1934

Geoffrey Trease

Les compagnons de la Charte
Chapitre XII

1934

 

Fusils de contrebande

 

 

– Ah ! si quelque chose pouvait se passer, dit Tom, d´un air mécontent.

Ils s´étaient baignés dans la rivière et se séchaient au soleil, assis sur les rochers brûlants. Août avait fait place à septembre, on serait en octobre bientôt, et l´on restait toujours là à attendre.

– Ah, oui, alors ! répondit Owen, s´essuyant vigoureusement les épaules. Dis donc, ajouta-t-il, en regardant son ami d´un air bizarre, qui est Beniowski ?

Je ne sais pas. Pourquoi ?

Tom le regardait à son tour.

– Parce que…. Oh, je ne sais pas…. Mais il a vraiment l´air mystérieux. C´est un étranger. Qu´est-ce qu´il fait ici ? Et où va-t-il, chaque nuit, sur son grand cheval ?

Tom secoua la tête.

– C´est un type bien. C´est un de ceux que j´aime le mieux… en tout cas, je l´aime mieux que Pugh ou que Simon Gaunt.

– C´est sûrement quelqu´un d´important, dit Owen, en fronçant les sourcils. On dirait que tout… enfin… que tout dépend de lui.

Chut ! … le voilà.

Beniowski traversait le champ à grand pas, tortillant sa moustache d´un air pensif.

– Alors, ça va, les garçons ? Le Docteur m´a dit que je vous trouverais ici.

Il se tenait debout devant eux, il leur paraissait immense.

– J´étais en train de me demander si vous accepteriez de m´aider à faire quelque chose ?

– Maintenant ? dirent les garçons avec empressement, attrapant déjà leurs vêtements.

Ce soir. C´est dangereux: ça vous est égal ?

Absolument égal ! répondit Tom vivement.

– Owen, dit Beniowski, en se tournant vers le Gallois, le Docteur me dit que tu es natif de ces collines. Tu les connais... comment dit-on ça... comme ta poche, non ?

– Je connais mieux l´autre côté, répondit Owen, mais on s´est pas mal baladé ces derniers temps, et je crois que je les connais assez bien par ici aussi.

Bon.

Beniowski sembla réfléchir un instant.

– Pourrais-tu, dans l´obscurité, faire traverser la montagne à un groupe d´hommes… des hommes et des chevaux… il faudrait aller de Michaelchurch jusqu´ici, en droite ligne.

– C´est un chemin terrible… il y a un ou deux précipices, et pas de sentier presque tout le long… Comme chemin à prendre, c´est vraiment à la dernière extrémité que…

– Nous en sommes à la dernière extrémité, interrompit l'homme en souriant. Nous n´avons pas le choix. Dans notre travail, nous sommes obligés de prendre des risques, non ? Tu acceptes ?

Bien sûr ! Je vous disais juste comme c´était.

Bon. Tom vient aussi ? Bon. Nous partirons au coucher du soleil. Et je vous conseille de dormir un peu, cet après-midi.

Il s´éloigna à grandes enjambées, laissant les garçons dans la perplexité la plus complète.

C´était facile de conseiller de dormir, mais ils étaient tous deux bien trop énervés pour trouver le sommeil. Ils passèrent le restant de la journée à se poser mille questions sur cette randonnée nocturne dans les montagnes.

Après le souper, lorsque le soleil eut disparu derrière la crête, à l´ouest, les membres de l´expédition se groupèrent sur le pas de la porte. Ils étaient six: Tapper, Beniowski, Pugh, un autre homme et les deux garçons. Simon Gaunt, lui, les avait quittés à la dernière minute, se rappelant une affaire urgente à Abergavenny. Toutefois, personne n´insinua qu´il pût avoir peur – l´ancien marin était assez coriace pour affronter n´importe quel danger.

– Vous aurez peut-être besoin de ça… mais savez-vous vous en servir ? dit Beniowski, en tendant un pistolet et des munitions à chacun des garçons.

Je pense que oui, dit Tom. Où sont les chevaux ?

