1976

La marche à la révolution et son développement seront faits d'alternances, de flux et de reflux, qui s'étendront vraisemblablement sur une longue période. Il y aura des situations confuses. des formes confuses. (...) C'est la conséquence de la contradiction entre la maturité des conditions objectives, et le retard accentué à la solution de la crise de l'humanité qui "se réduit à celle de la direction révolutionnaire". Résoudre cette contradiction est la tâche des organisations qui se réclament de la IV° Internationale, de ses origines, de son programme.


A propos des « 25 thèses sur "La révolution mondiale" » d'E. Mandel

Stéphane Just


La « conscience des masses » et les défaites entre 1923 et 1936

Que faut‑il entendre par « conscience de classe du prolétariat » ? Que la classe ouvrière en arrive, et de façon homogène, spontanément, à une claire conscience des tâches et nécessités de la révolution prolétarienne ? Non, c'est essentiellement sa disposition à engager jusqu'au bout le combat de classe, jusqu'au renversement de l'ancienne société et l'instauration d'un nouveau pouvoir. La disposition et la capacité du prolétariat à le faire change et s'affirme au fur et à mesure du processus révolutionnaire. Si la classe ouvrière parvenait à élaborer d'elle‑même spontanément le programme de la révolution, à réaliser ses tâches, la nécessité d'un parti révolutionnaire n'existerait pas.

Ce serait d'ailleurs la première classe dans l'histoire capable d'un tel exploit : toutes les classes ont besoin d'organisations, de partis, qui expriment plus ou moins clairement leurs intérêts et leurs aspirations, qui sont leurs organes politiques spécifiques. Une telle conception est spontanéiste et attentiste. La classe ouvrière, plus que toute autre classe dans le passé, étant donné la place qu'elle occupe au sein de la société bourgeoise, la situation qui lui est faite, a besoin d'un parti révolutionnaire qui exprime consciemment le processus dans lequel elle s'engage inconsciemment, semi‑consciemment, avec tout au plus une conscience intuitive et expérimentale, l'intervention, l'engagement de ce parti modifie le processus révolutionnaire et est indispensable pour que les masses le mènent à son terme.

Le mouvement ‑ pour ainsi dire naturel, fondé sur ses intérêts et ses besoins, nourri de son expérience - du prolétariat, à l'époque de l'impérialisme, le pousse vers la révolution. La tâche de l'avant‑garde des organisations qui se réclament de la IV° Internationale, de son programme est clairement tracée.

« La tâche stratégique de la prochaine période - période prérévolutionnaire, d'agitation, de propagande et d'organisation ‑ consiste à surmonter les contradictions entre la maturité des conditions objectives de la révolution, et la non‑maturité du prolétariat et de son avant‑garde (découragement des vieilles générations, manque d'expérience de la jeunesse). Il faut aider les masses, dans le processus de leur lutte quotidienne, à trouver le pont entre les revendications actuelles et le programme de la révolution sociale. Ce pont doit consister en un système de revendications transitoires partant des conditions actuelles et de la conscience actuelle de larges couches de la classe ouvrière et conduisant invariablement à une seule et même conclusion : la conquête du pouvoir par le prolétariat. » (Programme de Transition, premier paragraphe de la partie « Programme minimum et programme de transition »)

Ces lignes furent écrites en septembre 1938, au moment où l'ensemble du prolétariat européen était défait, écrasé, où la seconde guerre impérialiste devenait inévitable. Le prolétariat est une classe vivante : en 1938, les défaites ont épuisé pour un temps son influx révolutionnaire. Trotsky en tient compte. Mais même en ces circonstances, il ne parle pas du « long déclin de la conscience de la classe ouvrière », mais seulement de la « non‑maturité du prolétariat et de son avant‑garde », dont il donne les causes qui ne sont pas internes au prolétariat. Il s'agit, partant des conditions matérielles de la classe ouvrière, d'où découlent ses revendications, et de sa conscience actuelle, de l'amener à « une seule et même conclusion : la conquête du pouvoir ». Au paragraphe précédent, Trotsky a expliqué :

« L'orientation des masses est déterminée, d'une part, par les conditions objectives du capitalisme pourrissant, d'autre part, par la trahison des vieilles organisations ouvrières. De ces deux facteurs, le facteur décisif est bien entendu le premier: les lois de l'histoire sont plus fortes que les appareils bureau­cratiques. »

La IV° Internationale fonde son action sur cette appréciation, et elle exprime consciemment ce mouvement des masses. La « non‑maturation » du prolétariat, la démoralisation qu'il subit et que subit son avant-garde ne sont pas naturelles. Si profondes qu'elles soient à un moment donné, elles ne sont que passagères. Elles ne sont pas le produit de l'on ne sait quelle conscience prise en soi ; elles résultent de la politique contre‑révolutionnaire des partis ouvriers et de leurs directions qui défendent l'ordre et l'État bourgeois.

