1910

 

Rudolf Hilferding

Le capital financier

PREMIERE PARTIE - L’ARGENT ET LE CRÉDIT 

CHAPITRE I - LA NECESSITE DE L'ARGENT

1910

 

La communauté humaine de production peut être constituée de deux façons. D'abord d'une façon consciente. La société - que ce soit la famille patriarcale, le clan com­muniste ou la société socialiste - se crée les organes qui fixent, en tant que représentants de la conscience sociale, la quantité et le genre de la production et répartissent entre ses membres le produit social. Comment, où et par quels moyens, dans les conditions de production naturelles et artificielles existantes, de nouveaux produits sont fabri­qués, c'est ce que décide le pater familias ou les repré­sentants communaux, régionaux ou nationaux de la société qui, connaissant soit par expérience personnelle les besoins et les ressources de la famille, soit par tous les moyens d'une statistique de la production et de la consommation les besoins sociaux, déterminent d'une façon consciente toute la vie économique d'après les besoins des commu­nautés qu'ils représentent et dirigent. Les membres d'une communauté ainsi organisée entretiennent entre eux des rapports conscients en tant que parties d'une même com­munauté de production. La place qu'ils occupent dans le travail et la répartition de leurs produits sont soumis au contrôle central. Les rapports de production apparaissent, dans la mesure où ils se rapportent à la vie économique, comme des rapports sociaux déterminés par l'ordre social et soustraits à leur volonté individuelle. Les rapports de production eux-mêmes sont compris comme fixés et voulus par la collectivité.

Il en est autrement dans la société dépourvue de cette organisation consciente. Elle est composée d'individus indépendants les uns des autres, dont la production apparaît comme une affaire, non plus sociale, mais privée. Ils sont ainsi des propriétaires privés, contraints par le déve­loppement de la division du travail d'entrer en relation les uns avec les autres; l'acte au moyen duquel ils le font est l'échange de leurs produits. C'est seulement par lui que la société éclatée dans ses atomes par la propriété privée et la division du travail reçoit une certaine cohé­rence. Mais, en tant que cause de cette cohérence, l'échange offre un objet d'analyse économique. Car, même dans une société socialiste, il peut y avoir échange. Mais c'est un échange qui a lieu après une répartition fixée d'une façon consciente par la communauté comme une sorte de correc­tion privée de la répartition sociale, un acte privé soumis à des considérations d'ordre subjectif, mais non objet d'analyse économique. Il joue pour la science économique le même rôle que l'échange de jouets dans la nursery entre Lotte et Fritz, un échange fondamentalement diffé­rent de l'achat fait par leur père chez le marchand de jouets. Car ce n'est qu'un élément dans la somme de tous les actes d'échange au moyen desquels la société se réalise en tant que communauté de production. C'est dans chacun de ces actes d'échange que la communauté de production doit par conséquent s'exprimer. Car c'est seulement par eux que s'opère la liaison en un tout de la société frag­mentée par la propriété privée et la division du travail.

C'est pourquoi, quand Marx dit qu'à l'intérieur du rap­port d'échange le vêtement vaut davantage qu'en dehors de ce rapport, on peut dire également qu'à l'intérieur d'une société déterminée le rapport d'échange vaut davantage qu'à l'intérieur d'une autre 1. C'est seulement là où l'échange établit le lien social, par conséquent dans une société où les individus sont, d'une part, séparés par la propriété privée et la division du travail, de l'autre liés les uns aux autres, que l'échange a une signification sociale, qu'il doit rendre possible la vie sociale. Par l'accomplissement de tous ces actes d'échange possibles dans cette société doit se réaliser ce qui, dans une société communiste, organisée d'une façon rationnelle, est déterminé consciemment par l'organe social central, à savoir ce qu'on produira et en quelles quantités, où et par qui on le pro­duira. Bref, l'échange doit faire pour les producteurs de marchandises ce que font pour les membres de la société socialiste leurs représentants, qui règlent la production, fixent la place de chacun dans le travail, etc. C'est l'objet de la science économique de trouver la loi de cet échange. De cette loi le règlement de la production dans les sociétés productrices de marchandises doit découler, tout comme le fonctionnement normal de l'économie socialiste découle des lois, règlements et prescriptions des autorités socia­listes. Non que cette loi ne prescrive pas consciemment l'attitude humaine dans la production, mais elle agit avec une « nécessité sociale », à la façon d'une loi de la nature 2.

