1976

La marche à la révolution et son développement seront faits d'alternances, de flux et de reflux, qui s'étendront vraisemblablement sur une longue période. Il y aura des situations confuses. des formes confuses. (...) C'est la conséquence de la contradiction entre la maturité des conditions objectives, et le retard accentué à la solution de la crise de l'humanité qui "se réduit à celle de la direction révolutionnaire". Résoudre cette contradiction est la tâche des organisations qui se réclament de la IV° Internationale, de ses origines, de son programme.


A propos des « 25 thèses sur "La révolution mondiale" » d'E. Mandel

Stéphane Just


Un "long déclin" ou un mouvement vivant

Le camarade Ernest Mandel précise : pour lui, « le long déclin du niveau de conscience de la classe ouvrière » commence en 1923 et s'accentue au fur et à mesure que s'accumulent les défaites du prolétariat. Cette affirmation laisse songeur. En quoi « le niveau de conscience » du prolétariat allemand était‑il inférieur en 1933 à ce qu'il était en 1918 et 1923 ? A la vérité, c'est le haut niveau de conscience du prolétariat allemand. au cours des années qui ont précédé 1933, et ensuite pendant les mois qui ont suivi l'accès au pouvoir des nazis en janvier 1933, qui surprend.

Malgré l'immense machine de répression nazie, la classe ouvrière est restée derrière ses partis, la social-démocratie et le PCA. attendant des dirigeants de ces partis qu'ils la guident et organisent le combat contre le nazisme. Encore après la venue au pouvoir de Hitler, alors que se déchaînaient la terrible répression et les provocations, aux élections, ô combien falsifiées, de mars 1933, le prolétariat a voté massivement SD et PCA.

Et après 1933, faut‑il rappeler l'héroïsme du prolétariat de Vienne en février 1934, se battant les armes à la main contre les troupes de Dolfuss, défendant pied à pied leurs quartiers des faubourgs de Vienne ? Seule une grande conscience de classe pouvait nourrir cet héroïsme. Enfin le prolétariat français, le prolétariat espagnol ont‑ils fait preuve entre 1934 et 1938 « d'un bas niveau de conscience », ou au contraire d'un très haut niveau de conscience ? Sans tout rappeler, citons : la classe ouvrière française imposant le front unique ouvrier au PS et au PCF en février 1934, ainsi qu'à la CGT et à la CGT-U ; de l'insurrection des Asturies à la révolution espagnole en 1936‑1938, le prolétariat d'Espagne a fait preuve d'une fantastique conscience de classe ; y compris en 1935, le prolétariat français a démontré combien était élevée sa conscience de classe, et « ses illusions réformistes ou semi‑réformistes » fragiles et dépassables. Même aux élections de 1936, la classe ouvrière française n'a pas voté « Front populaire », mais pour ses partis : le Parti radical a subi une cuisante défaite au premier tour, et n'a été sauvé du désastre que par le désistement au second tour des candidats du PS et du PCF dans nombre de circonscriptions : le PS, et surtout le PCF ont, au contraire, augmenté massivement leurs voix et le nombre de leurs élus. Il n'y avait là aucun « déclin du niveau de conscience » de la classe ouvrière, ni aucune « illusion parlementaire » : en votant pour ses partis, le prolétariat a voté classe contre classe. Ce vote prolongeait 1934 et les luttes de l'année 1935. Il précédait la grève générale spontanée de juin 1936, dont Trotsky a dit qu'elle était « le début classique des révolutions ».