Comment un camarade comme Ernest Mandel, si fin connaisseur des classiques du marxisme, de Trotsky en particulier, n'a‑t‑il pas intégré à ses Thèses ce qui pour Trotsky est l'essentiel :

« Dans tous les pays, le prolétariat est saisi d'une profonde angoisse. Des masses de millions d'hommes viennent toujours à nouveau au mouvement révolutionnaire. Mais, chaque fois. elles se heurtent dans cette voie à leurs propres appareils bureaucratiques conservateurs. »

Trotsky cite, en ce même passage du Programme de transition, les exemples de l'Espagne, de la France, et même des USA. Et il ajoute :

« Le passage définitif de l'Internationale commu­niste du côté de l'ordre bourgeois, son rôle cynique­ment contre‑révolutionnaire dans le monde entier, particulièrement en Espagne, en France, aux États‑Unis et dans d'autres pays « démocratiques », a créé d'extraordinaires difficultés au prolétariat mondial. Sous le signe de la révolution d'Octobre, la politique conciliatrice des « fronts populaires » voue la classe ouvrière à l'impuissance et fraie la voie au fas­cisme. »

« Le bas niveau de conscience » ou « le déclin du niveau de conscience de la classe ouvrière », ou encore « les illusions réformistes ou semi‑réformistes des masses », ne sont pas responsables des défaites du prolétariat d'avant la Deuxième Guerre mondiale. Au contraire, le prolétariat a fait preuve d'un acharnement, d'une capacité, d'une volonté révolutionnaire incroyables. Les directions réformistes en un premier temps et ensuite ces directions et les directions staliniennes, ensemble, ont dévoyé les combats du prolétariat, émoussé leur pointe révolutionnaire. Ce sont ces directions qui ont opposé aux tendances révolutionnaires du prolétariat les illusions réformistes et semi‑réformistes, qui les ont répandues, diffusées. Un bilan n'est pas nécessaire ‑ du crétinisme parlementaire de la SD à l'ultra‑gauchisme du PC, pour aboutir aux « Fronts populaires », il est bien connu : la « non‑maturité » des masses dont parle Trotsky en 1938 provenait de là et non pas d'ailleurs.

Ne pas situer les causes et les responsabilités des défaites, mettre ainsi sur le même plan la crise de la direction révolutionnaire et « la conscience des masses » qui, considérée de cette façon, n'est qu'une abstraction sans vie, ouvre la porte à de dangereuses conclusions :

Il faut les « révolutionner » idéologiquement ou par des « actions exemplaires », à moins que les deux moyens doivent être utilisés conjointement.

Ces conclusions découlent les unes des autres. Si les masses ont des illusions réformistes, alors il résulte que les partis réformistes et les partis staliniens (que d'aucuns appellent réformistes) sont des partis qui leur conviennent. Elles ont les directions qu'elles méritent, et portent en conséquence la responsabilité de leurs défaites dont la cause première est leurs illusions.

Le programme de la révolution prolétarienne s'insère dans le processus de la lutte des classes, exprimant les tendances du mouvement des masses. Il en est l'expression consciente. Obligatoirement, il échoue si les masses sont spontanément « réformistes ou semi-réformistes ». Il est en contradiction avec la spontanéité, les tendances profondes du mouvement des masses, qui sont censées devoir faire la révolution. il reste alors ou à abandonner toutes perspectives révolutionnaires, ou à tenter de modifier la conscience des masses, en utilisant des moyens idéologiques et par des « actions exemplaires » à moins que l'on charge d'autres couches sociales plus « conscientes » de réaliser ce que l'absence de conscience du prolétariat ne lui permettait pas de réaliser : la révolution, le socialisme.

