1979

"Ce petit livre se préoccupe davantage des idées que des évènements. Il n’est pas une tentative de biographie."


LE MARXISME DE TROTSKY

Duncan Hallas



2. Le stalinisme

Le rêve - et l’espoir - d’une société sans classe et véritablement libre est très ancien. En Europe, il est bien représenté depuis le quatorzième siècle dans les fragments qui survivent des idées de nombreux rebelles et hérétiques. « Quand Adam creusait et qu’Eve filait, qui était le gentilhomme ? » (« When Adam delved and Eve span, who was then the gentleman ? »), était le slogan populaire pendant la grande révolte paysanne de 1381 en Angleterre. Et bien sûr, des sentiments semblables peuvent être identifiés (même s’ils sont recouverts d’idéologie de la classe dominante) chez les premiers chrétiens et les premiers musulmans, de même, à des degrés variables, que dans des sociétés beaucoup plus anciennes.

Marx introduisit une idée fondamentalement nouvelle. Elle peut être résumée ainsi : les aspirations des penseurs et des activistes les plus avancés des générations du passé (pré-industriel), aussi admirables et inspiratrices pour l’avenir qu’elles aient été, étaient utopiques à leur époque pour la bonne raison qu’elles étaient irréalisables. La société de classe, l’exploitation et l’oppression sont inévitables aussi longtemps que le développement des forces productives et de la productivité du travail (concepts liés mais non identiques) demeure à un niveau comparativement bas. Avec la croissance du capitalisme industriel, un tel Etat de chose n’est plus inévitable, à condition que le capitalisme soit renversé. Une société sans classes, basée sur une (relative) abondance est désormais possible. De plus, l’instrument avec lequel construire une telle société – le prolétariat industriel – a été mis au monde par le développement du capitalisme lui-même.

Ces idées étaient, évidemment, le lot commun du marxisme d’avant 1914. Tous les révolutionnaires de tradition marxiste les considéraient comme acquises. Mais la société qui résulta de la Révolution d’Octobre en Russie n’était pas une société libre et sans classes. Même au stade initial, elle s’écartait considérablement de la vision d’un Etat ouvrier qui était celle de Marx (telle qu’il l’exposait dans La guerre civile en France) ou des développements de Marx par Lénine (contenus dans l’Etat et la révolution). Cette société devait plus tard se transformer en un despotisme monstrueux.

Il n’est pas possible d’exagérer l’importance de ces faits. L’existence, d’abord d’un Etat, puis de toute une série d’Etats, se proclamant « socialistes » mais qui sont de répugnantes caricatures du socialisme, doit être considérée comme un facteur majeur dans la survie du « capitalisme occidental ».

Les propagandistes de droite prétendent que le stalinisme, ou quelque chose qui lui ressemble, est le résultat inévitable de l’expropriation de la classe capitaliste. Les idéologues sociaux-démocrates, eux, décrivent le stalinisme comme la conséquence normale du « centralisme bolchevik », et Staline comme « l’héritier naturel de Lénine ».

Trotsky fit la première tentative systématique d’analyse matérialiste historique du stalinisme – du résultat réel de la révolution russe. Quelles que soient les critiques qui peuvent lui être adressées – et certaines seront exprimées ici – elle a été le point de départ de toutes les analyses ultérieures sérieuses d’un point de vue marxiste.

Quelle était la réalité sociale de la Russie de 1921, lorsque Lénine était encore président du Conseil des Commissaires du Peuple et Trotsky toujours Commissaire du Peuple à la Guerre ?

S’exprimant en faveur de la Nouvelle Politique Economique (NEP) en URSS à la fin de 1921, Lénine disait :

si le capitalisme y gagne, la production industrielle va croître, et le prolétariat croîtra aussi. Les capitalistes vont gagner à notre politique et vont créer un prolétariat industriel, qui, chez nous, du fait de la guerre et de la pauvreté désespérée et de la ruine, a été déclassé, c’est-à-dire dévié de son chemin de classe, et a cessé d’exister en tant que prolétariat. On appelle prolétariat la classe occupée à la production de valeurs matérielles dans l’industrie capitaliste de grande échelle. Comme l’industrie capitaliste de grande échelle a été brisée, comme les usines et les ateliers sont au point mort, le prolétariat a disparu. Il a parfois figuré dans les statistiques, mais il n'était pas connecté à des racines économiques.1

Le prolétariat « a cessé d’exister en tant que prolétariat » ! Que devient alors la dictature du prolétariat, le prolétariat en tant que classe dominante ?

La guerre et la guerre civile ont ruiné l’industrie russe – déjà très faible selon les critères occidentaux. De la Révolution d’Octobre à mars 1918, lorsque fut signé le « monstrueux traité de voleurs » de Brest-Litovsk avec l’Allemagne, la Russie révolutionnaire restait en guerre avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. Le mois d’après la première des armées « alliées » d’intervention – la japonaise – débarqua à Vladivostok et commença à avancer en Sibérie. Elle ne devait pas se retirer avant novembre 1922. Au cours de ces années les détachements de quatorze armées étrangères (notamment ceux des Etats-Unis, de la Grande Bretagne et de la France) envahirent le territoire de la république révolutionnaire. Les généraux « blancs » étaient armés, équipés et financés. Au point fort de l’intervention, à l’été de 1919, la république soviétique était réduite à un petit Etat en Russie d’Europe centrale autour de Moscou, avec quelques bastions extérieurs précaires. Même à l’été suivant, alors que les armées blanches avaient été définitivement vaincues, un quart des fournitures de céréales disponibles dans la République soviétique dut être envoyé au groupe de l’armée occidentale qui combattait l’invasion polonaise.

