1979

"Ce petit livre se préoccupe davantage des idées que des évènements. Il n’est pas une tentative de biographie."


LE MARXISME DE TROTSKY

Duncan Hallas



1. La révolution permanente

Pendant le dernier tiers du 18ème siècle, la révolution industrielle, le changement le plus profond dans l’histoire de la race humaine depuis le développement de l’agriculture dans la préhistoire, prenait un élan irrésistible dans une petite contrée de la planète, la Grande Bretagne. Mais les capitalistes anglais devaient bientôt avoir des émules dans les pays où la bourgeoisie avait conquis le pouvoir ou s’en était approchée.

Dès le début du 20ème siècle le capitalisme industriel dominait complètement le monde. Les empires coloniaux de l’Angleterre, de la France, de l’Allemagne, de la Russie, des USA, de la Belgique, des Pays-Bas, de l’Italie et du Japon couvraient la plus grande partie des terres émergées du globe. Les sociétés, essentiellement pré-capitalistes, qui conservaient une indépendance formelle (la Chine, l’Iran, l’Empire Ottoman, l'Éthiopie, etc.) étaient, en fait, dominées par l’une ou l’autre des grandes puissances impérialistes, ou partagées entre elles – le terme « sphères d’influence » exprime cette situation avec exactitude. Une telle « indépendance » symbolique n’était due qu’à la rivalité des impérialismes concurrents (l’Angleterre contre la Russie en Iran, contre l’Allemagne – avec la Russie comme outsider – en Turquie, la Grande Bretagne, les Etats-Unis, l’Allemagne, la Russie, la France, le Japon et d’autres concurrents mineurs, tous les uns contre les autres, en Chine).

Pourtant les pays conquis ou dominés par les puissances industrielles capitalistes n’ont pas, d’une manière générale, été transformés en copies conformes des diverses « mères patries ». Bien au contraire, ils sont restés pour l’essentiel des sociétés pré-industrielles. Leur développement social et économique a été profondément influencé – déformé – par la conquête ou la subordination, mais ils n’ont pas été, ce qui est caractéristique, modelés à l’image de la nouvelle société.

La description célèbre par Marx de la ruine de l’industrie textile indienne (qui était basée sur des produits de haute qualité fabriqués par des artisans indépendants) par les cotonnades à bon marché fabriquées par les machines du Lancashire met en évidence l’impact initial du capitalisme occidental sur ce qu’il est désormais convenu d’appeler le « tiers monde », à savoir l’appauvrissement et la régression sociale.

Ce processus de « développement inégal et combiné », selon l’expression de Trotsky, amena à une situation (toujours présente à ce jour dans ses traits essentiels) dans laquelle la plus grande partie de la population mondiale non seulement n’a pas avancé socialement et économiquement, mais a été rejetée en arrière. Quelle était alors (et demeure en fait aujourd’hui) le chemin du progrès pour la masse du peuple de ces pays ?

Trotsky, alors un jeune homme de 26 ans, contribua de façon profondément originale à la solution de ce problème. C’était une solution fondée dans les réalités du développement inégal du capitalisme à l’échelle mondiale, et dans l’analyse marxiste du véritable sens du développement industriel – la création, d’un seul et même mouvement, de la base matérielle d’une société avancée sans divisions sociales, d’une part, et de l’autre d’une classe exploitée, le prolétariat, qui est capable de s’élever lui-même au rang de classe dirigeante et, par sa domination, d’abolir les classes, la lutte des classes, et toutes les formes d’aliénation et d’oppression.

Trotsky, naturellement, développa son idée en l’appliquant en premier lieu à la Russie. Il est par conséquent nécessaire de considérer le cadre idéologique des polémiques agitant les révolutionnaires russes à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème pour comprendre toute la pertinence de sa contribution. Mais pas seulement les révolutionnaires russes. Il y avait après tout, à l’époque, un véritable mouvement international.

Une fois que l’Europe et l’Amérique du Nord seront réorganisées, elles constitueront une force si colossale et un exemple tel que les peuples à demi civilisés viendront d’eux-mêmes dans leur sillage : les besoins économiques y pourvoiront déjà à eux seuls. Mais par quelles phases de développement social et politique ces pays devront passer par la suite pour parvenir eux aussi à une structure socialiste, là-dessus, je crois, nous ne pouvons aujourd’hui qu’échafauder des hypothèses assez oiseuses. Une seule chose est sûre : le prolétariat victorieux ne peut faire de force le bonheur d’aucun peuple étranger, sans par là miner sa propre victoire.1

Ainsi écrivait Engels à Kautsky en 1882. Il ne pensait pas à la Russie. Les pays mentionnés dans sa lettre sont l’Inde, l’Algérie, l’Egypte et les « possessions hollandaises, portugaises et espagnoles ». Malgré tout, son approche générale est représentative de la pensée de ce qui devait devenir la Deuxième Internationale (à partir de 1889). Le cours du développement politique suivrait celui du développement économique. Le mouvement socialiste révolutionnaire qui devait détruire le capitalisme et mener finalement à la dissolution du prolétariat et de toutes les classes (après une période de dictature du prolétariat) dans la société sans classes de l’avenir était appelé à se développer là où le capitalisme et son accessoire indispensable, le prolétariat, s’étaient d’abord développés.

