1980

"Le rassemblement au grand jour des opprimés contre les oppresseurs"
Un exposé de formation publié dans "La Vérité" n°592 (Juin 1980)


La grève générale et la question du pouvoir

Stéphane Just


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« c'est la révolution qui produit la grève de masse » (R. Luxemburg)

La nouvelle période de la révolution prolétarienne qui s'est ouverte en 1968 avec la grève générale française et le processus de révolution politique en Tchécoslovaquie réaffirme le caractère mondial de la révolution prolétarienne. Elle ne laisse rien des conceptions révisionnistes sur la division du monde en blocs, ouvertement ou discrètement affirmées (comme par exemple la division en trois secteurs « interdépendants » de la révolution : le secteur de la révolution coloniale, celui des métropoles impérialistes, celui de la révolution politique). La lutte mondiale des classes, à l'époque de l'impérialisme, est une; la révolution prolétarienne est une. Elles constituent un ensemble organique, donc différencié, mais nullement trois secteurs ‑ « interdépendants » comme dans le système solaire, par exemple, sont interdépendants le Soleil, la Lune, la Terre plus quelques autres planètes. Il s'agit d'un seul corps, d'un ensemble organique. Cette réaffirmation de l'unité de la révolution prolétarienne dans les pays capitalistes (métropoles impérialistes et semi-colonies) et dans les pays où le capital a été exproprié, mais où des bureaucraties parasitaires ont usurpé le pouvoir politique et écrèment le surproduit social, souligne le rôle hégémonique du prolétariat dirigeant les masses exploitées, et par conséquent de ses méthodes propres, de ses formes d'action, dont la grève générale. C'est un fait que, en de nombreux pays capitalistes d'Europe, visiblement la grève générale est à l'ordre du jour en Angleterre, au Portugal, en Espagne, en Italie, pour ne citer que ceux-là. Cela n'apparaît pas de la même façon en Europe de l'Est, car la forme du pouvoir politique fait que les processus qui aboutissent aux explosions révolutionnaires restent le plus souvent longtemps souterrains. Néanmoins, ces processus sont à l’œuvre, et se manifestent déjà clairement en Pologne, en Tchécoslovaquie, en Allemagne de l'Est, d'une façon ou d'une autre. Les révolutions en Iran, au Nicaragua, annoncent de nouveaux et gigantesques développements révolutionnaires dans les pays semi-coloniaux, où le prolétariat marchera en tête. D'ores et déjà, par exemple, les conditions de la grève générale se réunissent au Brésil. Le « foquisme » a définitivement fait faillite.

La grève générale ne surgit pas à n'importe quel moment de la lutte des classes. Elle résulte de tout un développement dans les rapports entre les classes et à l'intérieur des classes. Elle suppose un degré déjà élevé d'homogénéité, non seulement objective, mais subjective, de la classe ouvrière. Certes la classe ouvrière est ‑ en raison de la place qu'elle occupe dans les rapports de production bourgeois ‑ la classe la plus homogène de la société bourgeoise. Mais cette homogénéité est relative. La classe ouvrière est une classe en soi du fait de son exploitation, et du mode d'exploitation qu'elle subit. Il y a un long parcours avant qu'elle ne devienne une classe pour soi. Objectivement, d'abord elle est composée de différentes couches, de différents secteurs qui subissent une exploitation plus ou moins intensive, plus ou moins brutale, dont les conditions de vie peuvent être très différenciées.

Ensuite, son organisation, son expérience sont également très différenciées. Elle est sillonnée de courants politiques, marquée de différentes influences. Elle subit les pressions idéologiques et politiques des classes dominantes. Enfin, elle fait partie du tissu social de la société bourgeoise. Or la grève générale c'est le prolétariat qui s'unifie comme classe, qui devient une classe pour soi, car elle se dresse comme classe contre les classes dominantes, contre la bourgeoisie. Ce faisant, au moins objectivement, il met en cause l'ordre social et politique en place, le gouvernement, le pouvoir, l'État bourgeois.

Une telle situation ne peut s'établir que comme expression de rapports sociaux et politiques entre les classes et à l'intérieur des classes arrivés au point où le tissu social se déchire : une situation de crise sociale et politique aiguë. La société dans son ensemble doit être en crise pour que la grève générale surgisse.