Mais l'échange doit également répondre à la question de savoir si la production doit être le fait d'un artisan indépendant ou d'un entrepreneur capitaliste; c'est la question du changement dans le rapport d'échange qui doit avoir lieu dans la production des marchandises par suite du passage de la production artisanale à la produc­tion capitaliste. Mais l'échange n'est qualitativement diffé­rent que dans des formes sociales différentes, de même qu'il est essentiellement différent dans la société socialiste et dans la société productrice de marchandises. A l'inté­rieur de la première, il est qualitativement le même et ne diffère que par le rapport quantitatif des marchandises échangées. Dans la société productrice de marchandises, l'échange est fondé sur un facteur social objectif, le temps de travail socialement nécessaire, qui est incorporé dans les choses échangées. Ici, l'échange est de pur hasard, et non un objet d'analyse économique. On ne peut le sou­mettre à une étude théorique, mais seulement le com­prendre psychologiquement. Toutefois, comme l'échange apparaît toujours comme un rapport quantitatif entre deux choses, les gens ordinaires n'aperçoivent jamais la diffé­rence 3.

Ce rôle joué par l'acte d'échange en tant que moyen des échanges organiques sociaux lui est imposé par la nécessité même de ces échanges. Si fortuit que puisse apparaître tel ou tel acte d'échange pris isolément, il ne peut se réaliser à la longue et en masse que s'il rend possible le processus des échanges organiques sociaux, s'il assure la production et la reproduction de la société. Celle-ci est donc la condition de l'acte d'échange entre les individus isolés, qui de cette manière seulement parviennent à former entre eux une société et participent au résultat de toute la production sociale. C'est ce rapport avec la pro­duction de la société qui élève l'acte d'échange isolé hors du domaine du fortuit, de l'arbitraire et du subjectif et en fait quelque chose de régulier, de nécessaire et d'ob­jectif, une condition des échanges organiques sociaux et par là une nécessité vitale individuelle. Car la société fondée sur la propriété privée et la division du travail n'est possible que par les rapports des individus qui font des échanges entre eux, elle ne devient société que par le processus d'échange, lequel est le seul processus écono­mique qu'elle connaisse. C'est seulement à l'intérieur de cette société que l'acte d'échange est l'objet d'une analyse spéciale qui se pose la question : en quoi consiste l'acte d'échange qui permet les échanges organiques sociaux?

Par un tel acte d'échange, le bien est devenu marchan­dise, une chose qui n'est plus destinée à satisfaire un besoin individuel, née de ce besoin et détruite par lui, mais destinée à la société, dans tous ses heurs et malheurs, lesquels peuvent encore être plus divers que ceux d'Ulysse - que représente aujourd'hui Polyphème, avec son œil unique, à côté du douanier aux yeux d'Argus de New-Port, ou la belle Circé à côté de la police vétérinaire alle­mande? -, dépendant des nécessités des échanges orga­niques de la société. Il est devenu marchandise parce que ses producteurs sont dans un certain rapport social, dans lequel ils doivent s'opposer les uns aux autres comme producteurs de marchandises indépendants. C'est seule­ment de cette façon que le bien, qui est par ailleurs une chose naturelle, ne posant absolument aucun problème, est l'expression d'un rapport social, acquiert par consé­quent un caractère social. Qu'il soit un produit du travail n'est plus seulement sa qualité naturelle, mais devient également un fait social. Et maintenant il s'agit de trouver la loi de cette société en tant que communauté de produc­tion et par conséquent de travail. Le travail individuel apparaît ainsi sous un aspect nouveau, en tant que partie au travail collectif dont dispose cette communauté de production. Mais, de ce point de vue, le travail apparaît comme travail créateur de valeur.