Comment ne pas, à ce point, citer de très larges extraits de l'article de L. Trotsky, répondant à une brochure qui prétendait expliquer les causes de la défaite en Espagne :

« Analysons une à une les allusions et les demi­-pensées de notre auteur. Une politique fausse des masses ne peut s'expliquer selon lui que comme la « manifestation d'un certain état des forces sociales », c'est‑à‑dire « la non‑maturité de la classe ouvrière » et la « carence de la paysannerie ». Si l'on est friand de tautologies, il serait difficile d'en trouver de plus plates. Une « politique fausse des masses » » s'explique par leur « non‑maturité » ? Mais qu'est‑ce que la « non‑maturité » des masses ? De toute évidence, c'est leur prédisposition à suivre une politique fausse. En quoi consistait cette politique fausse ? Qui en étaient les initiateurs ? Les masses ou les dirigeants ? Notre auteur ne souffle mot là‑dessus. Et, par cette tautologie, il transfère la responsabilité sur les mas­ses. Ce truc classique, utilisé par tous les traîtres, les déserteurs et leurs avocats, est particulièrement révoltant quand il s'agit du prolétariat espagnol.

La sophistique des traîtres

« En 1936 ‑ pour ne pas remonter plus loin ‑, les ouvriers espagnols ont repoussé l'attaque des officiers qui avaient mis au point leur conspiration sous l'aile protectrice du Front populaire. Les masses ont improvisé des milices et bâti des comités ouvriers, citadelles de leur propre dictature. Pour leur part, les organisations dirigeantes du prolétariat ont aidé la bourgeoisie à dissoudre ces comités, à mettre fin aux assauts des ouvriers contre la propriété privée, et à subordonner les milices ouvrières au commande­ment de la bourgeoisie, avec, par‑dessus le marché, le POUM qui participait au gouvernement, prenant ainsi directement sa responsabilité dans le travail de la contre‑révolution. Que signifie dans un tel cas la « non‑maturité » du prolétariat ? De toute évidence, cela signifie simplement que, bien que les masses aient adopté une ligne juste, elles n'ont pas été capa­bles de briser la coalition des socialistes, des stali­niens, des anarchistes et du POUM avec la bour­geoisie. Ce modèle de sophisme procède du concept d'une sorte de maturité absolue, c'est‑à‑dire d'une condition de perfection des masses dans laquelle elles n'ont aucun besoin d'une direction, et, mieux encore, sont capables de vaincre contre leur propre direction. Or une telle maturité n'existe pas et ne peut pas exister.

« Mais pourquoi des ouvriers, qui montrent un instinct révolutionnaire si sûr, et des aptitudes à ce point supérieures au combat, iraient‑ils se soumettre à une direction traître ? », objectent nos sages. Nous répondrons qu'il n'y a pas eu la moindre trace d'une telle soumission. La ligne de combat suivie par les ouvriers coupait à tout moment sous un certain angle celle de la direction, et, dans les moments les plus critiques, cet angle était de 180 degrés. La direction, alors, directement ou indirectement, aidait à soumettre les ouvriers par la force des armes.

« En mai 1937, les ouvriers de Catalogne se soulevèrent non seulement malgré leur propre direction, mais contre elle. Les dirigeants anarchistes ‑ bourgeois pathétiques et méprisables, se déguisant à peu de frais en révolutionnaires ‑ ont répété depuis dans leur presse des centaines de fois que si la CNT avait voulu prendre le pouvoir, en mai, elle l'aurait fait sans difficulté. Et cette fois, c'est la pure vérité que disent les anarchistes. La direction du POUM se pendit littéralement aux basques de la CNT et se contenta de couvrir sa politique d'une phraséologie différente. C'est seulement pour cela que la bourgeoisie réussit à écraser le soulèvement de mai de ce prolétariat qui « manquait de maturité ». Il faut n'avoir rien compris de tout ce qui touche aux rapports entre la classe et le parti, entre les masses et leurs dirigeants, pour répéter la phrase creuse selon laquelle les masses espagnoles n'ont fait que suivre leur direction. Tout ce que l'on peut dire là­-dessus, c'est que les masses, qui ont sans cesse tenté de se frayer un chemin vers la vole juste, ont découvert que la construction, dans le feu même du combat, d'une nouvelle direction, répondant aux nécessités de la révolution, était une entreprise qui dépassait leurs forces. Nous sommes en présence d'un processus dynamique dans lequel les différentes étapes de la révolution se succèdent rapidement, au cours duquel la direction, voire différents secteurs de la direction, désertent et passent d'un seul coup du côté de l'ennemi de classe, et la direction qu'engagent nos sages demeure purement statique : pourquoi la classe ouvrière dans son ensemble a‑t‑elle suivi une mauvaise direction ?