Bien qu'alors l’époque de la révolution prolétarienne mondiale n'était pas encore ouverte, les grèves générales belges de 1891, 1893, 1902 ont été les produits et ensuite les moteurs d'une crise politique de la société bourgeoise dans son ensemble, extrêmement profonde. Elles ont témoigné autant que créé une situation révolutionnaire. Depuis que s'est ouverte cette époque, le surgissement de la grève générale exprime de façon explosive qu'en haut on ne peut plus et qu'en bas on ne veut plus vivre comme avant. Sans quoi, « le rassemblement au grand jour des opprimés contre les oppresseurs » ne serait pas possible.

« C'est le révolution qui crée d'abord les conditions sociales, rendant possible cette transformation immédiate de la lutte économique qui trouve son expression dans la grève en masse. Et si le schéma vulgaire ne voit le rapport entre grève en masse et révolution que dans les sanglantes rencontres dans les rues terminant les grèves en masse, un coup d’œil un peu plus approfondi sur les événements de Russie nous montre un rapport absolument inverse; en réalité, ce n'est pas la grève en masse qui produit la révolution, c'est la révolution qui produit la grève en masse. »

Voilà ce qu'écrit Rosa Luxemburg dans son analyse de la lutte de classe du prolétariat russe au cours de la révolution de 1905. En d'autres termes, la grève de masse, la grève générale, surgissent seulement là où la révolution prolétarienne est immédiatement à l'ordre du jour. Elles sont le produit de la crise sociale et politique qui engendre la révolution, dont elles sont un moyen. C'est pourquoi la grève générale est toujours préparée, parfois de longue date, par une intense activité pratique de la classe ouvrière, mais qui ne se limite pas seulement aux grèves. Tout au contraire, cette activité pratique des masses utilise tous les terrains de la lutte des classes et toutes les formes politiques qu'elles peuvent utiliser dans des conditions et des circonstances déterminées. Tout à la fois en raison des données qui la conditionnent et parce qu'elle est « le rassemblement au grand jour des opprimés contre les oppresseurs », la grève générale soulève la question du pouvoir.

Les limites de la grève générale

Mais, si la grève générale pose la question du pouvoir, elle ne la résout pas pour autant automatiquement. Et d'abord, elle a besoin de s'organiser, elle a besoin d'une direction. Trotsky a mis en évidence ce que 1905, en même temps que la grève en masse, la grève générale, a fait surgir :