L'acte d'achat devient objet de l'analyse parce qu'il n'est pas seulement besoin individuel, mais nécessité sociale qui fait du besoin individuel son instrument et en même temps le restreint : le besoin individuel ne peut être satisfait que dans la mesure où la nécessité sociale le permet. C'est la condition préalable car, sans satisfaction des besoins industriels, il n'y a pas de société humaine possible. Mais l'échange n’est plus fonction du besoin individuel comme dans la société collectiviste ; le besoin individuel ne se satisfait que dans la mesure où l'échange lui permet de participer à la production sociale. C'est elle qui détermine l'échange. Mais celui-ci apparaît seulement comme un rapport quantitatif entre deux choses 4. Il est déterminé quand cette quantité l'est également. Mais la quantité transformée en échange ne vaut que comme partie de la quantité de la production sociale. Celle-ci à son tour est déterminée par le temps de travail que la société a dû employer à la fabrication du produit global. La société est, considérée ici comme une unité qui a fabriqué son produit avec toute sa force de travail et le travailleur isolé en tant qu'organe de la société; comme tel, il ne participe au produit que dans la mesure où sa force de travail correspond a la moyenne de la force de travail totale, supposée donnée selon l'intensité et la productivité. S’il a travaillé trop lentement ou fabriqué quelque chose d'inu­tile, non pas d'une façon générale mais du point de vue des échanges organiques sociaux, son travail est ramené au travail moyen, c'est-à-dire au temps de travail sociale­ment nécessaire. La totalité du temps de travail nécessaire a la fabrication du produit global ainsi donnée, l'échange doit exprimer ce fait. Ce qui se produit de la façon la plus simple quand, dans l'échange, le rapport quantitatif des marchandises est égal au rapport quantitatif du travail socialement nécessaire employé dans leur fabrication. Alors, les marchandises s’échangent à leur valeur.

Ce rapport est réalisé quand les conditions pour la production et l’échange des marchandises sont les mêmes pour tous les membres de la société, quand ils sont tous producteurs indépendants de leurs moyens de production et qu’il fabriquent avec eux le produit, qu'ils échangent ensuite sur le marché. Ce rapport est le plus simple et il est le point de départ de l'analyse théorique. C'est seule­ment à partir de lui que des modifications peuvent être comprises, mais elles doivent toujours remplir cette condi­tion, que, quelle que soit la façon dont l'échange individuel se réalise, la somme totale des actes d'échange doit vendre toute la production sociale. La modification elle-même ne peut être provoquée que par une position différente des membres de la société dans la production, car c'est seule­ment dans l’acte d’échange que se réalise le rapport social, non seulement de la production, mais des producteurs eux-mêmes. L’expropriation d'une partie de la société et du monopole de la propriété des moyens de production de l'autre partie modifie naturellement l'échange, car ce n’est qu’en lui que peuvent apparaître cette inégalité des membres de la société. Mais, comme l'acte d'échange est un rapport d'égalité, l'inégalité apparaît maintenant comme égalité, non plus de la valeur, mais du prix de production, par conséquent comme l'inégalité de l'effort de travail (de même l'indifférence des capitalistes à l'égard de l'effort de travail considéré comme effort de travail d'étrangers) dans l'égalité des taux de profit. Cette égalité n'exprime rien d'autre que le fait que dans la société capitaliste l'essentiel est le capital; c'est pourquoi l'acte d'échange individuel n'est plus placé sous cette condition : travail égal contre travail égal, mais celle-ci : pour le même capital le même profit. L'égalisation du travail est remplacée par l'égalisation du profit et les produits ne sont plus vendus à leur valeur, mais à leur coût de production. Si donc l'échange est déterminé par la société, la société tout, comme l'individu isolé n'apprennent leur loi que de l'échange une fois accompli. Car le travail de l'individu isolé n'est que son fait individuel, issu de sa volonté indi­viduelle, travail privé, et non travail social. Qu'il s'accorde avec les conditions des échanges organiques sociaux, dont son travail n'est qu'une condition partielle, on ne peut s'en rendre compte que si toutes ces conditions s'accordent entre elles et que leur totalité représente la condition totale des échanges organiques sociaux.