Ceci à une époque où les grandes villes, dépeuplées, mouraient de faim. Plus de la moitié de la population totale de Petrograd (Saint-Pétersbourg) et près de la moitié de celle de Moscou s’était enfuie à la campagne. Le peu d’industrie qui tournait encore était consacré presque entièrement à la guerre – et cela ne fut possible qu’au moyen de la « cannibalisation », le sacrifice constant de la base productive dans son ensemble afin qu’une partie puisse continuer à fonctionner. Voilà les circonstances dans lesquelles le prolétariat russe, déjà une minorité au départ, devait se désintégrer.

Les faits sont suffisamment connus et sont exposés avec quelque détail dans, entre autres, le second volume de La révolution bolchevique de E.H. Carr.2 En 1921, la production industrielle totale était d’environ un huitième du chiffre de 1913, lui même très bas d’après les critères allemands, britanniques ou américains.

La révolution survécut grâce à d’énormes efforts, dirigée par une dictature révolutionnaire qui surpassait largement la dictature jacobine de 1793 par sa capacité mobilisatrice. Mais elle survécut au prix d’une économie ruinée. Et elle resta isolée. Dès 1921, le mouvement révolutionnaire européen était clairement en marée descendante.

Ce qui nous concerne ici, ce sont les conséquences sociales de ces faits. Le dit « communisme de guerre » de 1918-21 avait été, en réalité, une économie de siège de la variété la plus brutale. Dans son essence, elle consistait en réquisitions forcée de céréales de la paysannerie, la cannibalisation de l’industrie, la conscription universelle et la coercition massive pour gagner une guerre de survie.

Avant la révolution une part substantielle de la production céréalière avait été dirigée vers les villes (directement ou par le moyen d’exportations) sous la forme de rentes, de paiements d’intérêts, de taxes, de compensations, etc., payés aux vieilles classes dirigeantes. La Russie tsariste avait été un exportateur majeur de céréales. Désormais, avec la destruction de l’ordre ancien, ce lien était coupé. Les paysans produisaient pour la consommation – ou pour l’échange. Mais la ruine de l’industrie aboutissait à ce qu’il n’y avait rien, ou presque rien, à échanger. D’où la réquisition forcée.

La révolution avait survécu dans un pays dont l'immense majorité de la population était paysanne du fait du soutien - habituellement passif mais parfois actif - des masses rurales qui en avaient bénéficié. A la fin de la guerre civile, elles n'avaient plus rien à gagner et les révoltes de 1921, à Cronstadt et Tambov, montraient que la paysannerie et des sections de ce qui restait de la classe ouvrière se retournaient contre le régime.

La Nouvelle Politique Économique (ou NEP) mise en œuvre à partir de 1921 reconnaissait ce fait primordial et introduisait un impôt fixe (levé en céréales, la monnaie étant devenue sans valeur sous le communisme de guerre) à la place des réquisitions arbitraires de la période précédente. En second lieu, elle permettait le retour du commerce et de la petite production privés (réservant les « hauteurs stratégiques » à l'Etat). Troisièmement, elle ouvrait les portes (avec peu de succès) au capital étranger invité à exploiter des « concessions ». Quatrièmement, et c'était d'une importance vitale, la NEP introduisait le principe de rentabilité dans la plupart des industries nationalisées, en même temps qu'une orthodoxie financière stricte, basée sur l'étalon-or, pour émettre une monnaie stable et imposer la discipline du marché sur les entreprises aussi bien publiques que privées.

Ces mesures, introduites entre 1921 et 1928, ont réellement produit une relance économique. Lente au début, elle s'accéléra jusqu'à ce qu'en 1926-27 les niveaux de production industrielle de 1913 soient atteints, et, dans quelques cas isolés, dépassés. En matière de denrées alimentaires disponibles (essentiellement les céréales), la croissance fut beaucoup plus lente. La production augmentait mais les paysans, qui n'étaient plus exploités comme en 1913, consommaient beaucoup plus de leurs récoltes qu'avant la révolution, de telle sorte que les villes continuaient à vivre dans le rationnement.

Réalisé grâce à des mesures capitalistes ou quasi-capitalistes, ce rétablissement économique était accompagné de certaines conséquences sociales.

Désormais les villes que nous dirigions offraient un aspect étranger; nous avions l'impression de sombrer dans un marécage - paralysés, corrompus... L'argent lubrifiait toute la machine comme sous le capitalisme. Un million et demi de chômeurs recevaient des allocations - bien maigres - dans les grandes villes... Les classes renaissaient sous nos yeux; au bas de l'échelle, les sans emploi recevaient 24 roubles par mois, au sommet l'ingénieur en gagnait 800, et entre les deux le permanent du parti touchait 222 roubles mais obtenait beaucoup de choses gratuitement. Il y avait un écart croissant entre la prospérité de la minorité et la misère de l'immense majorité.3

Comme résultat de la NEP, la classe ouvrière connut une véritable renaissance numérique par rapport à l'étiage de 1921, mais elle ne revécut pas politiquement - en tous cas pas à une échelle suffisante pour secouer le pouvoir du bureaucrate, du « Nepman » et du koulak. La contrainte du chômage de masse - beaucoup plus sévère proportionnellement dans la Russie des années vingt que dans l'Angleterre des années trente - était un facteur majeur.

Un Etat ouvrier déformé

La désintégration de la classe ouvrière avait atteint un stade avancé lorsque, vers la fin de 1920, le dit « débat sur les syndicats » éclata dans le PC russe.

La question en jeu était, superficiellement, de savoir si oui ou non les travailleurs avaient besoin d'une organisation syndicale pour se défendre contre « leur propre » Etat. A un niveau plus profond le conflit portait sur des questions plus fondamentales.