Les marxistes russes, dont le groupe pionnier de « l’Emancipation du Travail » fut fondé l’année suivante de la lettre d’Engels, devaient intégrer la Russie dans ce cadre historique.

Plekhanov, le principal théoricien du groupe, n’avait pas de doutes. L’Empire russe, disait-il dans les années 1880-90, était essentiellement une société pré-capitaliste, destinée à passer par le processus du développement capitaliste avant que la question du socialisme ne puisse être abordée. Il rejetait fermement l’idée, avec laquelle Marx lui-même avait un moment joué, que la Russie puisse, en fonction des développements en Europe, sauter le stade capitaliste du développement et opérer une transition vers le socialisme sur la base d’un mouvement paysan renversant l’autocratie et cherchant à préserver les éléments de possession commune traditionnelle de la terre (le Mir) qui existait toujours dans les années 1880.

L’opinion de Plekhanov, exprimée à l’occasion de polémiques avec l’école de la « voie paysanne vers le socialisme » (les Narodniks), devint le point de départ de tout le marxisme russe postérieur. Proclamer qu’en fait le capitalisme se développait en Russie, que le Mir était condamné, que l’idée d’une « voie russe vers le socialisme » spécifique était une illusion réactionnaire – ces notions furent fondamentales pour la génération suivante de marxistes russes, pour Lénine et, quelques années plus tard, pour Trotsky et tous leurs camarades. Les trois premiers volumes des Œuvres de Lénine sont très largement consacrés à la critique des Narodniks et à des démonstrations de l’inévitabilité – et du caractère progressiste – du capitalisme en Russie. Le groupe de l’Iskra, fondé en 1900 pour créer une organisation nationale unifiée à partir de groupes et cercles sociaux-démocrates dispersés, se basait fermement sur l’opinion selon laquelle la classe ouvrière industrielle était la base de cette organisation.

Trois questions se posaient : d’abord, quelle était la relation entre les rôles politiques de la classe ouvrière (encore une faible minorité), la bourgeoisie et la paysannerie (la grande majorité) ; et donc, quel était le caractère de classe de la révolution à venir en Russie ; enfin, quelle était la relation entre la révolution et les mouvements de la classe ouvrière dans les pays avancés occidentaux ?

Les différentes réponses données à ces questions devaient, avec celles relatives à la nature du parti révolutionnaire, définir deux groupes d’opinion qui allaient finalement former des tendances fondamentalement divergentes. Pour comprendre la théorie trotskyste de la révolution permanente, il est nécessaire de jeter un bref regard sur ces réponses, telle qu’elles sont apparues sous une forme définitive après la révolution de 1905.

 

Le menchevisme

L’opinion menchevique peut être résumée de la façon suivante : l’état du développement des forces productives (c’est à dire l’arriération économique générale de la Russie combinée avec la croissance d’une industrie moderne, de petite taille mais significative) définit le cadre du possible, à savoir une révolution bourgeoise, à l’instar de celle de 1789-94 en France. Par conséquent la bourgeoisie doit prendre le pouvoir et établir une république démocratique-bourgeoise qui balaiera les vestiges des rapports sociaux pré-capitalistes et ouvrira la voie à une croissance rapide des forces productives (et du prolétariat) sur une base capitaliste. La lutte pour le socialisme pourra ainsi, au bout du compte, être mise au programme.

Le rôle politique de la classe ouvrière est donc de pousser la bourgeoisie à s’opposer au tsarisme. Elle doit préserver son indépendance politique – ce qui signifie, de façon centrale, que les sociaux-démocrates ne peuvent participer à un gouvernement révolutionnaire en même temps que des forces non prolétariennes.

Quant à la paysannerie, elle n’est pas capable de jouer un rôle politique indépendant. Elle peut jouer un rôle révolutionnaire secondaire en soutien à la révolution bourgeoise essentiellement urbaine et, après cette révolution, devra connaître une différentiation économique plus ou moins rapide entre une couche d’agriculteurs capitalistes (qui sera conservatrice), une couche de petits exploitants et une masse de prolétaires agricoles sans terre.

Il n’existe pas dans ce cadre de connexion organique entre la révolution bourgeoise russe et le mouvement ouvrier européen, même si la révolution russe (au cas où elle se produirait avant la révolution socialiste à l’Ouest) doit renforcer les social-démocraties occidentales.

En réalité, le menchevisme était une tendance plutôt hétérogène. Certains mencheviks mettaient l’accent sur des parties spécifiques de ce schéma (qui, tel qu’il a été présenté, était essentiellement celui de Plekhanov), mais tous acceptaient ses contours généraux.

La révolution de 1905 mit au jour ses tares les plus fondamentales. La bourgeoisie ne devait pas jouer le rôle qui lui avait été assigné. Bien sûr, Plekhanov, qui avait étudié en profondeur la grande Révolution Française, n’attendait pas de la bourgeoisie russe qu’elle mène une lutte déterminée contre le tsarisme en l’absence d’énormes pressions par en bas. De la même manière que la dictature jacobine de 1793-94, le point culminant décisif de la Révolution Française, avait pris le pouvoir sous la pression violente des sans-culottes, la masse plébéienne de Paris, la classe ouvrière pouvait être en Russie la véritable force motrice, obligeant les représentants politiques de la bourgeoisie (ou une partie d’entre eux) à prendre le pouvoir. Mais 1905 et la période postérieure démontrèrent qu’il n’existait pas de tendance « robespierriste » dans la bourgeoisie russe. Confrontée à la montée révolutionnaire, elle s’empressa de se rallier au tsar.

