1935

Des extraits des cahiers de prison de l'un des principaux fondateurs du communisme italien...

Une édition électronique réalisée à partir du livre d’Antonio Gramsci, Textes. Édition réalisée par André Tosel. Une traduction de Jean Bramon, Gilbert Moget, Armand Monjo, François Ricci et André Tosel. Paris : Éditions sociales, 1983, 388 pages. Introduction et choix des textes par André Tosel. Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La philosophie de la praxis contre l'historicisme idéaliste
L'anti-Croce (cahier 10)

Antonio Gramsci


2. Lien entre philosophie, religion, idéologie (au sens crocien)

Si par religion on doit comprendre une conception du monde (une philosophie) avec une norme de conduite qui lui corresponde, quelle différence peut-il y avoir entre religion et idéologie (ou instrument d'action) et, en dernière analyse, entre idéologie et philosophie ? Y a-t-il ou peut-il y avoir une philosophie sans une volonté morale conforme ? Les deux aspects de la religiosité, la philosophie et la norme de conduite, peuvent-ils se concevoir comme séparés ou avoir été conçus comme sépa­rés ? Et si la philosophie et la morale sont toujours une unité, pourquoi la philosophie doit-elle logiquement précéder la pratique et non l'inverse ? Ou bien cette façon de poser le problème n'est-elle pas une absurdité et ne doit-on pas, conclure qu'une « his­toricité » de la philosophie ne 'signifie rien d'autre que sa « praticité ». On peut dire sans doute que Croce a effleuré le problème dans Conversations critiques (1, p. 298 à 300); après avoir analysé quelques-unes des Thèses sur Feuerbach, il arrive à la conclusion que, dans ces Thèses, prennent la parole « en face de la philoso­phie antérieure, non pas d'autres philosophes comme on l'attendrait, mais les révolu­tion­naires pratiques », que « Marx ne renversait pas tant la philosophie hégélienne que la philosophie en général, toute espèce de philosophie, et qu'il supplantait le philosopher par l'action pratique ». Mais n'y a-t-il pas au contraire dans ces thèses la reven­dication, face à la philosophie « scolastique » purement théorique ou contem­plative, d'une philosophie qui produise une morale conforme, une volonté réalisatrice à la­quelle elle s'identifie en dernière analyse ? La Thèse XI : « Les philosophes ont seule­ment interprété le monde de différentes manières; il importe maintenant de le trans­former », ne peut pas être interprétée comme une répudiation de toute philoso­phie, mais seulement comme une répugnance envers le psittacisme des philosophes et l'affirmation énergique d'une unité entre théorie et pratique. Qu'une telle solution venant de Croce soit inefficace sur le plan critique, on peut encore le constater ainsi : même si l'on admet par hypothèse absurde, que Marx voulait « remplacer » la philo­sophie en général par l'activité pratique, il faudrait « dégainer » l'argument péremp­toire selon lequel on ne peut nier la philosophie sinon en philoso­phant, c'est-à-dire en réaffirmant ce que l'on avait voulu nier. Et Croce lui-même, dans une note du livre Matérialisme historique et économie marxiste, recon­naît (avait reconnu) expli­ci­tement que l'exigence posée par Antonio Labriola de construire une philosophie de la praxis était justifiée.

