursuivants ! Il serra les coudes et fonça à toute allure.

Derrière, la police martelait le trottoir, s´arrêtant de

temps à autre pour tirer sur lui. Owen n´avait pas oser se retourner, mais estimait que les constables devaient être cinq environ. Deux ou trois d´entre eux seulement avaient des armes à feu. De toutes façons, il leur en ferait voir.

Réveillés par les détonations et le tapage, les gens ouvraient leurs fenêtres des deux côtés de la rue et regardaient au dehors.

C´est la police !

Ils poursuivent un chartiste !

Qu´ils aillent au diable !

On ne veut pas de police dans notre rue !

La sympathie des spectateurs allait évidemment d´un seul côté.

Crac !

Un pot de fleurs s´écrasa au sol. Ce fut le signal du tollé général.

Des fenêtres de toutes les maisons, les projectiles pleuvaient. Plantes et pots, cruches à eau, tuiles, vases de nuit, on jetait tout ce qui tombait sous la main. Les policemen cessèrent leur poursuite et se mirent à piétiner sur place, jurant, et menaçant les visages furieux massés aux fenêtres. A moins d´arrêter tous les habitants de la rue, ils ne pouvaient rien. Arrêter un seul homme, de toutes façons, c´était provoquer une ruée contre eux, à laquelle ils auraient difficilement échappé sans graves dommages.

Cette nuit-là, pour la seconde fois, les constables de Londres battirent en retraite. En tenue de nuit, les vainqueurs, s´accoudant à leurs croisées, se mirent à chanter en cœur l´hymne des chartistes, puis s´en retournèrent joyeusement au lit. Le spectacle valait bien la faïence cassée.

Owen, cependant, avait atteint un quartier éloigné du centre, silencieux, désert. Il se faufila dans un vieux hangar qui paraissait abandonné et attendit, accroupi dans l´ombre. Les battements désordonnés de son cœur s´apaisèrent peu à peu. Dehors, il commençait à faire jour.

Owen resta dans sa cachette jusqu´à ce qu´il entende sonner huit heures. Il sortit alors dans la rue et, s´efforçant de prendre l´air naturel, gagna le lieu du rendez-vous. Avant de quitter le hangar, il avait fourré sous un tas de planches le manteau compromettant.

Il attendit jusqu´à huit heures et quart, mais Tom n´apparaissait pas. Son cœur se serrait. Quelqu´un lui apprit que la police avait arrêté des chartistes tout au long de la nuit. Peut-être que ses amis avaient été pris, malgré tout.

Deux constables passèrent. Owen se retourna en hâte et se mis à fixer une vitrine de magasin. Mais ils ne firent pas attention à lui. Sans doute recherchaient-ils un gibier d´une autre valeur.

Quelqu´un lui donna une tape sur l´épaule. Il sursauta et se retourna, prêt à se sauver, mais fut soulagé de voir que c´était un ouvrier.

– Dis donc, mon gars, s´enquit l´homme d´une voix rauque, c´est toi le petit Gallois que je devais chercher ?

– Peut-être bien que oui, répondit Owen prudemment.

– Eh bien, tes amis se portent bien. Ils ne peuvent pas venir ici, mais ils t´attendent aux Quatre Cloches, sur la route de Worcester.

Merci.

– Bonne chance, compagnon, dit l´homme en s´éloignant. A Birmingham, le feu est éteint. Peut-être bien qu´on pourrait le rallumer… avec une allumette du Pays de Galles !

Le Pays de Galles…

Oui, l´espoir de l´Angleterre viendrait peut-être du Pays de Galles. C´est d´un cœur confiant qu´Owen s´engagea sur la route de Worcester.

 

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