Déjà, en 1898, le manifeste rédigé pour le Premier Congrès, avorté, de la social-démocratie russe déclarait :

A mesure que l’on va vers l’est en Europe, la bourgeoisie devient sur le plan politique plus faible, plus lâche, plus mesquine, de telle sorte que les tâches culturelles et politiques qui incombent au prolétariat s’en trouvent augmentées d’autant.2

Ce n’était pas une question de géographie, mais d’histoire. Le développement du capitalisme industriel et du prolétariat moderne avaient fait partout de la bourgeoisie, même dans les pays où l’industrialisation était embryonnaire, une classe conservatrice. En fait, l’échec de la révolution en Allemagne en 1848-49 avait démontré cela bien plus tôt.

Le bolchevisme

Le point de vue des bolcheviks partait des mêmes prémices que celui des mencheviks. La révolution à venir serait, et ne pourrait être, qu’une révolution bourgeoise en termes de nature de classe. De plus, ils rejetaient toute solution basée sur des pressions exercées sur la bourgeoisie, et proposaient une alternative.

La transformation démocratique bourgeoise du régime économique et politique de la Russie est certaine, inéluctable.

écrivait Lénine dans sa célèbre brochure Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique (juillet 1905).

Aucune force au monde ne pourrait empêcher cette transformation. Mais l’action combinée des forces réelles accomplissant cette transformation peut aboutir à un double résultat ou à une double forme. De deux choses l’une : 1) ou tout finira par une « victoire décisive de la révolution sur le tsarisme » ; 2) ou les forces manqueront pour une victoire décisive et tout finira par un compromis entre le tsarisme et les éléments les plus « inconséquents » et les plus « égoïstes » de la bourgeoisie. (…) Nous devons nous faire une idée exacte des forces sociales réelles qui s’opposent au « tsarisme » (…) et qui sont capables de remporter sur lui une « victoire décisive ». Ces forces ne peuvent être ni la grande bourgeoisie, ni les grands propriétaires fonciers (…). Nous voyons bien qu’ils ne veulent même pas de cette victoire décisive. Nous savons qu’ils sont incapables, par leur situation de classe, de soutenir une lutte décisive contre le tsarisme : la propriété privée, le capital, la terre sont à leurs pieds un trop lourd boulet pour qu’ils puissent engager une lutte décisive. Ils ont trop besoin, contre le prolétariat et la paysannerie, du tsarisme avec son appareil policier et bureaucratique, avec ses forces militaires, pour aspirer à sa destruction. Non, la seule force capable de remporter une « victoire décisive sur le tsarisme » ne peut être que le peuple, c’est-à-dire le prolétariat et la paysannerie (…). La « victoire décisive de la révolution sur le tsarisme », c’est la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie (…).
Ce ne peut être qu’une dictature, parce que les transformations absolument et immédiatement nécessaires au prolétariat et à la paysannerie provoqueront de la part des propriétaires fonciers, des grands bourgeois et du tsarisme une résistance désespérée (…). Cependant ce ne sera évidemment pas une dictature socialiste, mais une dictature démocratique (…). Elle pourra, dans le meilleurs des cas, procéder à une redistribution radicale de la propriété foncière au profit de la paysannerie, introduire la démocratie de façon totale et conséquente jusques et y compris la proclamation de la république ; extirper non seulement de la vie des campagnes, mais aussi de la vie des usines, les survivances du despotisme asiatique ; commencer à améliorer sérieusement la condition des ouvriers et à élever leur niveau de vie ; enfin, last but not least, étendre l’incendie révolutionnaire à l’Europe. Cette victoire ne fera encore nullement de notre révolution bourgeoise une révolution socialiste…3

L'orientation menchevique n’était pas seulement erronée, affirmait Lénine, elle était l’expression d’un refus de mener la révolution à son terme. La détermination des mencheviks à s’allier aux libéraux bourgeois ne pouvait que provoquer la paralysie. La paysannerie, par ailleurs, avait un véritable intérêt à la destruction du tsarisme et des vestiges féodaux à la campagne. Par conséquent, la « dictature démocratique » – un gouvernement provisoire révolutionnaire, avec des représentants de la paysannerie aux côtés des sociaux-démocrates – était le régime « jacobin » approprié, qui briserait la réaction et établirait une « république démocratique (avec l'égalité complète des nations et leur droit à disposer d'elles mêmes), confiscation des terres des grands propriétaires fonciers et journée de travail de 8 heures) ».4

La solution de Trotsky

Trotsky rejetait, aussi fermement que Lénine, le soutien à une hypothétique « bourgeoisie révolutionnaire ». Il ridiculisa le projet menchevique comme

une catégorie en dehors de l’histoire, inventée au moyen de la déduction et des analogies, par des journalistes. Parce que la révolution doit être menée « jusqu’au bout », parce que c’est une révolution bourgeoise, parce que les jacobins, révolutionnaires démocrates, en France, ont mené la révolution jusqu’au bout, la révolution russe ne peut transmettre le pouvoir qu’à la démocratie révolutionnaire bourgeoise... Après avoir établi, d’une façon immuable, la formule algébrique de la révolution, les mencheviks s’efforcent ensuite de lui adjoindre des valeurs arithmétiques qui n’existent pas dans la nature.5

A tous autres égards, la théorie trotskyste de la révolution permanente, qui devait beaucoup au marxiste germano-russe Parvus, différait de la position bolchevique.