« Si donc nous avons le droit de mettre la capitale de la Neva au centre de tous les événements qui terminent 1905, à Pétersbourg même, nous devons accorder la plus haute place au conseil, ou soviet, des députés ouvriers. C'est en effet la plus importante organisation ouvrière que la Russie ait connue jusqu'à ce jour. De plus, le soviet de Pétersbourg fut un exemple et un modèle pour Moscou, Odessa et plusieurs autres villes. Mais il faut dire surtout que cette organisation, qui était vraiment l'émanation de la classe des prolétaires, fut l'organisation type de la révolution. Tous les événements pivotèrent autour du soviet, tous les fils se rattachèrent à lui, tous les appels vinrent de lui.
Qu'était‑ce donc que le soviet ?
Le conseil des députés ouvriers fut formé pour répondre à un besoin pratique, suscité par les conjonctures d'alors : il fallait avoir une organisation jouissant d'une autorité indiscutable, libre de toute tradition, qui grouperait du premier coup les multitudes disséminées et dépourvues de liaison; cette organisation devait être un confluent pour tous les courants révolutionnaires à l'intérieur du prolétariat; elle devait être capable d'initiative et se contrôler elle‑même d'une manière automatique; l'essentiel, enfin, c'était de pouvoir la faire surgir dans les vingt-quatre heures. Le parti social‑démocrate, qui unissait étroitement, dans ses retraites clandestines, plusieurs centaines, et, par la circulation des idées, plusieurs milliers d'ouvriers à Pétersbourg, était en mesure de donner aux masses un mot d'ordre qui éclairerait leur expérience naturelle à la lumière fulgurante de la pensée politique; mais ce parti n'aurait pas été capable d'unifier par un lien vivant, dans une seule organisation, les milliers et les milliers d'hommes dont se composait la masse : en effet, il avait toujours accompli l'essentiel de son travail dans des laboratoires secrets, dans les antres de la conspiration que les masses ignoraient. Le parti des socialistes‑révolutionnaires souffrait des mêmes maladies de la vie souterraine, aggravées encore par son impuissance et son instabilité. Les difficultés qui existaient entre les deux fractions également fortes de la social‑démocratie d'une part, et leur lutte avec les socialistes‑révolutionnaires de l'autre, rendaient absolument indispensable la création d'une organisation impartiale. Pour avoir de l'autorité sur les masses, le lendemain même de sa formation, elle devait être instituée sur la base d'une très large représentation. Quel principe devait‑on adopter ? La réponse venait toute seule. Comme le seul lien qui existât entre les masses prolétaires dépourvues d'organisation était le processus de la production, il ne restait qu'à attribuer le droit de représentation aux entreprises et aux usines. On avait comme exemple et comme précédent la commission du sénateur Chidlovsky. Une des deux organisations social-démocrates de Pétersbourg prit l'initiative de créer une administration autonome révolutionnaire ouvrière, le 10 octobre, au moment où la plus grande des grèves s'annonçait. Le 13 au soir, dans les bâtiments de l'Institut technologique, eut lieu la première séance du futur soviet. Il n'y avait pas plus de trente à quarante délégués. On décida d'appeler immédiatement le prolétariat de la capitale à la grève politique générale et à l'élection des délégués. "La classe ouvrière, disait l'appel rédigé à la première séance, a dû recourir à l'ultime mesure dont dispose le mouvement ouvrier mondial et qui fait sa puissance : à la grève générale...
Dans quelques jours, des événements décisifs doivent s'accomplir en Russie. Ils détermineront pour de nombreuses années le sort de la classe ouvrière; nous devons donc aller audevant des faits avec toutes nos forces disponibles, unifiées sous l'égide de notre commun soviet... "  »

Plus loin :

« Au fur et à mesure du développement de la grève d'octobre, le soviet devenait tout naturellement le centre qui attirait l'attention générale des hommes politiques. Son importance croissait littéralement d'heure en heure. Le prolétariat industriel avait été le premier à serrer les rangs autour de lui. L'Union des syndicats, qui avait adhéré à la grève dès le 14 octobre, dut presque immédiatement reconnaître son protectorat. De nombreux comités de grève ‑ ceux des ingénieurs, des avocats, des fonctionnaires du gouvernement ‑ réglaient leurs actes sur ses décisions. En s'assujettissant les organisations indépendantes, le soviet unifia autour de lui la révolution.
En même temps, la division se faisait sentir de plus en plus dans les rangs du gouvernement.
Trepov ne ménageait plus rien et flattait de la main ses mitrailleuses. Le 12, il se fait placer par Nicolas Il à la tête de toutes les troupes de la garnison de Pétersbourg. Le 14, il donne l'ordre de ne pas "ménager les cartouches". Il partage la capitale en quatre secteurs militaires, commandés chacun par un général. En qualité de général gouverneur, il menace tous les marchands de comestibles de les faire déporter dans les vingt-quatre heures s'ils ferment boutique. Le 16, il consigne sévèrement les portes de toutes les écoles supérieures de Pétersbourg, qui sont occupées par les troupes. Sans que la loi martiale ait été proclamée, elle entre de fait en vigueur. Des patrouilles à cheval terrorisent la rue. Les troupes sont cantonnées partout, dans les établissements de l'État, dans les édifices publics, dans les cours des maisons particulières. Alors que les artistes du ballet impérial eux-mêmes se joignaient à la grève, Trepov, inexorable, emplissait de soldats les théâtres vides. Il ricanait et se frottait les mains, pressentant une chaude affaire.
Il se trompait dans ses calculs. Ses adversaires politiques, représentés par un courant bureaucratique qui cherchait un compromis frauduleux avec l'histoire, l'emportèrent. Witte, chef de ce parti, fut appelé au pouvoir.
Le 17 octobre, les soudards de Trepov dispersèrent la réunion du soviet des députés ouvriers. Mais celui-ci trouva la possibilité de s'assembler encore une fois. Il décida que l'on poursuivrait la grève avec un redoublement d'énergie. Il recommanda aux ouvriers de ne plus payer ni leur loyer, ni les marchandises qu'ils prenaient à crédit, avant d'avoir repris le travail, et il invita les propriétaires et les commerçants à ne pas se montrer exigeants envers les ouvriers. Ce même 17 octobre parut le premier numéro des Izvestia du soviet des députés ouvriers.
Et, dans la même journée, le tsar signait le manifeste de la Constitution. »

Conjointement à la grève en masse, à la grève générale, le prolétariat avait constitué le cadre de son unité, sa représentation comme classe, son parlement et son exécutif, les soviets.