Les marchandises sont des incarnations du temps de travail socialement nécessaire. Mais ce temps de travail n'est pas exprimé directement comme tel, comme par exemple dans la société imaginée par Rodbertus, où l'auto­rité centrale fixe pour chaque produit le temps de travail socialement valable. Il n'apparaît que dans la mise à égalité d'une chose avec une autre dans l'échange. Dans ce dernier, par conséquent, la valeur d'une chose, son coût de production social, n'est pas exprimée en tant que telle, comme travail de huit, dix ou douze heures, mais comme quantité déterminée d'une autre chose. Celle-ci, telle qu'elle est, avec toutes ses qualités naturelles, sert par conséquent comme expression d'une autre chose, son équi­valent. Par exemple, dans l'équation : habit = 20 mètres de tissu, ces 20 mètres de tissu sont l'équivalent de l'habit. Ils lui sont égaux, parce qu'ils sont aussi l'incarnation d'une durée de travail socialement nécessaire, et en tant que telles toutes les marchandises sont égales.

La représentation de la valeur, ce rapport social, dans une autre chose, par conséquent une valeur d'usage diffé­rente de celle de la marchandise dont la valeur doit être représentée, découle ainsi directement de la nature de la production de marchandises et en est inséparable. Car ce n'est que par le fait que le bien de l'un devient mar­chandise et par là le bien de l'autre que naît le rapport social de ses membres propre à la production de mar­chandises, leur rapport en tant qu'échangeurs de leurs biens. C’est seulement l'échange une fois accompli que le producteur sait si sa marchandise, satisfait vraiment un besoin social et s’il a bien employé son temps de travail. II se voit confirmé dans sa qualité de membre pleinement valable de la société productrice de marchandises, non par une personne qui pourrait parler au nom de cette société, critiquer, approuver ou refuser son ouvrage, mais par une chose qu'il reçoit en échange de la sienne. Car la société s'intéresse uniquement à la chose (et c'est en cela que consiste, en dépit de Stirner, son anarchie), non aux personnes et à leur conscience collective. La chose doit par conséquent avoir la légitimation nécessaire pour pou­voir parler au nom de la société. Cette légitimation, elle la reçoit, exactement comme d'autres organes reçoivent la leur, par l'action commune de ceux qui légitimisent. De même que les hommes se rassemblent et donnent pouvoir à l'un d'eux de parler en leur nom, de même les marchandises doivent se rassembler pour légitimer celle qui accordera en leur nom le droit de citoyenneté dans ce monde de marchandises. Mais la seule façon dont les marchandises Peuvent se rassembler est leur échange. Car ce que la conscience sociale est dans une société socialiste, c'est dans la société capitaliste l'action sociale des mar­chandises sur le marché. La conscience du monde bour­geois se réduit au bulletin des halles. C'est seulement par l'accomplissement de l'échange que l'individu isolé connaît la loi de la collectivité. Seule la réussite de l'échange lui fournit la preuve qu’il a produit quelque chose de socia­lement nécessaire. Car c'est seulement alors qu'il peut reprendre la production. La chose ainsi légitimée par l'action commune des marchandises est l'argent. Avec le développement de l’échange des marchandises se dévelop­pent en même temps les pouvoirs de cette marchandise particulière.

A et B, en tant que possesseurs de marchandises, n'en­trent dans un rapport social l'un avec l'autre qu'en échangeant leurs produits. Ce rapport n'est réalisé que quand le vêtement a été échangé contre vingt mètres de tissu. Quand la production de marchandises se généralise, le tailleur doit satisfaire tous ses besoins au moyen de l'échange : au lieu d'un rapport avec l'ouvrière qui a filé le tissu, il en entreprend maintenant un grand nombre d'autres. Un vêtement égale 20 mètres de tissu, mais aussi 5 livres de sucre, 10 livres de pain, etc. Comme tous les producteurs de marchandises s'engagent dans de nombreux rapports de ce genre, nous obtenons finalement une quan­tité énorme d'équations où les marchandises se mettent à égalité les unes avec les autres et mesurent leur valeur réciproque. Mais, en se mesurant ainsi, elles mesurent de plus en plus souvent leur valeur en une marchandise, qui devient ainsi la mesure générale de valeur.