D’abord, et de façon cruciale, elle écartait la possibilité pour la paysannerie de jouer un rôle politique indépendant :

La paysannerie ne peut jouer un rôle révolutionnaire indépendant. L’histoire ne peut confier au moujik la tâche de libérer une nation bourgeoise de ses chaînes. Du fait de sa dispersion, de son arriération politique, et en particulier de ses contradictions internes profondes qui ne peuvent être résolue dans le cadre d’un système capitaliste, la paysannerie ne peut que porter au vieil ordre des coups vigoureux de l’arrière, par des soulèvements spontanés, d’une part, et en créant des mécontentements dans l’armée, d’autre part.6

Ceci était identique à la position menchevique, et suivait la qualification par Marx de la paysannerie française en tant que classe.

Parce que « c'est la ville qui possède l'hégémonie dans la société moderne », seule une classe urbaine peut jouer un rôle dirigeant, et parce que la bourgeoisie n’est pas révolutionnaire (et la petite bourgeoisie urbaine est de toutes façons incapable de jouer le rôle des sans-culottes),

Une seule conclusion s’impose : seule la lutte de classe du prolétariat, qui soumet à sa direction révolutionnaire les masses paysannes, peut « mener la révolution jusqu’au bout ».7

Cela doit conduire à un gouvernement ouvrier, la « dictature démocratique » de Lénine n’est rien d’autre qu’une illusion :

La domination politique du prolétariat est incompatible avec son esclavage économique. Sous quelque drapeau politique que le prolétariat ait accédé au pouvoir, il sera obligé de prendre le chemin d’une politique socialiste. Il serait du plus grand utopisme de penser que le prolétariat, après avoir accédé à la domination politique par suite du mécanisme interne d’une révolution bourgeoise, puisse, même s’il le désirait, borner sa mission à créer les conditions démocratiques et républicaines de la domination sociale de la bourgeoisie.8

Mais cela amène à une contradiction immédiate. Le point de départ commun des marxistes russes était précisément que la Russie manquait à la fois des bases matérielles et humaines du socialisme – une industrie hautement développée et un prolétariat moderne constituant une partie importante de la population et ayant acquis une organisation et une conscience comme classe « en soi », selon la formule de Marx. Lénine avait dénoncé avec force (dans les Deux tactiques) :

… l’idée absurde, semi-anarchiste, de l’application immédiate du programme maximum, de la conquête du pouvoir pour la révolution socialiste. Le degré de développement économique de la Russie (condition objective) et le degré de conscience et d’organisation des grandes masses du prolétariat (condition subjective indissolublement liée à la condition objective) rendent impossible l’émancipation immédiate et totale de la classe ouvrière. Seuls les gens les plus ignares peuvent méconnaître le caractère bourgeois de la révolution démocratique en cours (en 1905).9

D’un point de vue marxiste, l’argument de Lénine est incontestable aussi longtemps qu’il ne s’agit que de la seule Russie. Il est peut-être nécessaire, en vue de développements ultérieurs, de souligner ce point élémentaire. Le socialisme, pour Marx et pour tous ceux qui se considéraient comme ses partisans à l’époque, est l’auto-émancipation de la classe ouvrière. Il suppose dès lors une industrie moderne de grande échelle et un prolétariat dont la conscience de classe le rend capable d’auto-émancipation.

Trotsky était néanmoins convaincu que seule la classe ouvrière était capable de jouer le rôle dirigeant dans la révolution russe, et que, si elle le faisait, elle ne pouvait manquer de prendre le pouvoir dans ses propres mains. Et ensuite ?

Le pouvoir révolutionnaire devra résoudre des problèmes socialistes absolument objectifs et, dans cette tâche, à un certain moment, il se heurtera à une grande difficulté : l’état arriéré des conditions économiques du pays. Dans les limites d’une révolution nationale, cette situation n’aurait pas d’issue. La tâche du gouvernement ouvrier sera donc, dès le début, d’unir ses forces avec celles du prolétariat socialiste de l’Europe occidentale. Ce n’est que dans cette voie que sa domination révolutionnaire temporaire deviendra le prologue d’une dictature socialiste. La révolution permanente sera donc de règle pour le prolétariat de Russie, dans l’intérêt et pour la sauvegarde de cette classe.10

L’hypothèse originale d’Engels est mise à l’envers. Le développement inégal du capitalisme mène à un développement combiné dans lequel la Russie arriérée devient, provisoirement, l’avant-garde d’une révolution socialiste internationale.

La théorie de la révolution permanente resta centrale dans le marxisme de Trotsky jusqu’à la fin de sa vie. Ce n’est que dans un aspect important que ses idées postérieures à 1917 sur la question diffèrent de celles exposées ci-dessus. La version d’avant 1917 s’appuyait pesamment sur l’action spontanée de la classe ouvrière. Comme nous le verrons, Trotsky était à l’époque fortement opposé au « centralisme bolchevik » et rejetait en pratique la conception du rôle dirigeant du parti. En 1917, il inversa sa position sur cette question. Ses applications postérieures de la théorie de la révolution permanente se structurèrent dès lors autour du rôle du parti ouvrier révolutionnaire.