La grève générale soulève la question du pouvoir en ce que, rassemblement des opprimés contre les oppresseurs, elle paralyse le fonctionnement économique du pays et dans une très large mesure le fonctionnement de l'État bourgeois. Cependant, elle a ses limites, que Trotsky souligne :

« "Cette grève pacifique, écrivait M. Procopovitch dans la revue Pravo, grève qui a occasionné un nombre beaucoup moins considérable de victimes que ne l'avait fait le mouvement de janvier, et qui s'est terminée par un coup d’État, a été une révolution, car elle a transformé radicalement le régime gouvernemental de la Russie. » "L'histoire, dit‑il encore, qui avait ôté au prolétariat un de ses moyens de lutte pour les droits populaires l'insurrection et les barricades dans la rue, lui en donna un autre beaucoup plus puissant, la grève politique générale. "
Nous donnions certes une énorme importance alors à une grève politique des masses, considérée comme l'indispensable méthode de la révolution russe, tandis que des radicaux comme les Procopovitch se nourrissaient de vagues espérances fondées sur l'opposition des zemstvos. Mais nous ne pouvons admettre en aucune façon que la grève générale ait abrogé et remplacé les anciennes méthodes révolutionnaires. Elle en a seulement modifié l'aspect et elle les a complétées. Nous ne pouvons pas non plus reconnaître que la grève d'octobre, quelque estime que nous en ayons, ait " radicalement transformé le régime gouvernemental de la Russie". Au contraire, tous les événements politiques ultérieurs ne s'expliquent qu'en raison de ce fait que la grève d'octobre n'a rien changé au régime gouvernemental. Nous dirons même qu'elle n'aurait pas pu accomplir un "coup d'État ". En tant que grève politique, elle se borna à mettre les adversaires face à face.
Sans aucun doute, la grève des chemins de fer et du téléphone désorganisa au dernier degré le mécanisme gouvernemental. Et la désorganisation s'aggrava avec la durée de la grève. Mais, en se prolongeant, cette même grève troublait les fonctions de la vie économique et sociale et affaiblissait nécessairement les ouvriers. Et, enfin, elle devait avoir un terme. Mais, dès que la première locomotive fut sous pression, dès que le premier appareil télégraphique produisit son tac‑tac, ce qui subsistait du pouvoir trouva la possibilité de remplacer tous les leviers brisés et de renouveler toutes les pièces avariées de la vieille machine gouvernementale.
Dans la lutte, il est extrêmement important d'affaiblir l'adversaire; c'est la tâche de la grève. En même temps, elle met sur pied l'armée de la révolution. Mais ni l'un ni l'autre de ces résultats ne constituent par eux-mêmes un coup d'État.
Il faut encore arracher le pouvoir à ceux qui le détiennent et le transmettre à la révolution. Telle est la tâche essentielle. La grève générale crée les conditions nécessaires pour que ce travail soit exécuté, mais elle est, par elle-même, insuffisante pour le mener à bien.
Le vieux pouvoir gouvernemental s'appuie sur sa force matérielle, et avant tout sur l'armée. Pour barrer la route à un véritable "coup d'État", autre que celui qu'on croit avoir fait sur le papier, on trouve toujours l'armée. A un certain moment de la révolution, une question se pose et domine toutes les autres : de quel côté sont les sympathies et les baïonnettes des troupes ? La réponse ne peut pas être obtenue par une enquête. On peut formuler bien des observations justes et précieuses sur la largeur et la régularité des rues modernes, sur les nouveaux modèles de fusil, etc, mais toutes ces considérations techniques laissent entière la question de la conquête révolutionnaire du pouvoir gouvernemental. L'inertie de l'armée doit être surmontée. La révolution n'arrive à ce but qu'en provoquant un affrontement entre l'armée et les masses populaires. La grève générale crée les conditions favorables de cet affrontement. La méthode est brutale, mais l'histoire n'en connaît pas d'autre. »

Finalement, la grève générale, comme toutes les autres méthodes de la révolution, exige une politique, un programme donnant à la question du gouvernement, du pouvoir, une réponse concrète, ainsi qu'une force politique luttant pour cette politique, pour ce programme, pour cette réponse concrète à la question du gouvernement, du pouvoir.