L'Etat ouvrier de 1918 existait-il toujours ? La démocratie des soviets avait été, dans la pratique, détruite dans la guerre civile. Le Parti Communiste s'était « émancipé » du besoin d'avoir le soutien de la majorité de la classe ouvrière. Les soviets étaient devenus des organes d'approbation des décisions du parti. De plus, le processus de « militarisation » et de « commandement » dans le Parti Communiste s'était développé parallèlement, et pour les mêmes raisons.

Face à ces développements, « l'opposition ouvrière » du parti se révolta. Elle réclamait « l'autonomie » pour les syndicats, dénonçant le contrôle du parti et en appelant à une tradition de « contrôle ouvrier de la production » (une revendication du parti dans une période précédente). Si elles avaient été adoptées, ces mesures auraient abouti à la fin du régime - car la masse de la classe ouvrière était désormais décidément différente, pour ne pas dire anti-bolchevique. C'était aussi, de plus en plus, le cas de la paysannerie, qui constituait la grande majorité de la population. La « démocratie » dans ces conditions ne pouvait que signifier la contre-révolution - et une dictature d'extrême droite.

Le parti avait été contraint de se substituer à une classe ouvrière en voie de disparition, et dans le parti les corps de direction avaient de plus en plus raffermi leur autorité sur des effectifs en augmentation mais mal assortis. Le PCR avait, en chiffre arrondis, 115 000 membres au début de 1918, 313 000 au début de 1919, 650 000 à l'été de 1921 - parmi lesquels les ouvriers d'usine diminuaient comme peau de chagrin.

Le parti était devenu le fondé de pouvoir d'une classe ouvrière qui, d'une façon qu'on souhaitait temporaire, était devenue incapable de diriger ses propres affaires. Mais le parti lui-même n'était pas épargné par les forces sociales très puissantes générées par le déclin industriel, la productivité du travail en baisse, l'arriération culturelle et la barbarie. En fait, pour que le parti puisse jouer le rôle de « fondé de pouvoir » il était nécessaire de priver la masse de ses adhérents de toute décision dans la conduite des évènements - car ils étaient eux aussi devenus le reflet de l'arriération de la Russie et du déclin de la classe ouvrière.

La solution proposée par Trotsky à ce problème était, au début, de persister résolument dans la démarche substitutiste.

Nous devons prendre conscience de la mission historique révolutionnaire du parti. Le parti est contraint de maintenir sa dictature, sans tenir compte des flottements provisoires dans la réaction spontanée des masses, ni même des hésitations momentanées de la classe ouvrière. Cette prise de conscience constitue pour nous un ferment d'unité indispensable.4

Cette attitude l'amena à argumenter en faveur de l'intégration des syndicats à l'appareil d'Etat (comme cela se produisit plus tard sous Staline, dans les faits sinon dans la forme). Il n'y avait ni besoin ni justification possible d'une autonomie même relative des syndicats ; elle ne servait qu'à focaliser le mécontentement au lieu d'être un moyen pour le parti d'exercer son contrôle.

Les arguments développés par Lénine contre cette position, en décembre 1920 et en janvier 1921, sont importants pour le développement ultérieur de l'analyse par Trotsky de l'URSS. Ils devaient, avec retard, devenir son fondement.

Le camarade Trotsky parle d'un « Etat ouvrier ». Mais c'est une abstraction ! Lorsque nous parlions de l'Etat ouvrier en 1917, c'était normal; mais aujourd'hui, lorsque l'on vient nous dire : « Pourquoi défendre la classe ouvrière, et contre qui, puisqu'il n'y a plus de bourgeoisie, puisque l'Etat est un Etat ouvrier », on se trompe manifestement car cet Etat n'est pas tout à fait ouvrier, voilà le hic. C'est l'une des principales erreurs du camarade Trotsky.5

Un mois plus tard, il écrivait :

j’aurais dû lui dire : « Un Etat ouvrier est une abstraction. En réalité, nous avons un Etat ouvrier, premièrement, avec cette particularité que c’est la population paysanne et non ouvrière qui prédomine dans le pays et, deuxièmement, c’est un Etat ouvrier avec une déformation bureaucratique ».6

Un Etat ouvrier déformé bureaucratiquement dans un pays à dominante paysanne. Au stade suivant, la NEP, Trotsky devait adopter cette vision et en approfondir le contenu. Il n'est pas nécessaire de décrire ici en détail le sort de l'Opposition de gauche (1923) et de l'Opposition unifiée (1926-27)7, dans lesquelles Trotsky joua le rôle dirigeant. Il suffit de présenter certaines de leurs positions les plus importantes.

Les oppositions de gauche et unifiée avaient poussé à la démocratisation du parti, la soumission de son appareil et un programme planifié d'industrialisation, financé en taxant le koulak et le nepman, pour combattre le chômage, faire revivre la classe ouvrière économiquement et politiquement et recréer ainsi la base de la démocratie des soviets.

Les positions matérielles du prolétariat de notre pays doivent, dans certains domaines, se renforcer de façon absolue et dans d'autres de façon relative (augmentation du nombre des ouvriers occupés, diminution du nombre des sans-travail, élévation du niveau matériel des ouvriers...

déclarait la plate-forme de l'Opposition.

Le retard chronique de notre industrie, ainsi que des transports, de l'électrification et de la construction sur les demandes et les besoins de la population, de l'économie nationale et du système social de l'URSS dans son ensemble, paralyse tout le roulement économique8

La contradiction interne de cette position était que, d'une part, démocratiser le parti signifiait permettre au mécontentement à la fois paysan et prolétarien de trouver une expression organisée ; d'autre part, aggraver la pression de l'Etat sur les nouveaux riches (en particulier les paysans les plus aisés) reproduirait certaines des tensions extrêmes du communisme de guerre qui avaient amené le parti, d'abord à interdire toute opposition légale en dehors du parti, puis à éliminer l'opposition interne au parti et à mettre en place la dictature de l'appareil.