Déjà la simple expression de valeur, telle que, par exemple, un vêtement égale 20 mètres de tissu traduit un rapport social, mais il peut rester fortuit et isolé. Pour être une expression vraiment sociale, l'équation de valeur ne doit pas être isolée; c'est dans d'innombrables échanges et par conséquent d'innombrables équations de valeurs que se réalisent les échanges organiques sociaux et par là la liaison sociale des travailleurs, dès que la production de marchandises est devenue la forme générale de la production sociale. C'est l'action commune des marchan­dises dans l'échange qui transforme le temps de travail prive, individuel et concret, de l'individu isolé en tant de travail général, socialement nécessaire et abstrait, qui crée la valeur. En se mesurant réciproquement dans l'échange, les marchandises se mesurent de plus en plus souvent dans une marchandise. Celle-ci n'a besoin que d'être fixée d'une façon habituelle en tant que mesure de valeur pour devenir argent.

L'échange de valeurs est par conséquent nécessaire pour rendre possible d'une, façon générale la production et la reproduction sociales. C’est seulement de cette manière que les travaux individuels sont reconnus, jaugés sociale­ment, que les relations entre eux deviennent des relations sociales de leurs producteurs. Quelle que soit par consé­quent la façon dont se fait l'échange, c'est nécessairement un échange à des équivalents de valeur, qu'il se fasse directement entre marchandises ou par l'intermédiaire de l'argent. L'argent est par conséquent, en tant que valeur, une marchandise comme une autre, et la nécessité que l’argent ait de la valeur découle directement du caractère de la société productrice de marchandises 5.

L’argent est donc une valeur comme une autre et par la incarnation de valeur. Mais l'argent se distingue avant tout des autres marchandises en ce qu'il est un équivalent pour toutes les autres marchandises, par conséquent la marchandise qui exprime la valeur de toutes les autres. Qu’il en soit ainsi devenu est le résultat de tous les pro­cessus d'échange 6. Par là il est légitimement tant que mesure de valeur. La marchandise argent, par conséquent ce corps détermine avec toutes ses qualités naturelle est, maintenant .expression directe de valeur, de cette qualité qui ne provient que des rapports sociaux de la produc­tion de marchandises et de leur expression matérielle. En même temps, on voit comment découle, comme du processus d'échange même, de la nécessité d'une égali­sation constante des marchandises entre elles, celle de la mesure de valeur commune, dans laquelle s'exprime directement la valeur de chaque autre marchandise contre laquelle elle peut être échangée. L'argent est par consé­quent lui aussi une marchandise. Mais, d'un autre côté, cette marchandise est spécialement utilisée comme équi­valent. Cela s'est produit par l'action de toutes les autres marchandises, qui ont choisi la marchandise argent comme leur seul équivalent général.

La valeur d'échange de toutes les marchandises s'exprime donc socialement dans la marchandise argent, dans une certaine quantité de sa valeur d'usage. Par l'action réci­proque de toutes les autres marchandises qui se mesurent en elles, la marchandise argent apparaît comme incarna­tion du temps de travail socialement nécessaire. « L'argent est ainsi la valeur d'échange des marchandises en tant que marchandise particulière, exclusive 7. » Toutes les marchandises reçoivent ainsi leur jaugeage social par leur transformation en argent.

De même que, selon Ernst Mach *, le moi n'est qu'un point de jonction où se lient étroitement les fils infinis des sensations dont le nœud forme l'image du monde, de même l'argent est un point de jonction où se tisse, avec les fils innombrables des actes d'échange individuels, le nœud des rapports sociaux de la société productrice de marchan­dises. Dans l'argent, en outre, les rapports sociaux que les hommes entretiennent entre eux sont devenus une chose mystérieuse, dont l'éclat troublant continue d'aveugler tant d'économistes quand ils ne préfèrent pas tout simplement s'y soustraire en fermant les yeux.

