1965

"(...) de toute l'histoire antérieure du mouvement ouvrier, des enseignements de toute cette première période des guerres et des révolutions, de 1914 à 1938, analysés scientifiquement, est né le programme de transition sur lequel fut fondée la IV° Internationale. (...) Il est impossible de reconstruire une Internationale révolutionnaire et ses sections sans adopter le programme de fondation de la IV° Internationale comme base programmatique, au sens que lui conférait Trotsky dans la critique du programme de l'I.C. : définissant la stratégie et la tactique de la révolution prolétarienne."


Stéphane Just

Défense du trotskysme (1)


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Le "Néo-trotskysme" en quête d'un "néo-programme"

Deux méthodes

L'auteur du « Traité d'économie marxiste », Ernest Mandel, a écrit dans la revue « Les Temps modernes » d'août-septembre 1964, un article intitulé «  L'apogée du néo­capitalisme et ses lendemains ».

Voici comment il y caractérise ce qu'il veut bien nommer le « néo-capitalisme » :

« 1) L'accroissement du rythme de l'innovation technologique et la réduction de la durabiIité du capital fixe rendent nécessaire le calcul, aussi exact que possible, de l'amortissement et de l'usure « morale » du capital et une planification à long terme plus précise des prix de revient, ce qui est aujourd'hui possible grâce aux rapides progrès du calcul électronique et grâce à l'application de cette technique à la prévision économique en général (recherche opérationnelle, etc.);
2) La troisième révolution industrielle comme celles l'ont précédée, se traduit à son tour par une formidable augmentation de la productivité industrielle ou, en d'autres termes, par une nouvelle contradiction aiguë entre une capacité de production apparemment illimitée et les limites de la demande réelle, c'est-à-dire du mar­ché. La réalisation de la plus-value se heurtant à des difficultés croissantes, il en résulte une AUGMENTA­TION CONTINUE DES COUTS DE VENTE, d'où le développement continu des techniques de marketing, d'étude des marchés, de calcul de l'élasticité de la demande, etc. (et des bouffonneries moins subtiles de la publicité);
3) La nécessité d'éviter à tout prix la répétition d'une crise du type de celle de 1929 étant devenue une question de vie ou de mort pour le capitalisme dans les conditions actuelles de guerre froide et de progression des forces anti-capitalistes dans le monde entier, l'État fait de plus en plus largement appel aux techniques anticycliques ainsi qu'aux techniques de création de pouvoir d'achat et de redistribution des revenus. La garantie - directe ou indirecte - du profit privé par l'Etat est devenu un des traits prédominants du capitalisme contemporain, cette garantie pouvant aller de la subvention à l'industrie privée - selon des modalités très diverses à la «  nationalisation des pertes » ;
4) La combinaison de ces différents facteurs se traduit par l'introduction dans l'économie capitaliste des techniques de planification ou, plus exactement, des techniques de programmation indicative, qui ne sont autre chose que l'établissement, par les groupements patronaux, de prévisions intégrées de la demande et de la production (basées sur la projection des tendances actuelles, rectifiée par les calculs d'élasticité de la demande) et qui contribuent à donner une assise relativement plus rationnelle aux investissements capitalistes. »

Ce qui nous intéresse d'abord, c'est la méthode de notre économiste « marxiste ». Comparons-la à celle de Lénine lorsqu'il écrivait « L'impérialisme, stade suprême du capitalisme ». On y lit, dès le début du chapitre VII intitulé : «  L'impérialisme, stade particulier du capitalisme » :

« ... L'impérialisme a surgi comme le développement et la continuation directe des PROPRIÉTÉS ESSENTIELLES du capitalisme en général. Mais le capitalisme n'est devenu l'impérialisme capitaliste qu'à un degré défini, très élevé, de son développement, quand certaines des qualités essentielles du capitalisme ont commencé à se transformer en leurs antinomies; quand sur toute la ligne sont FORMES ET REVELES LES ELEMENTS D'UNE EPOQUE DE TRANSITION DU CAPITALISME A UNE STRUCTURE ECONOMIQUE ET SOCIALE SUPERIEURE » (ce qui est souligné, l'est par nous).
(« L'impérialisme... », Editions sociales, p. 79.)