De toutes façons, cette orientation ne fut pas mise à l'épreuve.

Ce n'était pas seulement l'économie qui était « paralysée ». L'opposition l'était aussi. Son programme attaquait les intérêts matériels des trois classes qui bénéficiaient principalement de la NEP : les bureaucrates, les nepmen et les koulaks. L'opposition ne pouvait l'emporter sans le regain de l'activité de la classe ouvrière, qui était sa seule base de soutien possible. Ce qui, à son tour, était rendu extrêmement difficile par les conditions économiques et sociales de la NEP, aussi longtemps que la révolution restait isolée.

Staline, chef et porte-parole de la couche conservatrice des fonctionnaires du parti et de l'Etat qui dirigeaient en fait le pays, résista vigoureusement aux deux revendications, celle d'une industrialisation planifiée et celle de la démocratisation (comme le firent ses alliés à l'aile droite du parti, notamment Boukharine et ses partisans).

Tel était le contenu social du « socialisme dans un seul pays » défendu par le groupe dirigeant à partir de 1925. C'était une déclaration en faveur du statu quo contre tout « désordre », contre toute attente révolutionnaire et toute politique active à l'étranger.

En avril 1924, Staline lui-même avait résumé ce qui était encore la vision généralement acceptée:

Pour renverser la bourgeoisie, il suffit des efforts d'un seul pays, l'histoire de notre révolution en témoigne. Pour la victoire définitive du socialisme, pour l'organisation de la production socialiste, les efforts d'un seul pays, surtout d'un pays paysan comme la Russie, ne suffisent plus ; il faut les efforts des prolétaires de plusieurs pays avancés...9

C'était une paraphrase de Lénine, et rien d'autre qu'une déclaration des réalités sociales et économiques. Mais cette opinion orthodoxe, commune à l'époque aux marxistes russes de toutes les tendances, avait l'inconvénient de mettre l'accent sur le caractère provisoire du régime et sur sa dépendance, pour un développement socialiste, à l'égard des révolutions à l'Ouest. Cela devenait profondément inacceptable pour les couches dirigeantes. Le « socialisme dans un seul pays » fut leur déclaration d'indépendance vis-à-vis du mouvement ouvrier.

Après la défaite finale de l'Opposition et son exil de Russie, Trotsky résuma l'expérience dans un article écrit en février 1929 :

après la conquête du pouvoir, une bureaucratie indépendante se différencia du milieu ouvrier et cette différenciation... (qui) au début n'était que fonctionnelle, devint plus tard sociale. Naturellement, le processus à l'intérieur de la bureaucratie se déroulait en relation avec des développements profonds dans le pays. Sur la base de la Nouvelle Politique Economique, une large couche de petite bourgeoisie urbaine réapparut, ou apparut pour la première fois. Les professions libérales connurent une renaissance. A la campagne, le paysan riche, le koulak, releva la tête. De larges sections de la fonction publique, précisément parce qu'elles s'étaient élevées au dessus des masses, se rapprochèrent de la strate bourgeoise et établirent avec elle des liens familiaux. De plus en plus, l'initiative ou la critique de la part des masses était considérée comme intempestive... La majorité de ces fonctionnaires qui se sont élevés au dessus des masses est profondément conservatrice... Cette couche conservatrice, qui constitue le plus puissant soutien de Staline dans sa lutte contre l'Opposition, est encline à se porter beaucoup plus à droite, dans la direction des nouveaux éléments possédants, que Staline lui-même ou le noyau principal de sa fraction.10

La conclusion politique qui était tirée de cette analyse était le danger d'un « Thermidor soviétique ». Le 9 Thermidor (27 juillet 1794) la dictature jacobine fut renversée par la Convention et remplacée par un régime de droite (le Directoire à partir de 1795) qui présida à une réaction politique et sociale en France et pava le chemin de la dictature de Bonaparte (à partir de 1799). Thermidor marqua la fin de la grande Révolution Française. Un Thermidor russe était désormais à craindre.

Des éléments d'un processus thermidorien, assurément d'un type très particulier, peuvent aussi être trouvés au pays des soviets. Ils ont revêtu une évidence frappante au cours des dernières années. Ceux qui sont au pouvoir aujourd'hui, soit ont joué un rôle secondaire dans les évènements décisifs de la première période, soit étaient des opposants purs et simples de la révolution et ne l'ont rejointe qu'après sa victoire. Ils servent aujourd'hui essentiellement de camouflage pour ces couches et ces groupes qui, en même temps qu'ils sont hostiles au socialisme, sont trop faibles pour une entreprise contre-révolutionnaire et cherchent donc une voie thermidorienne ramenant vers la société bourgeoise; ils cherchent à « descendre la pente en appuyant sur les freins », comme l'a exprimé l'un de leurs idéologues.11

Ceci, malgré tout, ne s'était pas encore produit. Ce n'était pas non plus inévitable. L'Etat ouvrier était encore intact, même s'il était entamé. L'issue, pensait Trotsky,

sera décidée dans le cours même de la lutte que mènent les forces vives de la société. Il y aura des hauts et des bas, dont la durée dépendra dans une large mesure de la situation en Europe et dans le monde.12

Pour résumer, ils y avait alors trois forces fondamentales à l'œuvre en URSS : les forces de droite - les éléments néo-capitalistes, les koulaks, les nepmen, etc., pour lesquels une importante section de l'appareil « au pouvoir aujourd'hui » sert « essentiellement de camouflage » ; la classe ouvrière, représentée par une Opposition désormais interdite ; et la « bureaucratie centriste », la fraction stalinienne au sommet de l'appareil, qui n'est pas elle-même thermidorienne mais qui s'appuie sur les thermidoriens en zigzaguant de gauche à droite pour essayer de conserver le pouvoir.