En s'échangeant les unes contre les autres, les marchandises deviennent produits du temps de travail socialement nécessaire et, en tant que telles, égales. Dans le processus d'échange se brise le lien qui relie la marchandise en tant que valeur d'usage aux besoins particuliers de l'individu. Dans l'échange, la marchandise ne vaut que comme valeur d'échange et ce n'est que par l'accomplissement de l'échange, par conséquent celui-ci une fois réalisé, qu'elle redevient valeur d'usage et qu'apparaît un nouveau lien avec un autre besoin individuel. Dans l'argent, dont la valeur d'usage est nulle en tant qu'incarnation de temps de travail socialement nécessaire, par conséquent valeur d'échange, la marchandise apparaît directement exprimée en tant que valeur d'échange; dans l'argent, par consé­quent, la valeur d'échange des marchandises est rendue indépendante de leur propre valeur d'usage. Seule la trans­formation de l'argent en marchandise réalise celle-ci en tant que valeur d'usage, alors que sa valeur d'échange est déjà contenue en lui. La marchandise quitte alors, en tant que valeur d'usage, la circulation et devient objet de consommation.

L'argent ne peut devenir un équivalent général que parce qu'il est une marchandise, c'est-à-dire une valeur d'échange. Mais, en tant que telle, chaque marchandise est mesure de la valeur de toutes les autres. Du fait que toutes les marchandises se rapportent dans leur action réciproque à une marchandise spéciale, celle-ci devient être adéquat de la valeur d'échange, son être en tant qu'équivalent général. Étant donné que toutes les marchandises sont des valeurs d'échange, autrement dit que les producteurs dans la société décomposée en ses atomes par la division du travail et la propriété privée et qui sans conscience sociale est cependant une communauté de production, n'entrent en rapport les uns avec les autres que par l'inter­médiaire de leurs produits matériels, il apparaît que les produits de leur travail ne représentent en tant que valeurs d'échange que différentes quantités du même objet, l'argent. Le temps de travail général, de son côté l'expression éco­nomique de la communauté de production, mais aussi le fait de cette communauté elle-même, apparaît maintenant comme une chose particulière, une marchandise à côté et en dehors de toutes les autres.

Dans le processus d'échange, la marchandise s'est manifestée comme valeur d'usage, a fait la preuve qu'elle a satisfait le besoin, et cela dans la mesure sociale exigée. Elle est devenue par là valeur d'échange pour toutes les autres marchandises, qui remplissent la même condition. C'est ce qu'exprime d'une façon générale sa transformation en argent, le représentant de la valeur d'échange. En devenant argent, elle est devenue valeur d'échange pour toutes les autres marchandises. La marchandise doit donc devenir argent parce que c'est seulement alors qu'elle est exprimée socialement en tant que valeur d'usage et en tant que valeur d'échange, comme l'unité des deux. Mais, du fait que toutes les marchandises, par leur aliénation en valeurs d'usage, se transforment en argent, celui-ci devient l’être transformé de toutes les autres marchan­dises, et ce n'est que comme résultat de cette transfor­mation de toutes les marchandises en argent que ce dernier devient directement objectivisation du temps de travail social, c'est-à-dire produit de l'aliénation générale, suppression des travaux individuels.

La nécessité de l'argent découle par conséquent de l'essence de la société productrice de marchandises, laquelle tire sa loi de l'échange des marchandises en tant que produits du temps de travail socialement nécessaire, du fait que les relations sociales entre les producteurs sont exprimées en tant que prix de leurs produits, prix qui fixent à tout moment leur part sur la production et la répartition des produits. C'est la réglementation particu­lière de cette société par la loi des prix qui, en tant que moyen de l'échange des marchandises, exige elle-même une marchandise, car seule une marchandise incarne du temps de travail socialement nécessaire. Que le moyen d'échange doive avoir une valeur, c'est ce qui résulte direc­tement du caractère d'une société où les biens sont devenus marchandises et doivent en tant que telles être échangées. « Le même processus qui fait d'un bien une marchandise fait de la marchandise de l'argent. »

Le caractère inconscient des rapports sociaux, leur établissement au moyen de l'échange des marchandises et la confirmation que cet établissement s'est fait d'une façon socialement juste, confirmation qui n'a lieu que dans le processus d'échange, quand le processus de la production, qui a déjà fixé en fait les rapports sociaux, est déjà passé et devenu inchangeable, tout cela signifie également l'anar­chie du mode de production capitaliste. Anarchie, car il n'y a là aucune conscience qui détermine d'avance la production conformément à son but; ce sont aux membres isolés, conscients seulement d'eux-mêmes, mais non de la communauté, que ces rapports s'imposent à la façon d'une loi naturelle agissant indépendamment de la volonté de ceux qui y participent, bien qu'elle n'existe que par leur propre action sociale, et sont donc pour eux incons­cients. Cette action n'a jamais lieu dans la conscience et l'intention de constituer des rapports sociaux, mais ne sert que la satisfaction des besoins individuels. En ce sens, on peut dire également que la nécessité de procéder à l'échange au moyen de l'argent, par conséquent d'une matière elle-même précieuse, découle de l'anarchie de la société productrice de marchandises.