 

Le résultat

Toute théorie, du moins toute théorie qui a quelque prétention à être scientifique, trouve son test ultime dans la pratique. Comme dit le dicton du Lancashire : « La preuve du pudding, c’est quand on le mange » (« the proof of the pudding is in the eating »). Mais le test pratique décisif peut être longtemps repoussé, parfois longtemps après la mort du théoricien, de ses partisans et de ses adversaires.

A l’inverse des sciences physiques – où il est toujours possible en principe de procéder à des expérimentations (même lorsque les moyens techniques nécessaires ne sont pas immédiatement disponibles) – le marxisme, en tant que science du développement social (de même, en fait, que ses rivales bourgeoises, les pseudo-sciences que sont l’économie, la sociologie, etc.) ne peut être testé selon une échelle de temps arbitraire mais seulement au cours du développement historique et, même alors, de façon seulement provisoire.

La raison en est assez simple, même si les conséquences peuvent être immensément compliquées. « Les hommes font leur propre histoire », disait Marx, mais pas « dans des conditions qu'ils ont choisies eux-mêmes ». Les actes « volontaires » de millions et de dizaines de millions de personnes qui sont, bien sûr, eux-même historiquement conditionnés, confrontés à des contraintes imposées par tout le développement historique antérieur (donc ces millions d’êtres sont, de façon caractéristique, inconscients) produisent des effets plus complexes que ne peut les prévoir le théoricien le plus visionnaire. Le degré de « on s’engage, et puis… on voit » qui était pour Napoléon la description sous forme d’aphorisme de sa science militaire, doit toujours être considérable pour des révolutionnaires engagés dans une tentative consciente de modeler le cours des événements.

Les révolutionnaires russes du début du vingtième siècle ont eu plus de chance que la plupart de leurs semblables. Pour eux, le test décisif est venu très vite. L’année 1917 vit les mencheviks, opposés en principe à toute participation à un gouvernement non prolétarien, rejoindre un gouvernement d’adversaires du socialisme afin de poursuivre une guerre impérialiste et de retenir la vague révolutionnaire. Cela vérifia en pratique la prédiction de Lénine, qui disait en 1905 qu’ils étaient la « Gironde » de la révolution russe.

Cette année-là vit les bolcheviks, partisans de la dictature démocratique et d’un gouvernement révolutionnaire provisoire de coalition, après une période initiale de « soutien critique » à ce que Lénine, dès son retour en Russie, qualifia de « gouvernement des capitalistes », se tourner de façon décisive vers la prise du pouvoir par la classe ouvrière sous l’impact des Thèses d’Avril de Lénine et de la pression des travailleurs révolutionnaires dans leurs rangs.

Elle vit les analyses de Trotsky brillamment confirmées lorsque Lénine, en actes cependant plus qu’en paroles, adopta la perspective de la révolution permanente et abandonna sans cérémonie la dictature démocratique.

Elle vit aussi Trotsky, dans la pratique, isolé et impuissant à agir sur les événements de la grande crise révolutionnaire, jusqu’à ce que, en juillet, il intègre le groupe, petit et essentiellement composé d’intellectuels, de ses partisans au parti bolchevik de masse. Elle vit donc la longue et rude lutte de Lénine (que Trotsky avait dénoncée pendant plus d’une décennie comme « sectaire ») pour un parti ouvrier, libéré de l’influence idéologique de « marxistes » petits bourgeois (autant qu’une telle indépendance puisse être obtenue par des moyens organisationnels) confirmée non moins brillamment.11

Trotsky démontrait qu’il avait eu raison sur la question stratégique centrale de la révolution russe. Mais, comme Cliff le remarque fort justement, il était « un brillant général sans véritable armée ».12 Trotsky ne devait jamais oublier ce fait. Il écrivit plus tard que la rupture avec Lénine, en 1903-04, sur la question de la nécessité d’un parti ouvrier discipliné, avait été « la plus grande erreur de (sa) vie ».

La Révolution d’Octobre porta la classe ouvrière russe au pouvoir, et ce dans le contexte d’une vague montante de révolte révolutionnaire contre les vieux régimes en Europe centrale et, à un moindre degré, en Europe occidentale.

La perspective de Trotsky, comme celle de Lénine après avril 1917, dépendait crucialement de la victoire de la révolution prolétarienne dans au moins « un ou deux » (comme Lénine, toujours prudent, le disait) pays avancés.

Dans les faits, la puissance des partis sociaux-démocrates établis (qui avaient démontré dans la pratique, à partir d’août 14, qu’ils étaient devenus nationalistes et conservateurs) et les hésitations et les fuites des dirigeants des scissions « centristes » de ces partis entre 1916 et 1919, firent avorter le mouvement révolutionnaire en Allemagne, Autriche, Hongrie, Italie et ailleurs avant que la révolution prolétarienne ne puisse être victorieuse, ou, là où elle avait été temporairement victorieuse, consolidée.

L’analyse par Trotsky des conséquences de ces faits sera examinée plus tard. Mais d’abord, il est utile de jeter un coup d’œil à la deuxième Révolution Chinoise (de 1925-27) et de son résultat au regard de la théorie de Trotsky.