Elle était allée vers la droite de 1923 à 1928 ; puis vint le virage à gauche. « Le cours de 1928-1931 », écrivait Trotsky cette année-là,

si nous laissons encore de côté les inévitables hésitations et retours en arrière, représente une tentative, de la part de la bureaucratie, de s'adapter au prolétariat, sans abandonner, néanmoins, ni le principe de base de sa politique ou, ce qui est le plus important, son omnipotence. Les zigzags du stalinisme montrent que la bureaucratie n'est pas une classe, qu'elle n'est pas un facteur historique indépendant, mais une force accessoire, un organe exécutif des classes. Le zigzag de gauche prouve qu'aussi loin que soit allé le cours droitier qui l'a précédé, il s'est développé malgré tout sur la base de la dictature du prolétariat.13

Par conséquent, la classe ouvrière était encore, dans un certain sens, détentrice du pouvoir - ou du moins elle avait la possibilité de retrouver le pouvoir sans un soulèvement fondamental.

La reconnaissance de l'actuel Etat soviétique comme un Etat ouvrier signifie non seulement que la bourgeoisie ne peut s'emparer du pouvoir autrement que par un soulèvement armé, mais aussi que le prolétariat de l’URSS n'a pas perdu la possibilité de se soumettre la bureaucratie, ou de réanimer et d'assainir le régime de la dictature, sans une nouvelle révolution, par les méthodes et les voies de la réforme.14

A l'époque où ces lignes ont été écrites elles étaient, dans les faits, dénuées de tout fondement. L'analyse des « trois forces » était désespérément dépassée. Dans les années vingt, elle avait constitué une tentative réaliste (même si elle était provisoire) d'analyse marxiste du cours des évènements en URSS.

Les classes néo-capitalistes, et leur influence sur l'aile droite du parti au pouvoir, étaient tout à fait réelles en 1924-1927. Le rôle vacillant de la fraction dirigeante de Staline était, à l'époque, tel que Trotsky le décrivait. Mais il y avait eu un changement fondamental en 1928-1929.

En 1928, la NEP entrait dans sa crise finale. Les nepmen et les koulaks avaient un intérêt vital à son maintien et à l'extension plus avant des concessions faites au petit capitalisme, urbain et rural. Les dirigeants de la bureaucratie, et leur vaste clientèle dans la échelons inférieurs de la hiérarchie, n'avaient pas d'intérêt vital semblable. Leur seul intérêt vital était de résister à la démocratisation dans le parti et dans l'Etat. Ils s'étaient alliés avec les forces du petit capitalisme (et l'aile droite boukharinienne du parti) contre l'Opposition, contre le danger de la renaissance de la classe ouvrière.

Mais lorsque, une fois l'Opposition neutralisée, la bureaucratie fut confrontée à l'offensive des koulaks, la « grève des céréales » de 1927-28, elle démontra que sa base essentielle était la propriété Etatique et la machine d'Etat, dont aucune n'avait de connexion organique avec la NEP. Elle défendit vigoureusement ses intérêts contre ses alliés de la veille.

Les koulaks contrôlaient pratiquement toutes les céréales du marché, le surplus de la consommation paysanne (l'estimation la plus généralement acceptée est qu'un cinquième des exploitants agricoles produisaient quatre cinquièmes des grains vendus sur le marché). Leur tentative de faire monter les prix en ne mettant pas leurs réserves sur le marché contraignit la bureaucratie à avoir recours à la réquisition. Et une fois lancée sur cette voie, qui remettait en cause la base fondamentale de la NEP, elle fut portée à prendre à son compte le programme d'industrialisation de l'Opposition, ce qu'elle fit d'une façon extravagante, et à entreprendre la collectivisation forcée de l'agriculture, la « liquidation des koulaks en tant que classe ». Le premier « plan quinquennal » était lancé.

Trotsky interpréta cela comme un tournant (temporaire) à gauche de la bureaucratie stalinienne, comme une tentative « de s'adapter au prolétariat ». Il était profondément dans l'erreur. Ce fut en fait précisément durant ces années que le prolétariat d'URSS fut atomisé et assujetti, pour la première fois, à un despotisme véritablement totalitaire. Les salaires réels chutèrent fortement. Bien que les salaires nominaux soient en hausse, les prix augmentaient beaucoup plus vite. De façon générale, des statistiques dignes de ce nom cessèrent d'être publiées après 1929 (ce qui est en soi un fait significatif), mais un calcul, publié longtemps après (1966) en URSS, montrait que les salaires réels étaient à l'indice 88,6 en 1932 sur une base 100 en 1928. « Le véritable indice des salaires réels, si seulement nous le connaissions, serait (...) bien en dessous de 88,6 », commente Alex Nove, la source de cette information.15

Le plan quinquennal introduisit une période de direction de l'économie selon un plan global de croissance industrielle rapide, de collectivisation forcée de l'agriculture, de destruction de ce qui restait de droits politiques et syndicaux pour la classe ouvrière, une rapide croissance de l'inégalité sociale, une tension sociale extrême et le travail forcé à une échelle de masse. Ce fut aussi le début de la dictature personnelle de Staline et de son régime de terreur policière, avec, plus tard, le meurtre par les armes ou par mort lente dans les camps de travail de la grande majorité des cadres originaux du Parti Communiste et, en fait, de la majorité de la fraction de Staline des années vingt elle-même, en même temps qu'une quantité inconnue mais certainement très importante d'autres citoyens de l'URSS et de nombreux communistes étrangers. En bref, il inaugura l'ère stalinienne.