Rosa Luxemburg et la sponta­néité

Rosa Luxemburg a insisté sur la spontanéité au cours de la révolution russe de 1905 :

« L'élément spontané joue, nous l'avons vu, un grand rôle dans toutes les grèves en masse de Russie, élément soit d'impulsion, soit d'arrêt. Cela ne vient pas de ce qu'en Russie la social‑démocratie est encore jeune et faible, mais de ce que, dans chaque action particulière de la lutte, interviennent une telle infinité d'éléments économiques, politiques et sociaux, généraux et locaux, matériels et psychologiques, qu'aucune d'elles ne peut se définir et se développer comme un exemple arithmétique. La révolution, lors même que le proléta­riat, avec la social‑démocratie à sa tête, y joue le rôle dirigeant, n'est pas une manœuvre du prolétariat en rase campagne; c'est une lutte au sein des craquements, de l'émiettement, du déplacement incessant de tous les fondements sociaux. Bref, si l'élé­ment spontané joue dans les grèves en masse de Russie un rôle si prépon­dérant, ce n'est point parce que le prolétariat russe est "insuffisamment éduqué", mais parce que les révolu­tions ne se laissent pas diriger comme par un maître d'école. »

  Rosa Luxemburg oppose la sponta­néité au « bureaucratisme » des syndi­cats et aussi de la social‑démocratie d'Allemagne, qui déjà en cette période, exprimait l'adaptation à la société bourgeoise, l'opportunisme, le révisionnisme.

« Ce qu'il y a de plus précieux, parce que permanent dans ce brusque flux et reflux de la marée révolution­naire, c'est son précipité intellectuel. La croissance par bonds, en intelli­gence et en civilisation, du prolétariat fournit une garantie infrangible de son irrésistible progrès ultérieur dans la lutte, tant économique que politi­que. Mais ce n'est pas tout. Les rap­ports mêmes entre ouvriers et patrons sont bouleversés; depuis la grève générale de janvier et les grèves de 1905 qui ont suivi, le principe du capitaliste "maître chez lui" est supprimé de facto. Dans les plus grandes usines de tous les centres importants, se sont constitués spontanément des comités ouvriers, avec lesquels seul le patron traite et qui décident de tous les conflits.
Et enfin, plus encore : les grèves en apparence chaotiques et l'action révolutionnaire "désorganisée" sui­vant la grève générale de janvier deviennent le point de départ d'un fiévreux travail d'organisation. Madame l'Histoire fait de loin, en riant, un pied‑de‑nez aux hommes des clichés bureaucratiques, qui montent coléreusement la garde aux por­tes de la prospérité des syndicats alle­mands.
Les organisations solides qui, cen­sément, devraient être édifiées à l'avance ainsi qu'une forteresse imprenable, comme condition sine qua non d'une tentative éventuelle d'éventuelle grève en Allemagne, ces organisations sont précisément, tout au rebours, filles de la grève en masse en Russie ! Et, tandis que les gardiens des syndicats allemands ont avant tout peur que ces organisations, dans un tourbillon révolutionnaire, ne s'en aillent en pièces, comme des porcelaines précieuses, c'est un tableau tout contraire que nous montre la révolution russe : de la tourmente et de l'orage, des flammes et du feu, des grèves en masse, des batailles dans la rue, ce qui émerge, comme Vénus de l'écume des mers, frais, jeunes, forts et contents de vivre, ce sont... des syndicats. »

Le style de Rosa Luxemburg est éblouissant et ce qu'elle écrit est pour notre époque un enseignement particulièrement précieux. En effet, ce qui n'était alors que le bureaucratisme, l'opportunisme, et non le révisionnisme, des appareils syndicaux et des partis ouvriers, est devenu depuis longtemps action contre‑révolutionnaire ouverte et déterminée. Ce ne sont plus seulement les partis socialistes et social‑démocrates, les appareils syndicaux, qui de nos jours sont devenus contre‑révolutionnaires, mais, avec une science extraordinaire dans cet art particulier, les partis staliniens. Ce sont seulement ces forces vives, bondissantes, de la classe ouvrière qui garantissent que les obstacles contre‑révolutionnaires dressés pour empêcher le déferlement révolutionnaire du prolétariat seront submergés.