En d'autres termes, les « propriétés essentielles du capitalisme en général » se retrouvent dans «  les éléments d'une époque de transition du capitalisme à un régime économique et social supérieur  ». « S'il était nécessaire de définir aussi brièvement que possible l'impérialisme, il faudrait dire qu'il est le stade monopoleur du capitalisme », écrit Lénine un peu plus loin. Le capitalisme reste fondamentalement le capitalisme, sans pour autant que ses traits soient invariables. La modification est d'une importance capitale en ce qu'elle annonce un nouveau mode de production, « un stade supérieur de l'organisation de la production » :

« Quand une grosse entreprise devient gigantesque et organise méthodiquement, en tenant un compte exact des données multiples, la fourniture des deux tiers ou des trois quarts de toutes les matières premières nécessaires à des dizaines de millions d'hommes, quand elle organise systématiquement le transport de ces matières premières aux lieux de production les mieux appropriés, et que séparent parfois des centaines et des milliers de verstes; quand un centre unique a la haute main sur tous les stades successifs du traitement des matières premières, jusques et y compris la fabrication de toute une série de variétés de produits finis; quand la répartition de ces produits se fait d’après un plan unique parmi des dizaines et des centaines de millions de consommateurs, il est évident que nous sommes en présence d’une socialisation de la production.  »
(Idem, pp. 113-114.)

La « socialisation » de la production est contraignante pour le capitalisme. Il ne l'a pas voulue, elle s'est imposée à lui.

Telle n’est pas la méthode de Mandel. Pour lui, « une planification à long terme... est aujourd'hui possible grâce aux rapides pro­grès du calcul électronique et grâce à l'application de cette technique à la prévision économique  ». Non, ce ne sont ni « la réduction de la durabilité du capital fixe », ni « les rapides progrès du calcul électronique », qui rendent nécessaire et possible la planification à long terme du prix de revient, mais «  la socialisation de la production ». Le « calcul électronique » est présenté par Mandel comme l'élément sauveur, alors qu'il n'est qu'un outil, qu'il est seulement possible d'utiliser grâce à la « socialisation de la production ». Les traits du capitalisme de monopole mis en évidence par Lénine se sont considérablement accentués. A tel point que l'état a DU devenir un facteur majeur de l'activité économique : « La garantie - directe ou indirecte - du profit privé par l'état est devenue un des traits prédominants du capitalisme contemporain ».

Ce n'est pas une querelle de mots que nous cherchons à Mandel, Celui-ci, au point 2 déjà cité, écrit : « La troisième révolution industrielle se traduit à son tour... par une nouvelle contradiction aiguë entre une capacité de production apparemment illimitée et les limites de la demande réelle  », contradiction qui trouve sa solution aux points 3 et 4 cités ci­-dessus.

En d'autres termes, les contradictions fondamentales du mode de production capitaliste se sont émoussées. L'intervention consciente rendue possible par le calcul électronique et l'intervention de l'état permet au capitalisme de maîtriser ces propres processus. Il passe du règne de la nécessité à celui de la liberté. Il lui fallait « à tout prix éviter une crise du type de celle de 1929 » : il y est parvenu. Mandel précise à l'occasion : « Le néo-capitalisme connaît et connaîtra des dépressions, mais plus de nouvelles crises comparables à celle de 1929 » (Conférence faite au «  Cercle K. Marx  », à Paris, !e 12 janvier 1964).

Reprenons Lénine : « La libre concurrence est le trait essentiel du capitalisme...; le monopole est exactement le contraire de la libre concurrence... En même temps, les monopoles n'éliminent pas la libre concurrence dont ils sont issus; ils existent au-dessus, et à côté d'elle, engendrant ainsi des contradictions particulièrement aiguës et violentes, des frictions, des conflits. » (Idem, p. 79.)

La « socialisation de la production  », se réalisant sur la base du mode de production capitaliste, reproduit, à un niveau bien plus élevé, ses contradictions fondamentales. Telle est la dialectique historique du mode de production capitaliste. Et vient immédiatement l'attaque violente contre Kautsky : « Du point de vue purement économique », écrit Kautsky, « il n'est pas impossible que le capitalisme traverse encore une phase nouvelle, où la politique des cartels serait étendue à la politique extérieure, la phase de l'ultra-impérialisme. » (Idem, p. 84.) Lénine commente : « Les propos de Kautsky, absolument vides de contenu, sur l'ultra-impérialisme ne font, entre autres, qu'encourager l'idée profondément erronée et portant de l'eau au moulin des apologistes de l'impérialisme, que la domination du capital financier atténue soi­-disant les inégalités et les contradictions de l'économie mondiale, alors qu'en réalité elle les renforce ». (Idem, pp. 84-85.)

Chez Mandel, le capitalisme, grâce à l'intervention de l'état et du calcul électronique, à la planification, à la programmation, a les moyens d'éviter les crises du type de 1929. C'est pourquoi il l'appelle le « néo-capitalisme ». Grâce aux techniques anti­cycliques, à la création de pouvoir d'achat, à la redistribution des revenus il a surmonté au moins en partie la contradiction entre sa capacité de production illimitée et les limites de la demande réelle. Ce qui est faux de toute évidence.