Le fait que Trotsky puisse, au début, voir tout cela comme un tournant à gauche (même s'il ne fut en possession de tous les faits que quelques années plus tard) indique qu'il avait rechuté dans le substitutisme, du moins en ce qui concernait l'URSS. C'est là une erreur qu'il ne fut jamais capable de corriger complètement. L'argument selon lequel la bureaucratie n'était pas un facteur historique indépendant mais un instrument, un organe exécutif d'autres classes, avait été réfuté de façon décisive lorsque cette même bureaucratie avait simultanément écrasé les koulaks et atomisé les travailleurs.

Au début des années trente, il était encore possible de débattre sur les faits. Le régime totalitaire nouveau-né imposait un silence total sur les faits réels et y substituait sa propre machine de propagande monolithique. Trotsky était moins que tout autre trompé. Ce sont ses conceptions théoriques qui l'ont amené à l'époque à se faire l'avocat des « réformes » en URSS. L'analogie célèbre, et profondément erronée, de l'URSS avec un syndicat bureaucratique date de cette période. Elle était au moins logiquement cohérente aussi longtemps que persistait la stratégie de la réforme.

 

L'Etat ouvrier, Thermidor et le bonapartisme

En octobre 1933, Trotsky changea soudainement de position, proclamant désormais que le régime ne pouvait être réformé. Le chemin de la « réforme » n'étant plus viable, seule une révolution pouvait détruire la bureaucratie :

Après l'expérience des dernières années, il serait puéril de penser qu'on peut éliminer la bureaucratie staliniste à l'aide du congrès du parti ou des soviets. En réalité, le 12e Congrès (au début de 1923) fut le dernier congrès du parti bolchevik. Les congrès suivants furent des parades bureaucratiques. Maintenant, même de tels congrès sont supprimés. Pour écarter la clique dirigeante, il ne reste pas de voies normales, « constitutionnelles ». Contraindre la bureaucratie à remettre le pouvoir aux mains de l'avant-garde prolétarienne, on ne peut le faire que par la force.16

Le « syndicat bureaucratisé » devait être brisé, non réformé. Il est vrai que cet article contenait la déclaration suivante : « Aujourd'hui, l'ébranlement de l'équilibre bureaucratique en URSS tournerait presque à coup sûr à l'avantage des forces contre-révolutionnaires », mais cette position équivoque fut rapidement remplacée par une approche révolutionnaire.

Avec une honnêteté caractéristique, Trotsky critiqua et révisa par la suite sa perspective « réformiste » antérieure, écrivant en 1935 que :

La question de « Thermidor » est étroitement liée à l'histoire de l'opposition de gauche en URSS (...) En tout cas, en 1926, les positions se répartissaient à peu près ainsi : le groupe du « Centralisme Démocratique » (V. M. Smirnov, que Staline a fait périr en exil ; Sapronov, etc.) affirmait : « Thermidor est un fait accompli ! ». Les partisans de la plate-forme de l'Opposition de gauche (...) repoussaient catégoriquement cette affirmation. (...) Qui avait alors raison? (...)
Feu V. M. Smirnov - un des représentants les plus distingués de l'ancien type bolchevik - pensait que le retard de l'industrialisation, la montée du koulak et du nepman (nouveau bourgeois), la liaison entre eux et la bureaucratie, enfin la dégénérescence du Parti étaient si avancés que le retour sur les rails du socialisme était impossible sans nouvelle révolution. Le prolétariat a déjà perdu le pouvoir. (...) Les conquêtes fondamentales de la Révolution d'Octobre sont liquidées.17

La conclusion de Trotsky était que :

Le Thermidor de la Grande Révolution Russe n'est pas devant nous mais déjà loin derrière. Les Thermidoriens peuvent célébrer, approximativement, le dixième anniversaire de leur victoire18 [qui avait donc eu lieu autour de 1925].

Le groupe du Centralisme Démocratique avait-il donc raison en 1926 ? Oui et non, disait Trotsky. Il avait raison sur Thermidor, tort sur sa signification. « Le régime politique actuel de l'URSS est un régime de bonapartisme « soviétique » (ou antisoviétique), plus proche par son type de l'Empire que du Consulat. ». Mais, poursuivait-il, « Par ses bases sociales et ses tendances économiques, l'URSS continue à rester un Etat ouvrier. »18

En termes d'analogies formelles, tout ceci était passablement plausible. Comme le faisait remarquer Trotsky, Thermidor et Bonaparte représentent tous deux une réaction sur la base de la révolution bourgeoise, et non un retour à l'ancien régime. Il demeure que Trotsky, à l'instar de Smirnov, avait auparavant considéré le « Thermidor soviétique » sous un jour fondamentalement différent. « Le prolétariat a déjà perdu le pouvoir », telle était l'essence de la thèse de Smirnov, que Trotsky combattait vigoureusement à l'époque. Pour lui, le parti, aussi bureaucratisé fût-il, représentait toujours la classe ouvrière. La classe ouvrière, contrairement à la bourgeoisie, ne pouvait conserver le pouvoir qu'au moyen de ses organisations.

« Camarades », déclarait-il en 1924,

aucun d'entre nous ne souhaite ni ne peut avoir raison contre le parti. En dernière instance, le parti a toujours raison, parce qu'il est le seul instrument historique que possède la classe ouvrière pour la solution de ses tâches fondamentales...
On ne peut avoir raison qu'avec le parti et par le parti parce que l'histoire n'a pas créé d'autre moyen pour réaliser le fait d'avoir raison... Les Anglais ont ce dicton : « My country, right or wrong » (Mon pays, qu'il ait raison ou tort). Nous sommes bien plus justifiés à proclamer : c'est mon parti, qu'il ait raison ou tort - tort sur des questions spécifiques ou à un moment donné. »19

Mais le parti - le parti russe - était devenu l'instrument, d'abord de Thermidor, ensuite du bonapartisme ; telle était la position de Trotsky à la fin de 1933. Puisque le parti avait cessé d'être l'instrument de la classe ouvrière - son régime devait être renversé « par la force » - et puisque, admettons, les travailleurs russes n'avaient pas d'autre instrument à leur disposition (ils étaient en fait atomisés et soumis à un régime de terreur) que pouvait-il rester de l'Etat ouvrier ?

