1934

Geoffrey Trease

Les compagnons de la Charte
Chapitre XIII

1934

 

Le colportage des «remèdes»

 

 

– C´était un homme courageux et un bon camarade, murmura Tapper tristement.

Des heures avaient passé. Ils déjeunaient dans la cuisine.

Il peut encore arriver, dit Pugh.

Le pharmacien hocha la tête:

– Six heures déjà. Non, s´il était vivant, il serait là. Il a dû tomber dans le précipice…

Pugh acquiesça. A quoi bon espérer ? Il fallait se rendre à l´évidence: un homme de plus avait été sacrifié à la cause. Bienowski avait donné sa vie pour sauver les armes.

Owen repoussa son assiette et se redressa:

– Je vais chercher son corps, dit-il d´une voix sourde.

Je t´accompagne.

Tom s´était levé sans hésiter, malgré sa fatigue et le manque de sommeil.

– Seulement, je voudrais savoir, dit Owen en ouvrant la porte. Qui était Beniowski ?

Les hommes échangèrent des regards. Tapper dit d´un air las:

– Je pense que ça n´a plus d´importance, maintenant. C´était le commandant Beniowski, exilé de Pologne. Il était venu ici pour…

Il s´interrompit. Quelqu´un marchait au dehors. Tous bondirent: après cette nuit terrible, leurs nerfs étaient à bout. Pugh tira son pistolet.

Cache ça, tu es fou, souffla le pharmacien.

Ils attendirent. Les pas se rapprochaient lentement, on aurait dit qu´un animal blessé se traînait dans la cour.

– Bonjour, mes amis ! M´avez-vous laissé de quoi déjeuner ?

Dans l´encadrement de la porte, ils reconnurent Beniowski ! Blessé au front, couvert de boue, il était pâle comme la mort. Ses vêtements en loques où restaient accrochées des ronces, ses yeux injectés de sang ne parvenaient pas à lui enlever son expression débonnaire. Il avait marché jusqu´à l´épuisement, mais sa volonté était telle qu´il réussit à traverser la cuisine d´un pas presque dégagé.

Tapper lui tendit un verre d´eau de vie.

– Dieu merci, vous êtes sain et sauf ! dit-il. Nous vous tenions comme mort.

– On croyait tous que vous étiez tombé dans le précipice, s´écria Owen. Que s´est-il passé ?

– Laisse-le manger quelque chose, avant de le harceler de questions.

– Ca ne me dérange pas, dit Beniowski. Je peux parler en mangeant. Tout a été simple comme bonjour.

– En tous cas, vous avez sauvé la situation, insista Puh avec chaleur.

– J´étais cerné… et acculé au bord du ravin. Non, je n´avais nulle envie de faire le saut ! J´ai encore bien des choses à faire dans la vie ! Je n´avais pas le choix. Il fallait leur faire croire que j´étais tombé. Les soldats n´allaient sûrement pas rechercher mon corps avant le lendemain matin.

Mais vous avez crié. N´avez-vous pas été blessé ?

– Pas à ce moment-là. J´avais déjà une ou deux égratignures, mais ce hurlement à glacer le sang, c´était «du théâtre». J´ai jeté ma lanterne au fond du précipice, et ces pauvres imbéciles ont cru que j´étais tombé avec elle ! Je me suis tenu tranquille jusqu´à ce qu´ils soient partis, et après, j´ai essayé de retrouver mon chemin à travers ces interminables collines.

Tapper posa une assiette d´œufs au lard devant le Polonais qui se mit à manger avec avidité.

– Tout ça ne me dit rien qui vaille ! s´écria le petit homme. Pourquoi les soldats viennent-ils dans ces parages ? Croyez-vous que le Gouvernement ait repéré quelque chose dans notre vallée perdue ?

Impossible, dit Simon Gaunt.

– Tout à fait impossible, convint Pugh. L´existence de la ferme est un secret, un secret absolu. En dehors de nous, six chartistes à peine la connaissent… et chacun d´eux a été trié sur le volet. Des hommes qui ont fait leurs preuves.

Alors c´est une coïncidence. Mais nous devons redoubler de prudence.

– La difficulté, dit à nouveau Gaunt, ce sera de distribuer les armes. On les a bien amenées jusqu´à ici… mais il nous faut les ressortir, c´est ça qui est…

– Ne vous en faites pas, coupa Tapper d´un air malin. J´ai mon plan. Laissez-moi faire.