– De l´autre côté de la montagne. Tout est prêt ? Partons.

Owen prit la tête de file et l´on se mit à gravir le versant escarpé. Arrivé au sommet, Owen dit:

– Ici, il faut prendre sur la gauche, et longer le précipice. Faites attention. La pente est raide, et l´herbe est glissante à cause de la sécheresse.

Dans la demi clarté du jour finissant, la besogne était déjà fort délicate; que serait le retour à la nuit noire, avec des chevaux ? se demandait Tom. Cependant, Owen marchait devant avec confiance, ne parlant pas, n'écoutant même pas les chuchotements de ses compagnons, mais s´astreignant à calquer dans son esprit les moindres détails du chemin.

Ici, une rivière, là, un rocher blanc, un coin spongieux à éviter… Pas après pas, son cerveau élaborait un tableau de

la route à suivre. . Par intervalles, il retournait sur ses traces et scrutait le chemin parcouru.

– Je fais ça pour être sûr de moi tout à l´heure, disait-il. Une route peut sembler entièrement différente en sens inverse.

– Tu as raison, Owen, sois prudent, l´encouragea Tapper. Ce soir, ta responsabilité est grande.

Il faisait très sombre sous le ciel sans lune lorsqu´ils atteignirent le fond de la vallée d´Olchon. Ils s´engagèrent brusquement sur la droite; après une impétueuse cascade, empruntant cette fois un sentier véritable qui leur apporta un sentiment de réconfort. Il fallait pourtant redoubler de prudence: on devait dépasser plusieurs fermes sans donner l´alarme aux chiens.

– La plupart de ces gens sont bien disposés à notre égard, dit Tapper, mais il est préférable qu´ils n´en sachent pas trop long.

Bientôt, ils bifurquèrent sur la gauche et traversèrent la crête inégale de la Colline Noire; puis, après s´être faufilés à travers des champs et entre des haies, ils parvinrent à la grand-route. La rivière Monnow coulait juste au-delà, bouillonnant dans la pénombre.

– Un peu plus loin, dit Tapper, il y a un pont qui nous mènera au taillis où nous devons attendre.

Ils n´attendaient pas depuis une demi-heure, qu´ils entendirent un bruit de sabots sur la route, et les pas d´un homme.

Pugh siffla, un sifflement lui répondit. Le chartiste s´avança et souhaita le bonjour au nouvel arrivant.

Combien ?

Six.

– Bon. Nous laisserons sous le pont deux caisses pour votre groupe.

D´accord. On viendra les chercher demain soir.

– Et samedi, nous retraverserons avec les chevaux jusqu´à Abergavenny.

– Bonsoir.

– Bonsoir, compagnon.

Les pas s´éloignèrent, et, l´instant d´après, les chevaux vinrent piétiner sous les arbres. Chaque homme en prit un par la bride, le flattant de la main pour le mettre en confiance et le tranquilliser. Bientôt, tout fut à nouveau plongé dans le silence.

– Il est près de minuit, dit Beniowski. Ils seront bientôt là.

N´était de temps à autre le soupir d´un cheval ou le doux piétinement d´un sabot étouffé par l´herbe, rien ne trahissait la présence des chartistes.

Ils sont en retard, observa Pugh, finalement.

Peut-être qu´on les a interceptés, dit Beniowski.

J´espère que non.

– Je ne le pense pas, intervint Tapper, nos renseignements sont rigoureusement exacts. C´est à Longtown que…

Chut ! Les voilà peut-être ?

Un grondement lointain de lourdes roues résonnait sur la route, faible mais distinct dans le silence de minuit.

– Tenez vos pistolets prêts… prévint Beniowski, au cas où…

Ils attendirent. Les deux garçons auraient pu trépigner d´impatience !

La charrette se rapprochait. Ils entendaient le conducteur fredonner doucement un air chartiste.

Tout va bien, chuchota Pugh, soulagé.

Il vaut mieux s´en assurer, dit Tapper.

Il cria:

Qui va là ?

Un compagnon.

Le mot de passe ?