L'intervention de l'état prouve au contraire que le capitalisme se trouve devant des contradictions renforcées, plus aiguës. La contradiction entre le caractère social de la production et « les rapports de l'économie privée et de la propriété privée (qui) constituent une enveloppe qui ne correspond plus à son contenu, qui nécessairement doit pourrir... » (idem, p. 104) a atteint un nouveau stade. Sous l'apparence du rationnel, l'irrationnel est au contraire passé à un stade «  supérieur  ». Les dépenses militaires directes ou indirectes de l'état et leurs effets cumulatifs sont devenus un facteur essentiel de la croissance des forces productives et du progrès technique. L'état bourgeois draîne toutes les richesses de la nation au profit de l'économie capitaliste; il est devenu d'autant plus indispensable à la défense des intérêts de chaque bourgeoisie «  nationale  », que l'enveloppe des frontières nationales est en contradiction avec la division internationale du travail. Les « oligopoles » expriment l'internationalisation de la production, ce qui contraint le capital à « coopérer » sur l'arène internationale, coopération contradictoire au sein de laquelle chaque impérialisme « national » défend ses intérêts spécifiques face aux autres impérialismes. L'état bourgeois, au moyen de la « politique des revenus » et de l'intégration des syndicats à l'état, doit se subordonner étroitement la classe ouvrière pour maintenir le taux de profit menacé.

Redistribution des revenus, élargissement du pouvoir d'achat, « techniques anti­cycliques » sont des aspects superficiels de l'économie capitaliste. Le moteur de l'économie capitaliste reste la production, la réalisation de la plus-value, l'accumulation du capital. Le maintien d'un taux de profit élevé exige un taux d'exploitation sans précédent. Cela n'est pas contradictoire, pour un temps, avec une amélioration relative et partielle du pouvoir d'achat des masses (encore faudrait-il examiner la question à l'échelle mondiale). Mais cela n'a rien à voir avec «  l'élargissement du pouvoir d'achat et la redistribution des revenus  » par l'état, qui corrigerait ainsi la tendance du capitalisme à développer sans autres limites que les possibilités techniques les forces productives, tandis que le marché ne s'étend pas proportionnellement.

Chaque ouvrier qui travaille aux pièces ou au boni en sait apparemment plus long sur cette question que le « marxiste » Mandel. En augmentant son rendement, il peut augmenter son salaire dans l'immédiat; une nouvelle machine plus perfectionnée peut, en certaines circonstances, lui permettre de gagner, au moins temporairement, davantage, et pourtant il est en même temps davantage exploité. C'est dans les périodes de haute conjoncture que le pouvoir d'achat des travailleurs s'est généralement élevé, et qu'il y a eu de nouveaux revenus, contribuant à élargir de façon absolue le marché. Mais cette élévation du pouvoir d'achat était subordonnée à la croissance de la masse de la plus-value et du taux de la plus-value, donc du taux d'exploitation.

D'autre part, l'élévation du pouvoir d'achat n'est pas, depuis la fin de la guerre, un phénomène continu. A juste titre, Mandel souligne combien l'énorme masse de forces de travail à bon marché dont disposait à la fin de la guerre le capitalisme allemand a joué un rôle fondamental dans sa reconstruction et son nouveau développement, parce que ces ouvriers lui ont assuré un taux de profit très élevé. Pendant des années, bien qu'à un moindre degré, la politique de collaboration directe au pouvoir des partis et syndi­cats ouvriers a permis à la bourgeoisie de maintenir les travailleurs à un niveau de vie plus bas que celui d'avant-guerre, facilitant ainsi la reconstruction de l'économie capitaliste. Cette condition n'était toutefois pas suffisante, et d'autres facteurs économico-politiques furent indispensables, telle la puissance et la domination du capitalisme américain, qui lui donnait la possibilité de réinjecter sous diverses formes des crédits à l'économie européenne, essentiellement par le truchement des divers états, et d'imposer une discipline indispensable pendant la restructuration du marché mondial. Ce n'est que bien après, au cours des années cinquante, que le pouvoir d'achat des masses dépassa son niveau d'avant-guerre en Europe occidentale. La politique des revenus, que tentent d'imposer états et gouver­nements européens, s'efforce au contraire d'accélérer la tendance qui existe depuis quelques années à l'abaissement du niveau de vie de la classe ouvrière pour sauvegarder un taux de profit élevé.


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