Rosa Luxemburg n'en souligne pas moins l'importance du parti du prolétariat :

« Avec la psychologie d'un syndiqué qui ne consent à chômer au Premier Mai qu'une fois bien assuré à l'avance d'un subside fixé avec précision, au cas où il serait renvoyé, on ne peut faire ni révolution ni grève générale. Mais justement, dans la tourmente de la période révolutionnaire, le prolétaire se transforme, de père de famille prudent qui exige un subside, en un "révolutionnaire romantique" pour qui même le bien suprême, la vie, à plus forte raison le bien‑être matériel, n'a que peu de valeur en comparaison du but idéal de la lutte. Mais si la direction de la grève générale, au sens de commandement qui en aurait l'initiative ou de calcul et des dispositions des frais qu'elle coûtera, est l'affaire de la période révolutionnaire elle‑même, il n'en est pas moins vrai qu'en un tout autre sens la direction, dans les grèves en masse, revient au socialisme et à ses organes dirigeants. Au lieu de se casser la tête avec le côté technique, avec le mécanisme de la grève, le socialisme est appelé, dans la période révolutionnaire, à en prendre la direction politique. La tâche la plus importante de "direction" dans la période de grève générale consiste à donner à la bataille son mot d'ordre, sa tendance, à régler la tactique de la lutte politique de façon qu'en toute phase et à tout moment soit réalisée et mise en activité la somme entière de puissance déjà engagée dont le prolétariat dispose en activité, qu'elle se manifeste dans la position de combat du parti, que la tactique du socialisme ne se trouve jamais, en décision et en précision, au‑dessous du niveau des rapports de forces existant en réalité, mais qu'au contraire elle dépasse ce niveau. Et cette direction se transforme d'elle‑même, dans une certaine mesure, en direction technique. Une tactique du socialisme conséquente, résolue, allant de l'avant, provoque dans la masse le sentiment de la sécurité, de la confiance, de l'ardeur au combat; une tactique hésitante, faible, fondée sur une dépréciation du prolétariat, exerce sur la masse une action paralysante et perturbatrice. Dans le premier cas, les grèves en masse éclatent "d'elles‑mêmes" et toujours "en temps opportun";dans le deuxième, même des appels directs des dirigeants à la grève en masse restent sans résultat. Et la révolution russe nous offre des exemples parlants de l'un et de l'autre. »

Pourtant, l'histoire l'a prouvé, Rosa Luxemburg sous‑estime l'importance et le rôle du parti révolutionnaire dans le processus révolutionnaire, donc dans la grève générale. Elle réagit sous l'impression de l'attitude et des méthodes de la lourde machine social‑démocrate allemande, qui se méfiait dès cette période de l'initiative révolutionnaire du prolétariat, allemand et l'étouffait. La social‑démocratie agit ainsi car elle a déjà un pied dans le camp de la contre‑révolution.

La spontanéité des masses est toujours une spontanéité historiquement déterminée. Elle est le produit de toute une expérience politique de lutte classe parvenue, en des circonstances déterminée, d'une part, par les conditions et des partis ouvriers au sein des données, à un point donné. Des dizaines d'années d'activité des organisations et des partis ouvriers au sein des masses la nourrissent avec l'acquis et aussi les contradictions et limites que  cela implique, surtout à l'époque actuelle où les partis ouvriers traditionnels sont passés du côté de la contre‑révolution, de la défense de l'ordre bourgeois. Cette spontanéité inclut le rejet de la soumission à l'ordre bourgeois, le rejet de la politique et des méthodes qui soumettent le prolétariat à la bourgeoisie, le rejet des méthodes de défense des régimes politiques de domination de classe de celle‑ci. Elle inclut aussi les illusions des masses. La spontanéité du prolétariat est donc une notion qui demande à être précisée en fonction d'un ensemble de déterminations. De toute façon, elle a ses limites.

