1976

La marche à la révolution et son développement seront faits d'alternances, de flux et de reflux, qui s'étendront vraisemblablement sur une longue période. Il y aura des situations confuses. des formes confuses. (...) C'est la conséquence de la contradiction entre la maturité des conditions objectives, et le retard accentué à la solution de la crise de l'humanité qui "se réduit à celle de la direction révolutionnaire". Résoudre cette contradiction est la tâche des organisations qui se réclament de la IV° Internationale, de ses origines, de son programme.


A propos des « 25 thèses sur "La révolution mondiale" » d'E. Mandel

Stéphane Just


A propos de quatre mots

Au point de départ, les Thèses du camarade Ernest Mandel traitent du rôle du conscient dans le processus de la révolution prolétarienne. Cette démarche est comparable à celle du programme de fondation de la IV° Internationale que Trotsky écrivit en 1938, dont la première phrase de l'introduction affirme :

« La situation mondiale dans son ensemble se caractérise par la crise historique de la direction du prolétariat. »

Introduction qui se conclut sur cette proposition :

« La crise historique de l'humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire. »

Le camarade Ernest Mandel écrit :

« Le fait que les conditions objectives pour le développement du socialisme à l'échelle mondiale existent au moins depuis 1914, si ce n'est depuis 1905, n'implique pas une victoire automatique ou inévitable de socialisme mondial étant donné le rôle central joué par le facteur subjectif pour l'aboutissement de la révolution socialiste. » (Thèse 2. phrase 1.)

Si on se souvient de la première phrase de la première Thèse du camarade Mandel, citée plus haut, on voit donc que les méthodes utilisées au début du Programme de transition et au début des Thèses sur La Révolution mondiale sont comparables. Le camarade Ernest Mandel a‑t‑il de façon délibérée procédé de cette façon afin que l'exposé des thèses puisse être mis directement en relation avec la programme de fondation de la IV° Internationale ? On est en droit de l'espérer. car c'est une excellente manière d'en favoriser la discussion.

Elle permet de noter quelques différences. Mandel écrit que la révolution socialiste et la construction du socialisme « exigent un effort conscient des masses laborieuses » (fin de la 2e phrase, Thèse 1). Thèse 2, il poursuit : « La crise de l'humanité est la crise de la direction révolutionnaire (et de la conscience de classe) du prolétariat » 3° phrase, Thèse 2).

On vient de le voir, le Programme de transition dit seulement : « La crise de l'humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire du prolétariat. »

Les quatre mots que Ernest Mandel ajoute doivent avoir pour lui une importance considérable, puisqu'il estime devoir les intégrer à la proposition principale du programme de fondation de la IV° Internationale. D'autant que ce « concept » court ainsi qu'un fil rouge tout au long de ses 25 Thèses. Ainsi :

« En dernière analyse, la restabilisation temporaire du capitalisme après 1923, la victoire du stalinisme en Russie, l'émergence du fascisme en Europe (et du semi‑fascisme au Japon à la fin des années 30), le long déclin du niveau de conscience de la classe ouvrière et l'éclatement de la deuxième guerre mondiale accompagnée de toutes ses horreurs (d'Auschwitz à Hiroshima) sont les résultats d'une longue série de défaites pour la révolution internationale entre 1923 et 1943 (quoique cette série d'échecs fût évidemment interrompue par des montées partielles et géographiquement limitées). » (Dernière phrase de la Thèse 4.)

Sans doute est‑il écrit ici que « le long déclin du niveau de conscience du prolétariat » est une conséquence des défaites que la révolution internationale a subies entre 1923 et 1943. Mais on peut dire la même chose à propos de la direction révolutionnaire; la crise de la direction révolutionnaire a résulté, dans une très grande mesure, des défaites que le prolétariat a subies. Elle n'en est pas moins déterminante. Elle est cause première de la crise de l'humanité, c'est‑à‑dire des nouvelles défaites du prolétariat, du retard de la victoire de la révolution prolétarienne mondiale, D'ailleurs, le camarade Ernest Mandel, en intégrant son concept à la proposition fondamentale de Trotsky, montre clairement qu'il attribue à ce concept même importance, même rôle qu'à la proposition de Trotsky. Le camarade Ernest Mandel montre à différentes reprises que c'est bien ainsi qu'il faut le comprendre. Sa Thèse 11 débute par cette phrase :

« La difficulté subjective fondamentale pour la réalisation d'une révolution socialiste victorieuse en Europe occidentale, découlant de tout le passé historique du mouvement ouvrier, réside dans les illusions réformistes ou semi‑réformistes profondes des larges masses laborieuses, en d'autres termes, l'identification largement répandue de leurs propres libertés démocratiques avec les institutions de l'État bourgeois. »

Les illusions des masses ne sont pas niables. Mais que signifie cette phrase, « le bas niveau de conscience des masses » ? Peut‑on mettre ce « bas niveau » sur le même plan que « la crise de la direction révolutionnaire » ? Ces questions valent d'être posées. S'il en était ainsi, il faudrait en conclure que les masses sont responsables « inconsciemment », bien sûr, en quelque sorte objectivement, des défaites de la révolution prolétarienne dans le monde.