Rien. C'était la seule conclusion possible si les mots avaient toujours le sens que tout le monde leur avait donné jusque-là. Une nouvelle révolution, « un soulèvement révolutionnaire victorieux », était nécessaire pour que la classe ouvrière puisse reprendre le pouvoir en URSS. La classe ouvrière avait perdu le pouvoir et il n'y avait pas de moyen pacifique, constitutionnel, pour qu'elle le reprenne. Par conséquent l'Etat ouvrier n'existait plus. Une contre-révolution avait eu lieu.

Trotsky rejetait fermement ces conclusions. Il était donc forcé de modifier fondamentalement sa définition d'un Etat ouvrier.

La domination sociale d'une classe ("dictature") peut prendre des formes politiques extrêmement différentes. Toute l'histoire de la bourgeoisie, du moyen âge à nos jours, en témoigne.
L'expérience de l'Union soviétique est déjà suffisante pour permettre d'étendre la même loi sociologique - avec tous les changements nécessaires - également à la dictature du prolétariat. (...)
Par exemple, le régime de commandement actuel de Staline ne rappelle en rien le pouvoir des Soviets des premières années de la révolution. (...) Mais cette usurpation n'a été possible et n'a pu se maintenir que parce que le contenu social de la dictature de la bureaucratie est déterminé par les rapports de production que la révolution prolétarienne a établis. Dans ce sens on a plein droit de dire que la dictature du prolétariat a trouvée son expression, défigurée mais incontestable, dans la dictature de la bureaucratie.20

Trotsky a conservé dans l'ensemble cette position pendant les cinq dernières années de sa vie. Elle est élaborée avec une grande richesse de détail et des illustrations vivantes dans son livre La révolution trahie (1937).

Il est impossible d'exagérer la nature fondamentale de sa rupture avec ses propres opinions antérieures. C'était une chose que de proclamer (comme l'avait fait Lénine) qu'un Etat ouvrier pouvait être bureaucratiquement déformé, dégénéré ou autre. C'en était une autre que de dire que la dictature du prolétariat n'avait pas de connexion nécessaire avec le pouvoir réel des travailleurs. La dictature du prolétariat en venait dès lors à signifier, d'abord et surtout, la propriété Etatique de l'industrie et la planification économique (même si la planification n'existait pas sous la NEP) ; elle continuait à exister même si la classe ouvrière était atomisée et soumise à un despotisme totalitaire.

On doit dire à la décharge de Trotsky qu'il était confronté à un phénomène entièrement nouveau. Comme tous les oppositionnels des années vingt, il avait vu le danger d'un effondrement du régime dû à la pression des forces croissantes du petit capitalisme. C'est ce que Thermidor avait signifié pour chacun d'entre eux. Le résultat réel fut tout à fait inattendu. La propriété d'Etat, non seulement survécut, mais se développa rapidement. La bureaucratie, en fait, jouait un rôle indépendant, un fait que Trotsky ne devait jamais admettre complètement. Le régime en résultant était, à l'époque, unique.

Il n'y avait pas eu de restauration de la bourgeoisie. De plus, à une époque de dépression industrielle profonde en Occident, une croissance économique rapide avait lieu en URSS, un fait sur lequel Léon Trotsky devait mettre l'accent de façon répétée pour soutenir son analyse selon laquelle le régime n'était pas capitaliste.


Pronostic

Dans son Programme de transition de 1938 Trotsky écrivait :

L'Union Soviétique est sortie de la révolution d'Octobre comme un Etat ouvrier. L'Etatisation des moyens de production, condition nécessaire du développement socialiste, a ouvert la possibilité d'une croissance rapide des forces productives. Mais l'appareil d'Etat ouvrier a subi entre-temps une dégénérescence complète, se transformant d'instrument de la classe ouvrière en instrument de violence bureaucratique contre la classe ouvrière et, de plus en plus, en instrument de sabotage de l'économie. La bureaucratisation d'un Etat ouvrier arriéré et isolé et la transformation de la bureaucratie en caste privilégiée toute-puissante sont la réfutation la plus convaincante - non seulement théorique, mais pratique - de la théorie du socialisme dans un seul pays.
Ainsi, le régime de l'URSS renferme en soi des contradictions menaçantes. Mais il continue à rester un Etat ouvrier dégénéré. Tel est le diagnostic social.
Le pronostic politique a un caractère alternatif : ou la bureaucratie, devenant de plus en plus l'organe de la bourgeoisie mondiale dans l'Etat ouvrier, renversera les nouvelles formes de propriété et rejettera le pays dans le capitalisme; ou la classe ouvrière écrasera la bureaucratie et ouvrira une issue vers le socialisme.21

Pourquoi devrait-il en être ainsi ? Trotsky était convaincu que la bureaucratie était très instable et politiquement hétérogène. Toutes sortes de tendances, « de l'authentique bolchevisme au fascisme complet » coexistaient en elle, disait-il en 1938. Ces tendances étaient reliées à des forces sociales, parmi lesquelles

les tendances capitalistes conscientes, propres surtout à la couche prospère des kolkhoziens (...) [qui] se trouvent une large base dans les tendances petites-bourgeoises à l'accumulation privée qui naissent de la misère générale et que la bureaucratie encourage consciemment.22