Grève générale, pontanéité et stratégie révolutionnaire

L'expérience a prouvé au cours de la révolution russe, des révolutions, crises et mouvements révolutionnaires qui se sont succédé, et dans lesquels s'incluent les multiples grèves générales, l'importance décisive des partis et organisations révolutionnaires et contre-révolutionnaires, de leurs politiques, de leurs programmes. Tenant compte que la classe ouvrière a une histoire, qu'elle dispose d'organisations déterminées, la Troisième Internationale a commencé, plus précisément dans ses III° et IV° Congrès à préciser la stratégie de la révolution prolétarienne, notamment dans ce qui est alors caractérisé comme la « tactique du front unique ». Trotsky, dans son livre « L'Internationale communiste après Lénine », a vivement insisté sur la nécessité d'une stratégie révolutionnaire. Le programme sur lequel la IV°Internationale a été fondée, « L'Agonie du capita­lisme et les Tâches de la IV° Internatio­nale », dit « Programme de transi­tion », est précisément la traduction programmatique de la stratégie de la révolution prolétarienne mondiale. Il ne traite pas de la grève de masse, de la grève générale, comme telles, mais il indique :

  « L’orientation des masses est déterminée, d’une part, par les conditions objectives du capitalisme pour­rissant; d'autre part, par la politique de trahison des vieilles organisations ouvrières. De ces deux facteurs, le fac­teur décisif est, bien entendu, le pre­mier : les lois de l'histoire sont plus puissantes que les appareils bureaucra­tiques. Quelle que soit, la diversité des méthodes des social‑traîtres ‑ de la législation "sociale" de Léon Blum aux falsifications judiciaires de Staline ‑ ils ne réussiront jamais à briser la volonté révolutionnaire du prolétariat. De plus en plus, leurs efforts désespé­rés pour arrêter la roue de l'histoire démontreront aux masses que la crise de la direction du prolétariat, qui est devenue la crise de la civilisation humaine, ne peut être résolue que par la IV° internationale. »

  La « spontanéité » des masses à l'époque actuelle se situe dans ces con­ditions. Partant, la stratégie à dévelop­per est définie dans les lignes suivante :

« La tâche stratégique de la pro­chaine période ‑ période pré­-révolutionnaire d'agitation, de propa­gande et d'organisation ‑ consiste à surmonter la contradiction entre la maturité des conditions objectives de la révolution et la non‑maturité du prolétariat et de son avant‑garde (désarroi et découragement de la vieille génération, manque d'expérience de la jeune). Il faut aider les masses, dans le processus de leurs lut­tes quotidiennes, à trouver le pont entre leurs revendications actuelles et le programme de la révolution socia­liste. Ce pont doit consister en un système de revendications transitoires, partant des condi­tions actuelles et de la conscience actuelle de larges couches de la classe ouvrière et conduisant invariablement à une seule et même conclusion : la conquête du pouvoir par le proléta­riat. »

Une fois encore : « la grève générale est le rassemblement au grand jour des opprimés contre les oppresseurs. C'est le début classique de la révolution. » Elle est une des formes classiques, sinon la forme classique de la mobilisation révolutionnaire du prolétariat, de la réalisation dans l'action de son unité comme classe contre la bourgeoisie comme classe, son gouvernement, son État, son pouvoir.

Etant donné les rapports politiques actuels à l'intérieur du mouvement ouvrier, étant donné que les partis ouvriers traditionnels, les appareils syndicaux, défendent de toutes leurs forces, par tous les moyens, la société bourgeoise et même les régimes politiques bourgeois en place, étant donné la faiblesse des organisations de la IV° Internationale qui construisent dans chaque pays le parti révolutionnaire, la « spontanéité » des masses est déterminante dans la marche à la révolution, donc à la grève générale. Pourtant, y compris en ce qui concerne sa préparation et son déclenchement et par conséquent ses développements ultérieurs ‑ l'intervention militante des organisations de la IVe Internationale a d'ores et déjà une importance considérable car, sur la base du programme de la IVe Internationale, il est possible de contribuer à l'enrichissement de l'expérience politique des masses et, en formulant en termes politiques cette expérience, de la dégager, de lui donner une expression consciente, donc par là même une portée beaucoup plus grande.