La manière dialectique d'aborder ce problème

« Il existe un vieil adage qui reflète la conception évolutionniste et libérale de l'histoire : un peuple a le gouvernement qu'il mérite. L'histoire nous montre cependant qu'un seul et même peuple peut avoir au cours d'une période relativement brève des gouvernements fort différents (Russie, Italie, Allemagne, Espagne, etc.), et en outre que l'ordre dans lequel ces derniers se succèdent n'est pas toujours dans le même sens, du despotisme vers la liberté, comme le croient les libéraux évolutionnistes. Le secret de cet état de fait réside en ce qu'un peuple est composé de classes hostiles, et que ces classes elles‑mêmes sont formées de couches différentes, partiellement opposées les unes aux autres, ayant des directions différentes. Qui plus est, tout peuple subit l'influence d'autres peuples, composés eux‑mêmes de classes. Les gouvernements ne sont pas l'expression de la « maturité » toujours grandissante d'un « peuple », mais le produit de la lutte entre les différentes classes et les différentes couches à l'intérieur d'une seule et même classe, et, enfin, de l'action de forces extérieures ‑ alliances, conflits, guerres, etc. Il faut ajouter qu'un gouvernement, des fois qu'il est établi, peut durer beaucoup plus longtemps que le rapport de forces d'où il est issu. C'est précisément à partir de ces contradictions historiques que se produisent les révolutions, les coups d'État, les contre‑révolutions.

« C'est la même méthode dialectique qu'il faut employer pour aborder la question de la direction d'une classe. Comme les libéraux, nos sages admettent tacitement l'axiome selon lequel chaque classe a la direction qu'elle mérite. En réalité, la direction n'est pas du tout le « simple reflet » d'une classe ou le produit de sa propre puissance créatrice. Une direction se constitue au travers des heurts entre les différentes classes ou des frictions entre les différentes couches au sein d'une classe donnée. Mais, aussitôt apparue, la direction s'élève inévitablement au‑dessus de sa classe et risque de ce fait de subir la pression et l'influence d'autres classes. Le prolétariat peut « tolérer » pendant longtemps une direction qui a déjà subi une totale dégénérescence intérieure, mais qui n'a pas eu l'occasion de la manifester au cours de grands événements. Il faut un grand choc historique pour révéler de façon aiguë la contradiction qui existe entre la direction et la classe. Les chocs historiques les plus puissants sont les guerres et les révolutions. C'est précisément pour cette raison que la classe ouvrière se trouve souvent prise au dépourvu par la guerre et la révolution. Mais, même quand l'ancienne direction a révélé sa propre corruption interne, la classe ne peut pas improviser immédiatement une direction nouvelle, surtout si elle n'a pas hérité de la période précédente des cadres révolutionnaires solides capables de mettre à profit l'écroulement du vieux parti dirigeant. L'interprétation marxiste, c'est‑à‑dire dialectique, et non pas scolastique, des rapports entre une classe et sa direction, ne laisse pas pierre sur pierre des sophismes légalistes de notre auteur.

Comment s'effectua la maturation des ouvriers russes

« Celui‑ci conçoit la maturité du prolétariat comme un phénomène purement statique. Pourtant, au cours d'une révolution, la conscience de classe est le processus le plus dynamique qui soit, celui qui détermine directement le cours de la révolution. Est‑il possible, pour janvier 1917, ou même pour mars, après le renversement du tsarisme, de répondre à la question de savoir si le prolétariat russe avait suffisamment « mûri » pour conquérir le pouvoir en huit ou neuf mois ? La classe ouvrière était à ce moment extrêmement hétérogène, socialement et politiquement. Durant les années de guerre, elle avait été renouvelée à 30 ou 40 % à partir des rangs de la petite bourgeoisie, souvent réactionnaire, aux dépens des paysans arriérés, aux dépens des femmes et des jeunes. Le parti bolchevique n'était suivi en mars 1917 que d'une insignifiante minorité de la classe ouvrière, et, de plus, la discorde régnait en son sein. Une écrasante majorité des ouvriers soutenait les mencheviks et les « socialistes-révolutionnaires », c'est‑à‑dire des social‑patriotes conservateurs. La situation était encore moins favorable pour l'armée et la paysannerie. Il faut encore mentionner le niveau culturel généralement bas du pays, le manque d'expérience politique dans les couches les plus larges du prolétariat, particulièrement dans les provinces, pour ne pas parler des paysans et des soldats.