Si donc l'argent est d'une part produit nécessaire de l'échange des marchandises, il est d'autre part lui-même condition de la généralisation de l'échange des produits en tant que marchandises. Il rend les marchandises direc­tement comparables en devenant leur mesure de valeur. Et cela parce qu'en tant que valeur il est, tout comme les marchandises et à l'intérieur de leur forme de valeur, leur contraire, équivalent, par conséquent valeur d'usage, dans lequel la valeur est exprimée.

Ainsi l'argent naît tout naturellement des rapports d'échange et ne suppose rien d'autre. Ces rapports font l'argent avec la marchandise qui y convient le mieux par ses qualités propres. C'est la valeur d'usage de cette mar­chandise, par exemple l'or, qui en fait matière moné­taire. L'or n'est pas déterminé par sa nature à faire fonc­tion d'argent - seulement par suite d'une certaine struc­ture sociale -, c'est au contraire l'argent qui par sa nature est or. Par conséquent, l’Etat ou l'ordre légal ne déterminent arbitrairement ni le caractère ni la matière de l’argent. Ils ne font avec l’argent que de la monnaie. Ils ne modifient que la quantité de métal noble contenue dans la monnaie. Au début selon le poids, maintenant selon une autre règle arbitraire, mais reposant nécessairement sur un accord conscient. Comme la société productrice de marchandises a sa plus haute organisation consciente dans l'Etat, celui-ci doit sanctionner cet accord pour qu'il ait une validité sociale générale. Il se conduit ici exacte­ment comme pour la fixation d'une autre mesure, par exemple celle de longueur. Avec cette seule différence qu'ici, comme il s'agit d'une mesure de valeur, que la valeur ne se présente que dans une chose, et dans chaque chose autrement, selon le temps de travail nécessaire à sa production, l’Etat doit déclarer également la chose, la matière argent. C'est seulement dans les limites de l'accord, donc à l'intérieur des frontières du pays, par exemple, que cette mesure est valable. En dehors de ces frontières, elle ne reste plus. Sur le marché mondial, l'or et l'argent­ métal valent comme argent selon leur poids 8. Cet accord sur un certain argent peut aussi, à défaut d'une inter­vention de l'Etat, être conclu par des personnes privées, comme par exemple les marchands d'une ville, et ne vaut naturellement dans ce cas qu'à l'intérieur de cette ville 9.

L'or est par conséquent divisé d'une manière quel­conque par l'Etat et chaque pièce est caractérisée par la frappe de l’Etat. C'est dans, cette mesure que tous les prix sont maintenant exprimes. Ainsi donc l’Etat a établi la mesure des prix. L'or fait fonction de mesure des valeurs parce qu'il est marchandise, par conséquent incar­nation de temps de travail nécessaire, et comme tel sa valeur change avec le changement de son temps de production. En tant que mesure des Prix, l’or est divisé en pièces de poids égal et cette division sous ce rapport est immuable. La frappe n'est rien d'autre que la confirmation que la pièce qui en est pourvue contient un poids déter­miné du métal dont est faite la monnaie, par exemple d’or. C'est par ailleurs une simplification technique considérable, car l'argent n'a plus besoin d'être pesé, mais seulement compté. Et en même temps on peut présenter d'une façon commode chaque quantité de valeur qui est nécessaire dans l'échange.



Notes

1 Ce caractère tout différent de l'acte d'échange montre à quel point il est absurde de vouloir établir des lois semblables pour des actes d'échange dans des régimes sociaux différents.

2 J. Karner (Dr Paul Renner), « La Fonction sociale des instituts juridiques », Etudes marxiennes, t. I, cahier II, p. 108. Ce sont par conséquent des lois d'un genre tout particulier, qui découlent uniquement d'un certain rapport social et disparaissent avec lui, mais possèdent à l'intérieur de ce rapport une efficacité causale. La connaissance de ces lois est du ressort de l'analyse économique.