C´est quelques jours après qu´il révéla son projet aux deux garçons: eux seuls furent dans la confidence.

Un matin Tapper les appela dehors. Le vieux Bucéphale était déjà prêt, harnaché et attelé à la charrette.

Préparez-vous, leur dit-il. Nous partons en voyage.

Ils avaient appris à ne pas le questionner: les raisons de ce départ hâtif, Tapper les leur donnerait en son temps et lieu. Les affaires ficelées dans un baluchon en quelques minutes, ils sautèrent dans la charrette qui bientôt descendit cahin-caha cette même route qu´ils avaient parcourue des semaines auparavant.

– Il est inutile que le Docteur Tapper se remette à dispenser ses remèdes, observa le petit homme avec son gloussement habituel.

– J´aurais cru qu´il se souciait de choses plus importantes, rétorqua Tom hardiment.

Peut-être… Peut-être.

Ils roulèrent en silence un petit bout de chemin. Ils allaient vers le Sud, vers le mont dit «Pain de Sucre» qui coupait la route d´Abergavenny et des houillères. Owen comprit qu´ils retournaient au milieu des ouvriers, et son cœur se mit à battre à l´idée de se retrouver en pleine action.

Lorsqu´ils se furent arrêtés dans un coin solitaire pour prendre le repas du midi, Tapper dit tout à coup:

– Je crois que vous feriez mieux de voir quelle sorte de remèdes je vends… et à qui ils sont destinés.

Il se dirigea vers la charrette et à l´aide des deux garçons, entreprit de la décharger. Bagages personnels, nombreuses boîtes, fioles et flacons – potions et remèdes ordinaires qu´il distribuait aux habitants des villages – un chargement bien innocent en apparence ! Une fois tout déblayé, rien ne justifiait encore son attitude mystérieuse.

Les garçons semblaient perplexes. Owen allait parler, quand Tapper fit sauter une des planches qu´il repoussa sur le côté.

Un double fond ! s´exclama Tom avec admiration.

Sous les planches, il y avait une rangée de piques et de fusils.

– Mes lancettes, dit le pharmacien, en désignant les piques. Et vous n´avez pas regardé mes autres médicaments avec assez d´attention, ajouta-t-il.

Les planches ajustées, ils replacèrent les bouteilles et les boîtes.

– Regardez cette étiquette en latin qu´aucun de ces imbéciles de constables n´est capable de comprendre: «Pilules fortifiantes». Des balles, mes enfants ! Et cette autre: «Poudre pour balayer les impuretés».

De la poudre à fusil ? s´écria Owen.

Tapper acquiesça:

– Un remède violent, dit-il avec tristesse, mais le seul qui guérira la maladie, j´en ai bien peur.

Au cours des journées suivantes, ils distribuèrent leurs «remèdes» dans tous les villages entre Abergavenny et Newport. Ils profitaient de la nuit pour aller se réapprovisionner en armes, tantôt à la ferme, tantôt dans des cachettes aménagées pour eux dans les coins isolés.

Partout dans le pays, des colporteurs exerçaient le même trafic, en dépit des efforts multiples des autorités pour les en empêcher. Piques et sabres ne pouvaient plus s´acheter ouvertement, s´armer devenait un problème chaque jour plus compliqué. Le Gouvernement était fermement résolu à ce que tous les fusils soient d´un seul côté, le sien.

– Où est-ce que tout ça va nous amener ? demanda Owen à Tapper.

Le jeune Gallois posait enfin la question qu´il retournait dans sa tête depuis le jour où il était entré dans le mouvement chartiste.

– Au jour, dit le petit homme d´un air rêveur, où le peuple s´emparera du pouvoir, et où la tyrannie sera abolie à tout jamais.

– C´est pour quand ? On joue à cache-cache depuis des mois. A quoi bon avoir des armes si on ne se s´en sert pas ?

– Tu es impatient, mon garçon. La révolution, c´est une longue partie à jouer. Ca peut durer des générations. Le peuple sera peut-être vaincu maintes et maintes fois… mais à la fin, il sera victorieux. Le peuple ne gagnera peut-être pas cette année, ni l´année prochaine, il n´aura peut-être pas gagné d´ici cent ans… Mais il doit continuer à lutter, lutter, lutter, jusqu´à ce qu´il triomphe.