 

La Révolution Chinoise (1925-1927)

Le Parti Communiste Chinois avait été fondé en juillet 1921 dans le cadre d’une montée du sentiment anti-impérialiste et d’une mobilisation de la classe ouvrière dans les villes côtières, où la classe ouvrière industrielle, jeune mais substantielle, luttait pour s’organiser.

Faible et composé d’abord essentiellement d’intellectuels, le PCC avait réussi en quelques années à devenir la direction d’un mouvement ouvrier nouveau-né.

La Chine était alors une semi-colonie, divisée de façon informelle entre les impérialismes britannique, français, américain et japonais. Les impérialismes allemand et russe avaient été éliminés par la guerre et la révolution avant 1919.

Chaque puissance impérialiste maintenait sa propre « sphère d’influence » et soutenait « ses propres » barons régionaux, seigneur de la guerre ou gouvernement « national ». Ainsi les Anglais, alors la puissance impérialiste dominante, abreuvaient d’armes, d’argent et de « conseillers » Ou Peï-fou, le seigneur de la guerre dominant en Chine centrale, qui contrôlait les districts du fleuve Yangzi. Les Japonais fournissaient les mêmes services à Tchang Tso-Lin, seigneur de la guerre de Mandchourie. Des gangsters militaires de second ordre, chacun d’eux attaché de façon changeante à l’une ou l’autre des puissances impérialistes, contrôlaient l’essentiel du reste du pays.

L’exception, une exception très partielle, était Canton et son arrière-pays. Là Sun Yat-sen, le père du nationalisme chinois, avait établi une espèce de base sur un programme d’indépendance nationale, de modernisation et de réformes sociales revêtu d’un vague vernis « de gauche ». Le parti de Sun, le Kuomintang (KMT), avant 1922 un corps inefficace et plutôt informe, dépendait de la tolérance des seigneurs de la guerre « progressistes » locaux.

Malgré tout, après des manœuvres préliminaires à partir de 1922, les dirigeants du KMT conclurent un accord avec le gouvernement de l’URSS, qui envoya en 1924 des conseillers politiques et militaires à Canton et commença à livrer des armes. Le KMT devint un parti centralisé avec une armée relativement efficace. De plus, à partir de la fin de 1922 les membres du PCC furent orientés vers le KMT « à titre individuel ». Trois d’entre eux siégeaient même à l’Exécutif du KMT. Cette politique, qui avait rencontré une certaine résistance dans le PCC, était imposée par l’Exécutif de l’Internationale Communiste. Le PCC fut, dans les faits, rattaché au KMT.

Puis, au début de l’été 1925, un mouvement de grève de masse – en partie économique au départ mais rapidement politisé pendant la répression tentée par des troupes étrangères et la police – se déclencha à Shanghai et se répandit dans la plupart des grandes villes de la Chine centrale et méridionale, parmi lesquelles Canton et Hong Kong. Avec des hauts et des bas, un gigantesque mouvement de révolte de masse secoua les villes jusqu’au début de 1927. A certains moments, il y eut même une situation de double pouvoir, avec des comités de grève dirigés par le PCC constituant un « gouvernement numéro deux ». Et au cours des mêmes années des révoltes paysannes éclatèrent dans un certain nombre de provinces importantes. Les régimes des seigneurs de la guerre furent secoués jusque dans leurs fondations. Le KMT essaya de surfer sur l’orage avec l’aide du PCC, puis de l’exploiter pour conquérir le pouvoir au niveau national sans changement social. Au début de 1926, le KMT fut admis dans l’Internationale Communiste en qualité de membre sympathisant !

Trotsky, même s’il était toujours membre du bureau politique du parti russe, était en fait exclu de toute influence politique directe dès 1925. Selon Deutscher13, il appela au retrait du PCC du KMT en avril 1926. Ses premières critiques écrites substantielles datent de septembre.

En Chine, la lutte révolutionnaire est entrée depuis 1925 dans une nouvelle phase, qui est caractérisée par dessus tout par l’intervention active de larges couches du prolétariat. En même temps, la bourgeoisie commerciale et les éléments de l’intelligentsia qui lui sont liés se dirigent vers la droite, adoptant une attitude hostile envers les grèves, les communistes et l’URSS. Il est tout à fait clair qu’à la lumière de ces faits fondamentaux la question de la révision des rapports entre le Parti Communiste et le Kuomintang doit être nécessairement posée…
Le mouvement à gauche des masses laborieuses chinoises est un fait tout aussi certain que le mouvement à droite de la bourgeoisie chinoise. Pour autant que le Kuomintang a été basé sur l’union politique et organisationnelle des travailleurs et de la bourgeoisie, il doit désormais être déchiré par les tendances centrifuges de la lutte des classes…
La participation du PCC au Kuomintang était parfaitement correcte dans la période pendant laquelle le PCC était une société de propagande qui ne faisait que se préparer à une activité politique indépendante future mais qui, en même temps, cherchait à participer à la lutte de libération nationale en cours… Mais le puissant réveil, dans les faits, du prolétariat chinois, son désir de lutte et d’organisation de classe indépendante, est absolument incontestable… Sa tâche (du PCC) politique immédiate doit être dorénavant de lutter pour la direction indépendante directe de la classe ouvrière en éveil – non pas bien sûr pour soustraire la classe ouvrière à la lutte nationale-révolutionnaire, mais pour lui assurer le rôle, non seulement du combattant le plus résolu, mais aussi celui de dirigeant politique exerçant une hégémonie sur la lutte des masses chinoises…
Penser que la petite bourgeoisie peut être gagnée par des manœuvres intelligentes ou des bons conseils au sein du Kuomintang et une utopie sans espoir. Le parti communiste pourra d’autant mieux exercer une influence, directe et indirecte, sur la petite bourgeoisie des villes et des campagnes qu’il sera en lui-même plus fort, c’est-à-dire qu’il aura gagné la classe ouvrière chinoise. Mais ce n’est possible que sur la base d’un parti de classe et d’une politique de classe indépendants.14