Guy Fawkes. (1)

Note 1 Nom du chef de la conspiration dit «des Poudres». Le 5 novembre 1605, les conjurés avaient prévu de faire sauter le Parlement britannique.

Guy Fawkes. C´est bien ça.

Les quatre hommes s‘avancèrent vivement, et les garçons rassemblèrent toutes les brides dans leurs mains. A la lueur des lanternes de la voiture, Owen et Tom virent leurs amis tenir conseil avec le conducteur, un homme vêtu de la blouse grossière et du chapeau à larges bords des ouvriers.

– Nous avons appris que vous alliez être arrêté à Longtown, expliquait Tapper. Mieux vaut qu´ils trouvent votre voiture vide. Avez-vous une «histoire» prête à leur raconter ?

– Oui. Je crois qu´ils ne peuvent pas me faire grand-chose, si je n´ai pas de matériel. Il y a des soldats ?

– Oui. Un détachement d´Abergavenny. Mais vous n´avez rien à craindre. A présent, dépêchons-nous de sortir les caisses.

Owen et Tom reconnurent ces mêmes caisses oblongues en forme de cercueil qu´ils avaient vu décharger à la ferme, une nuit. Ainsi, c´était bien ce qu´ils avaient supposé: les chartistes s´armaient…

Fixer les caisses deux par deux sur le dos des chevaux fut l´affaire de quelques minutes. Deux autres caisses, déposées sous le pont pour des chartistes du district, furent recouvertes de fougères. Puis la voiture vide partit à la rencontre des jaquettes rouges embusqués à Longtown – et qui seraient bien déçus !

– Nous ferions mieux d´envelopper les sabots pour assourdir les pas des chevaux, dit Beniowski. J´aurais pu y penser avant. J´ai apporté des chiffons.

Les chevaux, l´un après l´autre, se laissèrent patiemment emmitoufler les sabots par cet homme qu´ils ne connaissaient pas mais qui savait leur parler. Puis Owen reprit la tête de la file et le groupe franchit le pont.

Ils parcoururent les champs et les sentiers sans incident. De temps à autre, les chevaux hennissaient doucement, en percevant la présence d´autres bêtes dans l´ombre, mais, y aurait-il eu quelqu´un dehors à cette heure, ces bruits n´auraient pu attirer l´attention. Owen filait à pas de loup, sans hésitation, les hommes et les chevaux se glissant derrière lui.

De retour dans la vallée d´Olchon, ils escaladèrent le sentier escarpé, le long du torrent dont ils pouvaient, même dans l´obscurité, distinguer le reflet blanc et brillant, là où ils se brisait en écumant sur les rochers. Ils dépassèrent la dernière ferme. Maintenant, leurs seuls ennemis seraient les éléments naturels – le précipice invisible de Daren Olchon, et quelques autres passages de terrain marécageux, malaisés plus que périlleux.

Owen s´arrêta. C´était à peu près l´endroit où l´on devait quitter le sentier. Il se démena de tous côtés, comme un limier flairant une piste, puis s´avança dans l´herbe touffue. Les autres le suivirent sans un mot.

Tout à coup, il s´arrêta de nouveau, et se retourna pour chuchoter quelque chose à Bienowski:

– C´est bizarre… je ne comprends pas: il y a quelqu´un devant nous.

– Devant nous ? Impossible ! Il n´y a rien, pas une maison. C´est une brebis peut-être ?

Ce n´est pas une brebis.

Alors, qu´est-ce que c´est ?

Je vais voir. Pouvez-vous garder mon cheval ?

Owen lui remit la bride et s´enfonça dans la nuit. Habitué dès l´enfance à fouler le sol inégal des landes, il allait parmi les pierres et les touffes d´herbe sans un faux pas et sans un bruit. Tous les quelques mètres, il s´arrêtait pour écouter.

Oui. Il y avait quelqu´un devant lui ! Il en était sûr à présent. Mais qui ?

Il rampa sur les mains et sur les genoux, osant à peine respirer. Soudain, une voix parla, tout près:

– Je suis certain d´avoir entendu quelque chose, sergent.