– C´est gai, dit Tom avec une grimace. A ce moment-là, on sera peut-être tous morts. Mais dites, j´ai entendu les mineurs causer entre eux. Ils parlaient du 5 novembre. Et j´ai remarqué que «Guy Fawkes» est souvent notre mot de passe. Qu´est-ce que ça veut dire ?… Est-ce qu´on va faire sauter le Parlement ?

– Mais non, on ne fera rien de si bête. Puisque vous en savez tellement, autant vous dire tout: le 5 novembre, nous espérons qu´il n´y aura plus d´esclaves en Angleterre. C´est le jour fixé pour le soulèvement.

Tom siffla doucement.

Dans un mois ?… Eh bien !…

– C´est la seule solution: la pétition a échoué, la grève générale a échoué, et la Convention est complètement désorganisée.

– Et qu´est-ce qui va se passer ?

– Le Sud du Pays de Galles donnera le signal du soulèvement, John Frost en aura la direction. Nous marcherons sur Newport, puis sur Monmouth, pour tirer Henry Vincent de sa prison.

Et après ?

– Si la malle-poste de Newport n´arrive pas à Birmingham, ce sera le signal pour ceux des Midlands; Ils se soulèveront en masse. La nouvelle fera traînée de poudre, et tout le Nord se soulèvera, avec le Docteur Taylor, et Bussey. L´Angleterre s´embrasera, de Bristol à Newcastle, et même ceux qui hésiteraient jusque-là se joindront à nous quand les dés seront jetés.

Les yeux d´Owen étincelaient. Ardent, imaginatif, comme tous les Gallois, il était enthousiasmé: pour lui, la victoire ne faisait aucun doute.

Tom avait la tête plus dure: il était plus difficile à convaincre.

– Et vous êtes sûr que nous pouvons tenir devant la cavalerie et les canons ? objecta-t-il. Je veux dire – ce n´est pas que j´ai peur – mais le Gouvernement a presque tout de son côté…

– Je sais, admit Tapper. Mais c´est notre dernière carte. Pourtant, nous ne sommes pas en si mauvaise posture que tu le penses…

Il tira sa montre.

– Si nous nous dépêchons, je crois que je pourrais vous montrer quelque chose qui vous surprendra.

Le soleil s´était couché, et Bucéphale trottait allègrement dans le crépuscule. Ils se trouvaient sur une route déserte et peu fréquentée de la lande, à deux ou trois kilomètres seulement des villages miniers.

– Regardez ! s´exclama Owen soudain. Là, en face ! Des soldats !

Dans la brume montante, on distinguait une troupe d´hommes avançant le long de la route, fusils sur l´épaule.

– Oui, dit Tapper en riant, mais pas les soldats de la Reine. Les nôtres ! Nous n´avons rien à craindre.

Il fit stopper le cheval, et tous trois restèrent assis à regarder. On aurait dit que des compagnies entières exécutaient des marches et des contremarches sur le bas côté de la route. Certains hommes ne tenaient que des bâtons en guise de fusils. Tapper expliqua qu´ils possédaient des armes, mais n´osaient pas les sortir tous les soirs pour l´exercice.

D´autres groupes munis de piques et de faux apprenaient à se ranger en formation serrée, capable de résister aux charges de la cavalerie. Tous faisaient preuve d´une discipline remarquable, et malgré la longue journée de travail aux puits, ils se déplaçaient aussi lestement que s´ils étaient parfaitement reposés.

– Vous pouvez voir ce spectacle dans tout le Nord de l´Angleterre, murmura le pharmacien. Mais vous ne trouverez nulle part une telle organisation. Vous comprenez, nous ici, nous avons quelqu´un qui s´y entend.

– Qui ?

Pour une seule réponse, le pharmacien pointa son fouet vers une silhouette de cavalier un peu floue dans la brume du soir, allant d´une compagnie à l´autre. Bientôt, laissant son travail, l´homme galopa vers la charrette. Cette allure aisée et cette manière de se tenir en selle avaient quelque chose de familier.

Beniowski !

Lui-même.

Le Polonais arrêta son cheval près de la voiture, et il sourit aux garçons.

– Le commandant Beniowski, dit Tapper avec chaleur, l´exilé de Pologne… et celui qui met sur pied l´armée des ouvriers anglais.

 

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