Voilà qui était totalement inacceptable pour Staline et ses associés. Leur politique était de coller au KMT et de forcer le PCC, envers et contre tous, à s’y subordonner. De cette façon ils espéraient gagner pour l’URSS un allié fiable en Chine du Sud qui, peut-être, pourrait plus tard prendre le pouvoir au niveau national.

Cette politique était justifiée théoriquement en remettant au goût du jour la thèse de la « dictature démocratique ». La révolution chinoise était une révolution bourgeoise et par conséquent, argumentait-on, le but doit être une dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie. Pour préserver le bloc ouvrier-paysan, le mouvement devait se limiter à des revendications « démocratiques ». La révolution socialiste n’était pas au programme. La difficulté que constituait le fait que le KMT n’était manifestement pas un parti paysan fut résolue par l’argument selon lequel il était un parti multi-classes, un « bloc de quatre classes » (bourgeoisie, petite bourgeoisie urbaine, ouvriers et paysans).

Qu’est-ce cela signifie de toutes façons – un bloc de quatre classes ? Avez-vous déjà rencontré cette expression dans la littérature marxiste ? Moi – jamais. Si la bourgeoisie sous son drapeau bourgeois prend la tête des masses populaires opprimées et se saisit du pouvoir d’Etat avec leur aide, alors ce n’est pas un bloc mais l’exploitation politique par la bourgeoisie des masses opprimées.15


Le nœud du problème, c’était que la bourgeoisie capitulerait devant les impérialistes. Par conséquent le KMT jouerait inévitablement un rôle contre-révolutionnaire.

La bourgeoisie chinoise est suffisamment réaliste et connaît d'assez près la figure de l'impérialisme mondial pour comprendre qu'une lutte réellement sérieuse contre lui exige une pression si forte des masses révolutionnaires que dès le début, c'est la bourgeoisie elle-même qui sera menacée. (...) Et si, dès nos premiers pas, nous avons appris aux ouvriers de Russie à ne pas croire que le libéralisme soit disposé à culbuter le tsarisme et abolir le féodalisme et que la démocratie petite-bourgeoise en soit capable, nous aurions dû, de la même façon, inoculer, dès le début, ce sentiment de méfiance aux ouvriers chinois. Au fond, la nouvelle théorie de Staline-Boukharine, si totalement fausse, sur « l'immanence » de l'esprit révolutionnaire de la bourgeoisie coloniale n'est que du menchevisme traduit dans le langage de la politique chinoise16

Le résultat est bien connu. Tchang Kaï-chek, chef militaire du KMT, monta son premier coup contre la gauche à Canton en mars 1926. Le PCC, sous la pression des Russes, se soumit. Quand l’armée de Tchang lança « l’Expédition du Nord », une vague de révolte ouvrière et paysanne détruisit les forces des seigneurs de la guerre, mais le PCC, fidèle au « bloc », fit de son mieux pour empêcher les « excès ». Avant que Tchang n’entre à Shanghai en mars 1927, les forces des seigneurs de la guerre avaient été défaites par deux grèves générales et une insurrection menée par le PCC. Tchang ordonna le désarmement des ouvriers. Le PCC refusa de résister. Puis, en avril, ils furent massacrés et le mouvement ouvrier fut décapité. Il y eut ensuite une scission dans le KMT. Les dirigeants civils, craignant (à juste titre) que Tchang ne soit désireux d’instaurer sa dictature militaire, constituèrent leur gouvernement à Wuhan (Hankou).

Le PCC se vit dès lors ordonner par le Komintern de soutenir ce régime KMT « de gauche », et fournit ses ministres du travail et de l’agriculture. Son dirigeant, Wang Jingwei, les utilisa pour son propre compte et, après quelques mois, réalisa son propre coup d’Etat. Il devint même plus tard le chef du gouvernement fantoche de la Chine sous occupation japonaise. Le PCC fut contraint à la clandestinité et perdit rapidement sa base de masse dans les villes. Lors de chaque confrontation cruciale, il avait utilisé son influence chèrement acquise pour persuader les travailleurs de ne pas résister au KMT.