3 « Leur rapport social (des producteurs de marchandises) apparaît réduit au rapport privé de l'échange. Mais celui-ci n'est tel qu'en tant que rapport privé. Pour que deux personnes procèdent à un échange, il suffit qu'elles possèdent l'objet à échanger contre un autre. En tant que tel, l'échange est un phénomène propre à tous les régimes sociaux, parce qu'ils connaissent tous une propriété. En effet, l’échange, sur les bancs de l'école, de porte-plume et de timbres, celui de chevaux de courses et d'automobiles entre deux membres d'une société socialiste, sont, pour la science économique, des phénomènes privés tout à fait négligeables. C'est l'erreur fonda­mentale de la théorie de l'utilité marginale de vouloir découvrir par l'analyse de l'échange en tant qu'acte purement privé les lois de la société capitaliste. » Hilferding, « Sur le problème de la science économique chez Marx », Neue Zeit, 1904-05, t. I, p. 106

4 Les choses doivent, dans la société productrice de marchandises, être mises en rapport les unes avec les autres, et elles le peuvent en tant qu’expression du temps de travail socialement nécessaire. L’essentiel, pour la théorie de la valeur, est qu'elles sont produits du temps de travail social, par conséquent produit social, mais non que ce temps de travail soit dans tous les cas le même des deux côtés du rapport d'échange, C'est là un facteur secondaire, qui ne déter­mine le rapport d’échange que dans les conditions de la simple production de marchandises.

5 Nous examinerons plus loin dans quelle mesure cette affirmation sera modifiée par les formes modernes du papier-monnaie.

6 Toute marchandise a une valeur en tant qu'incarnation du temps de travail socialement nécessaire, par conséquent comme résultat du procès de la production de marchandises. Dans l'échange, elle entre déjà comme porteur de valeur. C'est en ce sens que Marx écrit : « Le processus d'échange donne à la marchandise qu'il transforme en argent, non pas sa valeur, mais sa forme spécifique de valeur » , notamment en tant qu’équivalent général. Général. (le capital, t I, 4° éd, p (56) ;

7 Marx : Contribution à la critique de l'économie politique, 4° éd., p. 56.)

8 Tout au moins aussi longtemps que la tendance à la domination exclusive de l'or n'a pas encore complètement triomphé.

9 Par exemple, la monnaie de la banque de Hambourg depuis 1770. Les transactions étaient effectuées à l’aide de virements sur cette banque. Le crédit n'était accordé que contre paiement en monnaie blanche, l'unité étant le mark de Cologne d'argent fin, pour lequel était accordé un crédit en billets de 27 marks 3/4. Cette monnaie fiduciaire, que le commerce de Hambourg utilisa jusqu'en 1872, reposait ainsi sur de l'argent non frappé. A propos de quoi il est sans importance de savoir que l’argent reposait lui-même dans les caves de la banque et seuls les billets (tout à fait différents des billets de banque) étaient en circulation. De l'argent-papier plei­nement couvert, qui n'est qu'un bon sur le métal déposé par les possesseurs de ce bon et entrepose à la banque, est un moyen purement technique et une protection contre l'usure du métal. Il affecte aussi peu les lois de la circulation de l'argent que si les pièces elles-mêmes circulaient enveloppées dans du cuir ou du papier.

L'exposé ci-dessus montre le seul rôle joué par l’Etat. Ce qui détruit une fois pour toutes l'illusion de Knapp selon laquelle l'argent ne naît que par décision de ce dernier. En même temps, on se rend compte comment, historiquement, l'argent est issu de la circulation. C'est seulement lorsqu'il est devenu mesure générale des valeurs et équivalent général des marchandises qu’il devient un moyen de paiement général. Cela dit pour réfuter Knapp, Théorie étatique de l'argent, p. 3.

Note de l'éditeur

* Ernst Mach, physicien et philosophe autrichien (1838-1916), exerça une grande influence sur certains intellectuels marxistes et notamment sur F. Adler. (Note de l’éd)

R. Hilferding
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