Toute grève générale pose objectivement certains problèmes fondamentaux : l'unité des masses en lutte, leur représentation, leur organisation, les objectifs politiques, la question du pouvoir. De là ne découle pas que les réponses se dégagent automatiquement, ni jusqu'où la grève générale ira, ni sur quoi elle débouchera. Cela dépend de nombreux facteurs, dont particulièrement le facteur conscient, organisé et agissant, de l'organisation qui construit le parti révolutionnaire, de sa capacité à s'inscrire dans le processus politique qui conduit le prolétariat à se dresser comme classe contre la bourgeoisie, son gouvernement, son État, à exprimer les besoins des masses, les exigences de la lutte.

Au moment actuel, où les rapports politiques au sein du mouvement ouvrier et de la classe ouvrière sont ce qu'ils sont, une juste réponse à la question de la réalisation du front unique entre les organisations ouvrières, à celle de leur rupture avec la bourgeoisie, à celle d'une perspective d'un gouvernement constitué par les partis ouvriers sans ministres représentant les partis bourgeois, est absolument essentielle pour préparer la grève générale et au cours de son développement. La classe ouvrière, les masses exploitées, ne peuvent engager un combat frontal contre la bourgeoisie sans se tourner, sans en appeler constamment à leur représentation politique comme classe. Mais il ne faut surtout pas opposer l'action politique à l'initiative et à la « spontanéité » des masses.

Tout au contraire, il faut, par l'action et dans l'action politique pour le front unique dégager l'initiative, la spontanéité des masses, car ce sont elles qui réaliseront l’unité de la classe ouvrière par leur propre mouvement, submergeant les obstacles que dressent les appareils bourgeois constitués à l’intérieur du mouvement ouvrier, de la classe ouvrière, les « lieutenants ouvriers de la bourgeoisie ». Etablir la juste relation dialectique entre l'action politique pour le front unique et l’initiative, le mouvement spontané des masses, est indispensable.

  Le mouvement par lequel la classe ouvrière s'engage comme classe dans le combat contre la bourgeoisie comme classe, son État, son gouvernement, est un mouvement pratique qui répond à des besoins et préoccupations pratiques, lesquels sont fonction de situations concrètes; aussi est‑il impossible de fixer un catalogue de revendications démocratiques, jusqu'aux revendications d'expropriation du capital, en passant par de multiples revendications économiques et politiques que les masses feront leurs.

Pourtant, une chose est certaine : dans tous les cas, la grève générale pose la question du pouvoir, la question du gouvernement, et bien qu'il s'agisse de concrétiser, à chaque fois la réponse ne peut être apportée que sur la ligne que définit le programme de la IV° Internationale : celle du gouvernement ouvrier et paysan.

La grève générale, il faut le réaffirmer, « c'est le début classique de la révolution », ce n'est donc pas l'acte unique par lequel la révolution prolétarienne et la prise du pouvoir s'accomplissent. Elle est un de leurs moments, une de leurs étapes. C'est comme telle qu'il faut la situer et y intervenir, ce qui exige inéluctablement l'action politique dans la préparation et le cours de la grève générale pour la construction du parti révolutionnaire, le parti de la IV° Internationale. La grève générale est un élément, une composante de la stratégie révolutionnaire. Elle n'est pas, et de loin, toute la stratégie révolutionnaire.

A cet égard, la riche analyse que Rosa Luxemburg a faite de la grève générale, de la spontanéité révolution­naire, bien qu'elle y inclut jusqu'à un certain point le rôle du parti ouvrier révolutionnaire, ne suffit cependant pas. Il faut y ajouter les leçons du bol­chevisme, les leçons de la révolution d'Octobre. Et celles‑ci montrent que finalement l'essentiel est que, dans le processus révolutionnaire, se cons­truise le parti, qu'il conquière l'hégé­monie dans la classe ouvrière et les masses exploitées, ou tout au moins une position déterminante, qu'elles le reconnaissent comme la direction et l'organisateur du combat final pour la prise du pouvoir. Alors le mouvement des masses et l'action dirigeante du parti forment un ensemble : masses et parti ont les mêmes pulsions, vivent de la même vie.


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