On peut encore justifier cette interprétation des Thèses sur Feuerbach comme revendication de l'unité de la théorie et de la pratique, et par conséquent comme iden­ti­fication de la philosophie avec ce que Croce appelle religion (conception du mon­de accompagnée d'une norme de conduite correspondante) - ce qui n'est en réalité que l'affirmation de l'historicité de la philosophie en termes d'immanence absolue, de « terrestrité absolue » - avec la fameuse proposition selon laquelle le « mouvement ouvrier allemand est l'héritier de la philosophie classique allemande ». Cette propo­sition signifie non pas comme l'écrit Croce : « Héritier qui ne continuerait pas l'œuvre des prédécesseurs, mais en entreprendrait une autre, d'une nature différente et oppo­sée », elle signifierait proprement que l' « héritier » continue le prédécesseur, mais le continue « pratiquement » parce qu'il a déduit une volonté active, transforma­trice du monde, de la pure contemplation; et dans cette activité pratique est contenue aussi la « connaissance » qui d'ailleurs n'est « connaissance réelle » et non pas « scolastique », que dans l'activité pratique. Il en résulte aussi qu'un des caractères de la philosophie de la praxis est d'être tout spécialement une conception de masse, une culture de masse et de « masse unie dans son oeuvre », c'est-à-dire que ses normes de conduite ne sont pas universelles sur le seul plan des idées, mais « généralisées » dans la réalité sociale. Et partant, l'activité du philosophe « individuel » ne peut être conçue qu'en fonction de cette unité sociale, c'est-à-dire conçue elle aussi comme politique, comme fonction de direction politique.

De ce point de vue aussi, on voit comment Croce a bien su mettre à profit son étude de la philosophie de la praxis. Qu'est en fait la thèse crocienne de l'identité de la philosophie et de l'histoire sinon une façon, la façon crocienne, de présenter le même problème qui a été posé par les Thèses sur Feuerbach et confirmé par Engels dans son opuscule sur Feuerbach ? Pour Engels, l' « histoire » est pratique (l'expérience, l'industrie), pour Croce, l' « histoire » est encore un concept spéculatif ; autrement dit, Croce a refait à l'envers le chemin - de la philosophie spéculative, on en était venu à une philosophie « concrète » et « historique », la philosophie de la praxis; Croce a retraduit en langage spéculatif les acquisitions progressives de la philosophie de la praxis et le meilleur de sa pensée est dans cette retraduction.

On peut voir avec plus d'exactitude et de précision la signification que la philo­sophie de la praxis donne à la thèse hégélienne de la transformation de la philosophie en histoire de la philosophie, c'est-à-dire de l'historicité de la philosophie. D'où la conséquence : il convient de nier la « philosophie absolue » ou abstraite et spécula­tive, c'est-à-dire la philosophie qui naît de la philosophie précédente et en hérite les « problèmes suprêmes », comme on dit, ou même seulement le « problème philoso­phique »; problème qui devient dès lors un problème historique : comment naissent et se développent les problèmes déterminés de la philosophie. La priorité passe à la pratique, à l'histoire réelle des changements des rapports sociaux desquels (et donc, en dernière analyse, de l'économie) naissent (ou sont présentés) les problèmes que le philosophe se propose et élabore.

On comprend, par le concept le plus large d'historicité de la philosophie c'est-à-dire par l'idée qu'une philosophie est « historique » dans la mesure où elle se diffuse et devient la conception de la réalité d'une masse sociale (avec une éthique conforme), que la philosophie de la praxis, malgré la « sur­prise » et le « scandale » de Croce, étudie dans les « philosophes précisément (!) ce qui n'est pas philosophique, les ten­dances pratiques et les effets sociaux et de classe, que ces philosophes représentent. C'est pourquoi ils découvraient dans le matéria­lisme du XVIIIe siècle la vie française d'alors toute tournée vers le présent immédiat, vers la commodité et l'utilité ; chez Hegel, l'État prussien ; chez Feuerbach, les idéaux de la vie moderne auxquels la société allemande ne s'était pas encore élevée ; chez Stirner, l'âme des marchands; chez Schopenhauer, celle des petits bourgeois, et ainsi de suite ».