« Quel était l'actif du bolchevisme ? Lénine seul possédait une conception révolutionnaire claire, élaborée dans les moindres détails, au début de la révolution. Les cadres russes du parti étaient éparpillés et passablement désorientés. Mais celui‑ci avait de l'autorité sur les ouvriers avancés, Lénine avait une grande autorité sur les cadres du parti. Sa conception politique correspondait au développement réel de la révolution, et il l'ajustait à chaque événement nouveau. Ces éléments d'actif firent merveille dans une situation révolutionnaire, c'est‑à‑dire dans les conditions d'une lutte de classe acharnée. Le parti aligna rapidement sa politique jusqu'à la faire répondre à la conception de Lénine, c'est‑à‑dire au cours véritable de la révolution. Grâce à cela, Il trouva un ferme soutien chez des dizaines de milliers de travailleurs avancés. En quelques mois, en se fondant sur le développement de la révolution, le parti fut capable de convaincre la majorité des travailleurs de la justesse de ses mots d'ordre. Cette majorité, organisée dans les soviets, fut à son tour capable d'attirer les ouvriers et les paysans. Comment ce développement dynamique, dialectique, pourrait‑il être épuisé par une formule de « maturité » ou « d'immaturité » du prolétariat ? Un facteur colossal de la maturité du prolétariat russe en février 1917 était Lénine. Il n'était pas tombé du ciel, il incarnait la tradition révolutionnaire de la classe ouvrière. Car, pour que les mots d'ordre de Lénine puissent trouver le chemin des masses. il fallait qu'existent des cadres, aussi faibles aient‑ils été au début ; il fallait que ces cadres aient confiance dans leur direction, une confiance fondée sur l’expérience du passé. Rejeter ces éléments de ses calculs. c'est tout simplement ignorer la révolution vivante. lui substituer une abstraction « le rapport de forces », car le développement des forces ne cesse de se modifier rapidement sous l’impact des changements dans la conscience du prolétariat, du fait que les couches avancées attirent les plus arriérées, que la classe prend confiance en ses propres forces. L’élément principal, vital. de ce processus, c’est le parti, de même que l'élément principal et vital du parti, c’est sa direction. Le rôle et la responsabilité de la direction dans une époque révolutionnaire sont d'une importance colossale.

Relativité de la « maturité »

« La victoire d'Octobre constitue un sérieux témoignage de la « maturité » du prolétariat. Mais elle est relative. Quelques années plus tard, c'est ce même prolétariat qui a permis que la révolution fût étranglée par une bureaucratie issue de ses propres rangs. La victoire n'est pas du tout le fruit mûr de la « maturité » du prolétariat. La victoire est une tache stratégique. Il est nécessaire d'utiliser les conditions favorables d'une crise révolutionnaire afin de mobiliser les masses ; en prenant comme point de départ le niveau donné de leur « maturité », il est nécessaire de les pousser à aller de l'avant, de leur apprendre à se rendre compte que l'ennemi n'est absolument pas omnipotent, qu'il est déchiré de contradictions, que la panique règne derrière son imposante façade. Si le parti bolchevique n'avait pas réussi à mener à bien ce travail, on ne pourrait même pas parler de révolution prolétarienne. Les soviets auraient été écrases par la contre-­révolution. et les petits sages de tous les pays auraient écrit des articles des livres dont le leit-motiv aurait été que seuls des visionnaires impénitents pouvaient rêver en Russie de la dictature d'un prolétariat si faible numériquement et si peu mûr. ( ... )

Le rôle des personnalités

« Notre auteur substitue un déterminisme mécanique au conditionnement dialectique du processus historique. De là, ces faciles railleries sur le rôle des individus, bons ou mauvais. L'histoire est un processus de lutte de classes. Mais les classes ne pèsent pas de tout leur poids automatiquement ni simultanément. Dans le processus de la lutte, les classes créent des organes différents qui jouant un rôle important et indépendant, et sont sujets à des déformations. C'est cela qui nous permet également de comprendre le rôle des personnalités dans l'histoire. Il existe naturellement de grandes causes objectives qui ont engendré le régime autocratique hitlérien, mais seuls de pédants et obtus professeurs de « déterminisme » pourraient nier aujourd'hui l'immense rôle historique qu'a joué Hitler lui‑même. L'arrivée à Petrograd de Lénine, le 3 avril 1917, a fait prendre au parti bolchevique le tournant à temps, et lui a permis de mener la révolution à la victoire. Nos sages pourraient dire que. si Lénine était mort à l'étranger au début de 1917, la révolution d'Octobre aurait eu lieu « de la même façon ». Mais ce n'est pas vrai. Lénine constituait l’un des éléments vivants du processus historique. Il incarnait l'expérience et la perspicacité de la section la plus active du prolétariat. Son apparition au bon moment dans l'arène de la révolution était nécessaire afin de mobiliser l'avant-garde et de lui offrir la possibilité de conquérir la classe ouvrière et les masses paysannes. Dans les moment cruciaux de tournants historiques, la direction politique peut devenir un facteur aussi décisif que l'est celui du commandement en chef aux moments critiques de la guerre. L'histoire n'est pas un processus automatique. Autrement, pourquoi des dirigeants ? Pourquoi des partis ? Pourquoi des programmes ? Pourquoi des luttes théoriques ?