Ensuite, du fait qu’un stade critique avait été atteint dans la lutte interne au parti en Russie, le groupe dirigeant de Staline-Boukharine dans le Parti Communiste d’Union Soviétique (PCUS) opéra un tournant à 180 degrés. Après des capitulations répétées devant le KMT, le PCC fut forcé à une démarche putschiste. Staline et Boukharine avaient besoin d’une victoire en Chine pour contrer les critiques de l’opposition (qu’ils se préparaient à exclure) au quinzième congrès du PCUS en décembre 1927. Un nouvel émissaire du Komintern, Heinz Neumann, fut dépêché à Canton où il s’employa à organiser un coup d’Etat au début de décembre. Le PCC avait encore une force clandestine sérieuse dans la ville. Cinq mille communistes, pour la plupart des travailleurs locaux, participèrent au soulèvement. Mais il n’y avait pas eu de préparation politique, pas d’agitation, pas d’implication de la masse de la classe ouvrière. Les communistes furent isolés. Cette « Commune de Canton » fut écrasée à peu près dans le même temps qu’avait pris la répression de l’insurrection de Blanqui à Paris en 1839 – deux jours – et pour les mêmes raisons. C’était un putsch entrepris sans considération pour le niveau de la lutte de classe et la conscience de la classe ouvrière. Le résultat fut un massacre encore plus sanglant que celui de Shanghai. Le PCC cessa d’exister à Canton.

La théorie de la révolution permanente avait été à nouveau confirmée de façon frappante – dans un sens négatif. La domination impérialiste de la Chine voyait son bail renouvelé.

Supposons, malgré tout, que les PCC ait suivi le même cours que les bolcheviks après avril 1917. Une dictature prolétarienne était-elle possible dans un pays aussi arriéré que l’était la Chine au milieu des années vingt ?

Trotsky avait à ce propos l’esprit ouvert :

La question d’une voie de développement « non-capitaliste » de la Chine a elle-même été posée sous forme conditionnelle par Lénine, pour qui, tout comme pour nous, c’était et cela reste une vérité élémentaire que la révolution chinoise, abandonnée à ses seules forces, c’est-à-dire sans le soutien direct du prolétariat victorieux de l’URSS et de la classe ouvrière de tous les pays, ne pourrait que déboucher sur des possibilités plus larges de développement capitaliste du pays, avec des conditions plus favorables pour le mouvement ouvrier… Mais d’abord, l’inévitabilité de la voie capitaliste n’a aucunement été prouvée ; et deuxièmement – l’argument est incomparablement plus actuel pour nous – les tâches bourgeoises peuvent être décidées de diverses manières.17

Il sera nécessaire de revenir à ce dernier point. Dans la deuxième moitié de ce siècle une série de révolutions se sont produites, de l’Angola à Cuba et du Vietnam à Zanzibar (aujourd’hui une partie de la Tanzanie), qui n’étaient certainement pas des révolutions prolétariennes et encore moins des révolutions bourgeoises dans le sens classique du terme.

Trotsky n’avait pas prévu un tel développement, ni personne à son époque. La théorie de la révolution permanente, décisivement confirmée dans la première moitié du 20ème siècle, doit à l’évidence être reconsidérée à la lumière de ces derniers développements. La question sera abordée dans le chapitre final.

 

Notes:

1 Engels à Kautsky, 12 septembre 1882, in K. Marx et F. Engels, Correspondance, Moscou: Editions du Progrès 1981, pp352-353.

2 Manifesto of the Russian Social-Democratic Workers' Party (1898), in R V Daniels (ed.), A Documentary History of Communism, New York: Vintage 1962, Vol.1, p7.

3 Lénine, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, Paris, Editions Sociales 1971, pp 64, 65, 66. Ce qui est souligné l'est dans l'original.

4 La guerre et la social-démocratie russe, 1914.

5 Léon Trotsky, 1905, Paris, Minuit 1969, p. 382.

6 Ibid, p 383.

7 Ibid, p385.

8 Ibid, p452.

9 Deux tactiques de la social-démocratie, chapitre II.

10 Léon Trotsky, Our differences, in 1905, New York, Vintage 1972, p317. (Le texte français paru aux éditions de Minuit, reproduit sur marxists.org, est plus lacunaire que cette traduction anglaise, réalisée d'après l'édition russe révisée de 1922, nous n'avons pas pu retrouver le texte original russe, NdT).

11 Cela nous éloignerait trop du propos limité du présent ouvrage de tenter de justifier ces déclarations. Le livre de Trotsky Histoire de la révolution russe, Paris, Seuil 1950, et celui de Tony Cliff Lenin Vol.2, Londres, Pluto Press 1976, fournissent, sous des angles légèrement différents, les éléments décisifs.

12 Tony Cliff, Lenin, op cit, p. 138.

13 Isaac Deutscher, The Prophet Unarmed, Londres, Oxford University Press, 1959, p. 323.

14 « Opposition Unie », The Chinese Communist Party and the Kuomintang, Leon Trotsky on China, New York, Monad 1976, pp113-115.

15 Léon Trotsky, Речь о Китайской Революции (Discours sur la révolution chinoise), 24 mai 1927, Archives Trotsky en 9 volumes, volume I, 2005, http://lib.ru/TROCKIJ/Arhiv_Trotskogo__t1.txt#60

16 Léon Trotsky, Bilan et perspectives de la révolution chinoise

17 Léon Trotsky, Китайская революция и тезисы тов. Сталина (La révolution chinoise et les thèses du camarade Staline), 7 mai 1927, Archives en 9 volumes, volume I, 2005, http://lib.ru/TROCKIJ/Arhiv_Trotskogo__t1.txt#39



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