Entre 1923 et 1943, on ne peut parler d'un « long déclin du niveau de conscience de la classe ouvrière ». Situations révolutionnaires et conscience de classe de la classe ouvrière sont liées d'une certaine façon, si nous admettons avec Lénine que. parmi les conditions d'une situation révolutionnaire, il faut qu'en haut on ne puisse plus vivre comme avant, qu'en bas on ne veuille plus vivre comme avant; crise politique de la bourgeoisie et volonté des masses de ne plus subir sont dialectiquement liées. Il n'y a pas de situation révolutionnaire possible autrement. Trotsky explique :

« 1) Pour analyser la situation d'un point de vue révolutionnaire, il est nécessaire de distinguer entre les préconditions économiques et sociales d'une situation révolutionnaire et la situation révolutionnaire elle‑même.
« 2) Les pré-conditions économiques et sociales à une situation révolutionnaire ne s'affirment que lorsque les forces productives d'un pays sont sur le déclin, que le poids spécifique d'un pays capitaliste sur le marché mondial diminue systématiquement, que le chômage ne résulte pas seulement d'une fluctuation conjoncturelle mais soit une force sociale permanente dont la courbe est ascendante.
« La situation en Angleterre correspond parfaitement à cette caractérisation et nous pouvons dire que les conditions économiques et sociales existent et s'accentuent de jour en jour. Mais nous ne devons pas oublier qu'une situation révolutionnaire se définit d'un point de vue politique et non pas seulement sociologique, ce qui inclut le facteur subjectif. Et, par facteur subjectif, nous n'entendons pas seulement la question du parti du prolétariat. Il s'agit de la conscience de toutes les classes, et bien sûr avant tout de celle de son prolétariat et de son parti.
« 3) Une situation révolutionnaire donc ne s’ouvre que lorsque les conditions économiques et sociales préalables à la révolution provoquent une brusque modification de la conscience de la société et de ses différentes classes. Quelles sont ces modifications ?
« a) Dans notre analyse, il faut distinguer entre les trois classes sociales : les capitalistes, les classes moyennes, ou petite bourgeoisie, le prolétariat. Les changements de mentalité nécessaires sont très différents pour chacune de ces classes.
« b) Bien mieux que n'importe quel théoricien, le prolétariat britannique est parfaitement conscient de la gravité de la situation économique, Mais la situation révolutionnaire ne s'ouvre que lorsque le prolétariat commence à chercher une issue, non sur la base de l'ancienne société mais sur la vole de l'insurrection révolutionnaire contre l'ordre établi. Telle est la condition subjective déterminante pour la situation révolutionnaire. L'intensité des sentiments révolutionnaires des masses est l'un des indices les plus importants de la maturité de la situation révolutionnaire.
« c) Mais une situation révolutionnaire est une situation qui doit permettre au prolétariat de devenir à l'étape suivante la direction de la société, et ceci en dépend en partie, quoiqu'à une moindre échelle en Angleterre que dans d'autres pays, de l'état d'esprit et de la réflexion politique de la classe moyenne qui perd confiance dans tous les partis traditionalistes (y compris le Labour Party, parti réformiste c'est-à‑dire conservateur) et met son espoir dans un changement radical, révolutionnaire de la société (et non dans un changement contre‑révolutionnaire, c'est‑à‑dire fasciste).
« d) Les modifications dans l'état d'esprit tant du prolétariat que de la classe moyenne correspondent et se développent parallèlement à des changements dans l'état d'esprit de la classe dominante qui se voit incapable de sauver son système, perd sa confiance en soi, commence à se désintégrer, à se disloquer en faction et en cliques. »

Comment serait‑il possible que, depuis 1923, il y ait eu « un long déclin de la conscience de la classe ouvrière », et que de nombreuses et importantes situations et crises révolutionnaires se soient produites ? Le camarade Ernest Mandel a le sens des nuances, aussi nuance‑t‑il son appréciation :

« (quoique cette série d'échecs fût, évidemment, interrompue par des montées partielles et géographiquement limitées) », écrit‑il (les parenthèses sont de lui).