Owen se figea sur place. Avait-il été remarqué, en dépit de sa prudence ? Les paroles qui suivirent lui apprirent que ce n´était pas lui, mais le groupe tout entier qui avait été repéré lorsqu´il avait quitté le sentier.

– Moi aussi, mon lieutenant, mais je crois que c´était des moutons. De toutes façons, c´est fini maintenant. Je n´ai rien entendu depuis cinq minutes.

– Entre nous, sergent, je trouve que c´est stupide de les rechercher par ici. Nous ferions mieux de surveiller les routes au lieu de perdre notre temps dans ces maudites montagnes.

Owen en avait entendu assez. Il retourna en rampant jusque vers Beniowski et chuchota dans son oreille:

– Il y a une patrouille de soldats juste en travers de notre route. Quelle terrible malchance ! Et ils nous ont entendus.

– Et ils nous entendront de nouveau quand nous repartirons, dit l´homme pensif. Comme tu dis, c´est la pire malchance. Y a-t-il un autre chemin ?

En ligne droite, par-dessus la montagne…là-haut.

Owen désigna de son pouce l´énorme masse qui se dressait au-dessus d´eux, plus noire encore que la nuit elle-même.

– Je pourrais trouver un passage par là pour arriver dans notre vallée. Mais ils nous entendraient tout autant.

A moins qu´ils ne soient occupés à autre chose.

Le ton de Beniowski devenait farouche.

– Je me charge de les occuper… Pugh prendra mon cheval. Owen, quand tu entendras du bruit, tu conduiras le groupe directement par la crête. Je vous rejoindrai lorsque… lorsque je pourrai et… et si je peux.

Qu´est-ce que vous allez faire ?

Beniowski se mit à rire silencieusement.

– Jouer les feux follets, comme vous les appelez ici. Ces jaquettes rouges seront… comment dit-on… proprement ensorcelés. Tu vas voir. C´est une chance que nous ayons emporté une lanterne. Je ne pensais avoir à m´en servir

Il alla chuchoter quelques mots aux autres. Il y eut une rumeur de protestations que Bienoswki fit cesser aussitôt. Il décrocha de la selle la lanterne éteinte, et disparut.

Quelques minutes s´écoulèrent avant qu´une lumière ne brillât soudain dans la nuit, qui se mit à danser sur le flanc de la montagne. Owen s´immobilisé, la respiration coupée. Lui seul savait combien l´abîme était proche, et il savait aussi que leur compagnon se jetait droit dans les bras des militaires.

Est-ce qu´il est devenu fou ? murmura-t-il.

Il est très courageux, chuchota Pugh à ses côtés.

Il sait ce qu´il fait, ajouta Tapper.

Un coup de feu les cloua sur place. La lumière plongea et s´évanouit un instant, puis réapparut ailleurs, beaucoup plus loin.

Bang ! Bang !

C´était un beau vacarme à présent. La lanterne sautait, railleuse, disparaissait et réapparaissait, flottant dans les airs et plongeant vers le sol, comme un véritable feu follet.

Owen restait là, fasciné. Comment Bienowski s´y prenait-il ? Il attirait délibérément les balles et pourtant il semblait invulnérable. Pugh sortit Owen de son rêve, lui rappela qu´eux aussi avaient du travail.

La nuit entière était remplie de cris et de coups de feux. Les soldats avaient complètement perdu la tête et tiraient chaque fois qu´ils entrevoyaient la lueur moqueuse. Dans un tel tapage, un régiment de cavalerie aurait pu se déplacer sans être remarqué.

Un peu plus tard, debout sur le sommet, les chartistes regardèrent derrière eux. Loin en dessous, ils voyaient jaillir la flamme des fusils et scintiller la pâle lueur de la lanterne.

– Le tour est joué, dit Pugh, mais j´espère qu´ils ne réussiront pas à le cerner.

A cet instant, un cri terrifiant se répercuta à travers la montagne. La lumière fendit les airs comme une fusée, décrivit une courbe, et disparut.

Le précipice, dit Owen d´une voix rauque.

 

Début Précédent Sommaire Début de page Suite Fin