Mais n'était-ce pas justement « historiciser » les philosophies particulières, rechercher le lien historique entre les philosophies et la réalité historique par laquelle ils avaient été poussés ? On pourra dire et on dit en fait : mais la « philosophie » n'est-ce pas justement ce qui « reste » au terme de cette analyse par laquelle on identifie ce qui est « social » dans l'œuvre du philosophe? Il faut pourtant poser cette revendica­tion et la justifier mentalement. Après avoir distingué ce qui est social ou « histo­rique » dans une philosophie déterminée, ce qui correspond à une exigence de la vie pratique, à une exigence qui ne soit ni arbitraire ni extravagante (et certes, une telle identification n'est pas toujours facile, surtout si on la tente immédiatement, c'est-à-dire sans une perspective suffisante) il faudra évaluer ce « résidu » qui ne sera pas aussi important qu'il pourrait paraître à première vue, si le problème avait été posé en partant du préjugé crocien que ce problème est une futilité ou un scandale. Qu'une exigence historique soit conçue par un philosophe « individuel » de façon individuelle et personnelle et que la personnalité particulière du philosophe influe profondément sur la forme d'expression concrète de sa philosophie, c'est évident, tout bonnement. Que ces caractères individuels aient de l'importance, c'est à concéder sans réserve. Mais quelle signification aura cette importance ? Elle ne sera pas purement instru­men­tale et fonctionnelle, étant donné que s'il est vrai que la philosophie ne se déve­loppe pas à partir d'une autre philoso­phie, mais qu'elle est une solution continuelle de problème que propose le développe­ment historique, il est vrai aussi que chaque philosophe ne peut pas négliger les philosophes qui l'ont précédé. Il agit même d'habi­tude comme si sa philosophie était une polémique ou un développement des philoso­phies précédentes, des œuvres individuelles concrètes des philosophes précédents. Quelquefois même « il est utile » de proposer la découverte personnelle d'une vérité comme si elle était le développe­ment d'une thèse précédente d'un autre philosophe, parce que c'est une force que de s'insérer dans le processus particulier de dévelop­pement de la science particulière à laquelle on collabore.

De toute façon, apparaît le lien théorique par lequel la philosophie de la praxis, tout en continuant l'hégélianisme, le « renverse », sans vouloir pour cela, comme le croit Croce, « supplanter » toute espèce de philosophie. Si la philosophie est histoire de la philosophie, si la philosophie est « histoire », si la philosophie se développe parce que se développe l'histoire générale du monde (c'est-à-dire les rapports sociaux dans lesquels vivent les hommes) et non simplement parce qu'à un grand philosophe succède un plus grand philosophe, il est clair alors que travailler pratiquement à l'his­toire, c'est faire en même temps une philosophie « implicite » qui sera « explicite » dans la mesure où les philosophes l'élaboreront de façon cohérente, c'est soulever des problèmes de connaissance qui, en plus d'une forme « pratique » de solution, trouve­ront tôt ou tard une forme théorique grâce au travail des spécialistes, après avoir trouvé immédiatement la forme spontanée du sens commun populaire, c'est-à-dire des agents pratiques des transformations historiques. On voit combien les crociens ne comprennent pas cette façon de poser la question à leur étonnement devant certains événements : « ... On a ce fait paradoxal d'une idéologie pauvrement, aridement matérialiste qui donne lieu en pratique à une passion de l'idéal, à une fougue du renouveau, à laquelle on ne peut nier une certaine (!) sincérité », et à l'explication abstraite à laquelle ils ont recours : « Tout ceci est vrai en principe (!) et c'est aussi providentiel, puisque cela montre que l'humanité a de grandes ressources intérieures qui entrent en jeu au moment même où une raison superficielle prétendrait les nier », accompagnée des petits jeux de dialectique formelle d'usage : « La religion du maté­rialisme, par le fait même qu'elle est religion, n'est plus matière (!?); l'intérêt écono­mique, lorsqu'il est élevé jusqu'à l'éthique, n'est plus pure économie. » Ou bien cette subtilité de De Ruggiero est une futilité, ou bien elle se rattache à une proposition de Croce selon laquelle toute philosophie en tant que telle n'est qu'idéalisme ; mais cette thèse énoncée, pourquoi alors une telle bataille de mots ? Serait-ce seulement pour une question de terminologie ?


(M.S., pp. 231-235 et G.q. 10 (II), § 31, pp. 1269-1274.)

[1935]



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