Le camarade Ernest Mandel veut, évidemment, dire que « les montées partielles et géographiquement limitées » .... « se sont terminées par des échecs ». Vue de façon très générale, la courbe de la révolution entre 1923 et 1943 est évidemment descendante. Les défaites du prolétariat allemand avant 1923, son écrasement après 1933 ont pesé très lourd dans la balance de la lutte des classes en Europe. Mais si la victoire de la révolution allemande aurait été la quasi‑certitude de la victoire de la révolution en Europe, la défaite et finalement l'écrasement du prolétariat allemand n'ont pas été les derniers anneaux de la chaîne des révolutions européennes entre 1917 et 1938. La courbe de la révolution européenne a eu, après 1933, d'importants segments dirigés vers le haut : la révolution espagnole, la crise révolutionnaire en France. La victoire de la révolution en Espagne, et a fortiori en France, aurait inversé totalement la pente générale de la courbe, relancé le développement révolutionnaire en Europe, y compris dans les pays où le fascisme avait écrasé le prolétariat, y compris en URSS. La révolution en Espagne, la crise révolutionnaire en France, n'ont pas été, surtout pour ce qui concerne la révolution espagnole, « des montées partielles et géographiquement limitées ». En Espagne, la dictature du prolétariat était immédiatement à l'ordre du jour, toute la situation européenne et mondiale dépendait de l'issue de la révolution espagnole. Tout au moins, c'était l'avis de Trotsky, qui concluait son livre La Révolution trahie en ces termes :

« Plus que jamais, les destinées de la révolution d'Octobre sont aujourd'hui liées à celle de l'Europe et du monde. Les problèmes de l'URSS se résolvent dans la péninsule ibérique, en France et en Belgique. Au moment où ce livre paraître, la situation sera probablement beaucoup plus claire qu'en ces jours de guerre civile sous Madrid. Si la bureaucratie soviétique réussit avec sa perfide politique des « fronts populaires » à assurer la victoire de la réaction en France et en Espagne ‑ et l'Internationale communiste fait tout ce qu'elle peut dans ce sens ‑, l'URSS se trouvera au bord de l'abîme et la contre-révolution bourgeoise s'y mettra à l'ordre du jour plutôt que le soulèvement des ouvriers contre la bureaucratie. Si au contraire, malgré le sabotage des réformistes et des chefs « communistes », le prolétariat d'Occident se fraie la route vers le pouvoir, un nouveau chapitre s'ouvrira dans l'histoire de l'URSS. La première victoire révolutionnaire en Europe fera aux masses soviétiques l'effet d'un choc électrique, les réveillera, relèvera leur esprit d'indépendance, ranimera les traditions de 1905 et 1917, affaiblira les positions de la bureaucratie. et n'aura pas moins d'importance pour la IV° Internationale que n'en eut pour la IIIe Internationale la victoire de la révolution d'Octobre. Le premier État ouvrier n'a de salut pour la victoire du socialisme que dans cette voie. »

La vue linéaire qu'implique la formulation « déclin de la conscience ouvrière » entre 1923 et 1943 est en contradiction avec l'histoire. La conscience de classe du prolétariat n'a pas un développement continu en un sens ou un autre, en plus ou en moins, avec tout au plus de légères oscillations. Elle est nourrie de l'expérience passée, des rapports entre le prolétariat et ses organisations, la nature de ses organisations et leur politique influent sur la conscience de classe du prolétariat. Mais à l'époque de l'impérialisme stade suprême du capitalisme, la conscience de la classe ouvrière est elle aussi mouvante, sujette à des tourments rapides et brutaux. Supposer « un déclin de la conscience de la classe ouvrière » quasi linéaire entre 1923 et 1943 revient à supprimer d'un trait de plume 15 années au moins d'un développement tumultueux de la lutte de classe du prolétariat et la continuité de cette lutte de classe. A quelque chose près, cela revient à dire que, dès 1923, la révolution en Europe ne pouvait plus vaincre. Non : la période révolutionnaire ouverte avec la révolution russe n'a été close qu'en 1938 au moment de la défaite irrémédiable de la révolution espagnole.


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