Dans la bureaucratie,

Les éléments fascistes, et en général contre-révolutionnaires, dont le nombre augmente sans cesse, expriment de façon de plus en plus conséquente les intérêts de l'impérialisme mondial. Ces candidats au rôle de compradores pensent, non sans raison, que la nouvelle couche dirigeante ne peut assurer ses positions privilégiées qu'en renonçant à la nationalisation, à la collectivisation et au monopole du commerce extérieur, au nom de l'assimilation de la « civilisation occidentale », c'est-à-dire du capitalisme... Sur la base de ce système d'antagonismes croissants, qui détruisent de plus en plus l'équilibre social, se maintient, par des méthodes de terreur, une oligarchie thermidorienne qui, maintenant, se réduit surtout à la clique bonapartiste de Staline. (...) L'extermination de la génération des vieux bolcheviks et des représentants révolutionnaires de la génération intermédiaire et de la jeune génération a détruit encore davantage l'équilibre politique en faveur de l'aile droite, bourgeoise, de la bureaucratie et de ses alliés dans le pays. C'est de là, c'est-à-dire de la droite, qu'on peut s'attendre, dans la prochaine période, à des tentatives de plus en plus résolues de réviser le régime social de l'URSS, en le rapprochant de la « civilisation occidentale », avant tout de sa forme fasciste.23

Il est intéressant de noter qu'à cette époque Trotsky attire l'attention sur les similitudes entre le fascisme et le stalinisme, alors que les fronts populaires sont encore à leur zénith. « En dépit de la profonde différence de leur base sociale, le stalinisme et le fascisme sont des phénomènes symétriques. Par bien des traits ils se ressemblent d'une façon accablante », écrivait-il dans La révolution trahie.24 Et encore: « De même que dans les pays fascistes, dont l'appareil politique de Staline ne se distingue en rien, sinon par une plus grande frénésie (...) »25 Ce qu'ils ont en commun - la destruction de toute organisation indépendante des travailleurs et l'atomisation de la classe ouvrière - est tout à fait frappant. Mais, sur la supposition qu'il y avait « une profonde différence de leur base sociale », un Etat ouvrier fasciste avait-il vu le jour ?

Cela dit, la question la plus importante est celle des tendances « restaurationnistes » de la bureaucratie. Il n'y a pas à ce sujet d'argument substantiel dans les écrits de Trotsky à l'époque, autre que sur le droit d'héritage :

Les privilèges que l'on ne peut léguer à ses enfants perdent la moitié de leur valeur. Or, le droit de tester est inséparable du droit de propriété. Il ne suffit pas d'être directeur de trust, il faut être actionnaire.26

démontrant ainsi la pression exercée sur la bureaucratie afin qu'elle abandonne son propre pouvoir sur l'URSS pour devenir partenaire minoritaire (comprador) des différentes puissances impérialistes.

Du point de vue de Trotsky, l'Union Soviétique était encore « une société intermédiaire à mi-chemin entre le capitalisme et le socialisme... La question [en avant vers le socialisme ou en arrière vers le capitalisme] sera tranchée en définitive par la lutte de deux forces vives sur les terrains national et international. »27

Cette lutte s'était déjà développée au point de pousser l'analyse de Trotsky à ses dernières extrémités dans les dernières années de sa vie.

 

Notes:

1 Lénine, Новая экономическая политика и задачи политпросветов (La nouvelle politique économique et les tâches des services d'éducation politique), Œuvres, édition en russe, tome 44, 1970, http://publ.lib.ru/ARCHIVES/L/LENIN_Vladimir_Il'ich/Polnoe_sobranie_sochineniy._T.44.(1970).%5bdoc%5d.zip

2 Edward Hallett Carr, The Bolshevik Revolution, Harmondsworth, Penguin 1963, Vol.2, pp. 194-200.

3 Victor Serge, From Lenin to Stalin, New York, Monad 1973, p. 39.

4 Isaac Deutscher, Le prophète armé 2, Paris, Union Générale d'Editions, 1972, p. 416.

5 Lénine, Les syndicats, la situation actuelle et les erreurs de Trotsky

6 Lénine, Œuvres, tome 32, p. 41.

7 Une version détaillée peut être trouvée in Isaac Deutscher, Le prophète désarmé, Paris, Union Générale d'Editions, 1972, en particulier dans les chapitres 2 et 5.

8 Plateforme des bolcheviks-léninistes (opposition), section IV.

9 Staline, cité par Léon Trotsky, L'internationale Communiste après Lénine, Critique du Programme de l'Internationale Communiste.

10 Léon Trotsky, Where is the Soviet Republic going ?, Writings of Leon Trotsky 1929, New York, Pathfinder Press 1975, pp. 47-48.

11 Ibid, p. 50.

12 Ibid, p51.

13 Léon Trotsky, Проблемы развития СССР (Problèmes du développement de l'URSS), bulletin de l'opposition numéro 20, avril 1931.

14 Ibidem. En gras dans l'original.

15 Alex Nove, An Economic History of the USSR, Harmondsworth, Penguin 1965, p. 206.

16 Léon Trotsky, La nature de classe de l'Etat soviétique, octobre 1933. En gras dans l'original.

17 Léon Trotsky, L'Etat ouvrier, Thermidor et Bonapartisme, février 1935.

18 Ibidem, (traduction corrigée d'après le texte russe).

19 Isaac Deutscher, op cit, p. 139.

20 Léon Trotsky, L'Etat ouvrier, Thermidor et Bonapartisme, février 1935. (traduction corrigée d'après le texte russe).

21 Léon Trotsky, Programme de transition. Italiques dans l'original.

22 Ibidem.

23 Ibidem.

24 Léon Trotsky, La révolution trahie, in De la révolution, Paris, Minuit 1963, p. 621.

25 Léon Trotsky, Programme de transition. Italique dans l'original.

26 Léon Trotsky, La révolution trahie, op cit, p. 605.

27 Ibid.

 


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