Les illusions des masses ne sont pas chose nouvelle. Elles sont plus ou moins grandes, plus ou moins profondes et durables. Elles dépendent de facteurs divers et varient selon les pays et les moments, l'expérience historique, la force et l'enracinement des vieilles organisations, des vieux partis ouvriers. Mais elles existent à toutes les époques et dans tous les pays. Il faut en tenir compte. Elles ne peuvent être mises sur le même plan que la « crise de la direction révolutionnaire à quoi se réduit la crise de l'humanité ».

Voyons concrètement ce qu'il en est. Est‑ce que les centaines de milliers de travailleurs qui processionnaient derrière le pope Gapone en ce dimanche sanglant de janvier 1905, et qui allaient porter une supplique au tsar, ne faisaient pas preuve de mortelles illusions tant par rapport au tsar que par rapport au pope Gapone, à ses méthodes, à sa politique ? N'était‑ce pas, ainsi que l'écrivait le camarade Ernest Mandel, l'expression évidente « d'un (très) bas niveau de conscience  des masses » ? A considérer d’une certaine façon, c'est l'évidence. Pourtant, ils écrivaient la première page de la révolution russe, dont 1905 fut le prologue. Ces mêmes hommes, ce même prolétariat ont constitué les premiers soviets, à l'initiative des militants social‑démocrates (mencheviks et bolcheviks) et d'autres organisations révolutionnaires. Ils ont construit le premier soviet de Petrograd. Leur mouvement de classe les amenait, en dépit et au travers de leurs illusions, à mettre sur pied les organismes de leur unité de classe, leur « parlement » et leur exécutif révolutionnaires, les organes de leur futur pouvoir, de la dictature du prolétariat.

N'étaient‑ils pas submergés d'illusions, ces soldats, ces ouvriers, ces paysans qui, en février 1917, après avoir renversé le tsar et constitué les soviets, élisaient en énorme majorité des délégués mencheviks, socialistes‑révolutionnaires ? C'est l'évidence. Pourtant la révolution russe a été victorieuse. A ce jour, elle a été la seule révolution ou la dictature du prolétariat, exercée au moyen des soviets, s'est réalisée. Comment ce fut‑il possible ? Poser la question, c'est y répondre. En 1917, pour un temps et dans ce seul pays, la question de la direction révolutionnaire a été résolue. Le Parti bolchevique s'est formé comme direction révolutionnaire au travers du combat politique pour répondre aux aspirations, aux besoins des masses en dépit de leurs illusions. Elles ont été libérées de la gangue de leurs illusions au feu des événements de la révolution et sont parvenues au plus haut point de conscience de classe où, jusqu'à présent, un prolétariat soit parvenu dans son ensemble, par l'action politique du Parti bolchevique.

Bien plus, elles ont ouvert la voie au prolétariat mondial : notamment en donnant l'exemple de la forme la plus élaborée de la dictature du prolétariat, les soviets. Mais pas seulement: leur action a donné une impulsion puissante à la lutte des classes en Europe, à la crise révolutionnaire qui a résulté de la Première Guerre mondiale; la révolution russe a fourni au prolétariat mondial un enseignement révolutionnaire qui, 60 ans plus tard, reste irremplaçable.

C'est de cette victoire, de l'action du Parti bolchevique et des défaites ultérieures que Trotsky tira la leçon : « La crise de l'humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire. » En 1923. il dégageait cet enseignement de la victoire de la révolution russe, de la défaite de la révolution allemande, en une brochure célèbre, Leçons d'Octobre.

La défaite de la révolution allemande, tant en 1918 qu'en 1923, n'a rien à voir avec les illusions des masses, « le bas niveau de la conscience de classe du prolétariat allemand ». La cause en fut l'absence de direction révolutionnaire, que le Parti communiste allemand n'a pas su être. Bien entendu, ainsi que l'explique Trotsky, une juste politique du parti qui se situe sur le terrain de la révolution prolétarienne ne garantit pas à tout coup la victoire, mais l'existence du parti marxiste appliquant une juste politique, se formant comme direction révolutionnaire et libérant les masses de leurs illusions, au cours de la lutte des classes et de la révolution, est la condition indispensable de la victoire de la révolution.

Cette même leçon se dégage de la révolution hongroise de 1919, des crises révolutionnaires en Autriche, en Italie, ailleurs, avant 1923. Ce ne sont pas les « illusions parlementaires, réformistes ou semi‑réformistes » qui ont amené la révolution ou les crises révolutionnaires à la défaite, mais l'action politique de la social‑démocratie et l'immaturité politique du PC, qui n'ont pas été à la hauteur des tâches de construction de la direction révolutionnaire, ou de la réalisation de celles qui incombent à une direction révolutionnaire.


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