Le stalinisme en Espagne

« Mais pourquoi diable », avons‑nous déjà entendu demander notre auteur, « les masses révolutionnaires, qui ont lâché leurs anciens dirigeants, se sont-elles rangées sous les drapeaux du PC ? » La questions est mal posée. Il est faux de dire que les masses avaient lâché tous leurs anciens dirigeants. Les ouvriers qui étaient auparavant liés à des organisations données ont continué à s'accrocher à elles, tout en observant et en contrôlant. D'une manière générale. les ouvriers ne rompent pas facilement avec le parti qui les a éveillés à la vie consciente. D'autant plus qu'ils ont été abusés par le système de protection mutuelle qui existait à l'intérieur du Front populaire : puisque tout le monde était d'accord, c'est que tout était bien. Les masses nouvelles, fraîchement éveillées, se tournaient naturellement vers le Comintern comme le parti qui avait réalisé la seule révolution prolétarienne victorieuse et qui, espérait‑on, était capable de fournir des armes à l'Espagne. Qui plus est, le Comintern était le champion le plus zélé de l'idée du Front populaire, et cela inspirait confiance aux couches d'ouvriers inexpérimentés. Au sein du Front populaire, le Comintern était le champion le plus zélé du caractère bourgeois de la révolution : cela inspirait confiance à la petite et à une partie de la moyenne bourgeoisie. Voilà pourquoi les masses « se rangèrent sous les drapeaux du PC ».

« Notre auteur traite cette question comme si le prolétariat se trouvait dans un magasin bien approvisionné pour y choisir une paire de bottes neuves. Mais on sait bien que même une opération aussi simple ne se solde pas toujours par un succès. Quand il s'agit d'une nouvelle direction, le choix est très limité. Ce n'est que peu à peu, et seulement sur la base de leur propre expérience à travers les diverses étapes, que les couches les plus larges des masses finissent pas se convaincre que la nouvelle direction est plus ferme, plus sûre, plus loyale que l’ancienne. Il est certain que, dans le cours d'une révolution, c'est‑à‑dire quand les événements se succèdent sur un rythme accéléré, un parti faible peut rapidement devenir un parti puissant, à condition seulement qu'il comprenne lucidement le cours de la révolution et possède des cadres éprouvés qui ne se laissent pas griser de mots ni terroriser par la répression. Mais il faut qu'un tel parti existe bien avant la révolution, dans la mesure où le processus de formation des cadres exige des délais considérables et où la révolution n'en laisse pas le temps. »

« Classes, parti et directions », publié dans le recueil La Révolution espagnole de Pierre Broué.)

Une note de P. Broué indique : « Cet article a été trouvé dans le bureau de Trotsky après son assassinat et publié dans New International en décembre 1940. »

Le fait qu'il s'agisse d'un article publié après la mort de Trotsky, et sur lequel il travaillait au moment où il fut assassiné, est émouvant. L'important est néanmoins qu'il l'ait écrit au terme de toute la première période de la révolution prolétarienne, alors que les prolétariats d'Europe sont battus, écrasés, que l'ombre d'Hitler couvre l'Europe, et que bientôt les hordes hitlériennes vont se ruer sur l'URSS (Trotsky moins que quiconque n'en doute) et tenter de détruire les rapports de production nés de la révolution d'Octobre, retranchement du prolétariat européen et mondial. Cet article est, en ce qui concerne les rapports entre le prolétariat et ses directions, le dernier mot, l'apport essentiel, de Trotsky et de tous les marxistes, Lénine compris.

Combien il contraste avec l'opinion selon laquelle il y aurait eu « un long déclin de la conscience de la classe ouvrière », selon laquelle les « illusions réformistes ou semi­-réformistes des masses » seraient responsables, plus ou moins, des défaites du prolétariat avant la Deuxième Guerre mondiale, auraient fait obstacle à la victoire de la révolution prolétarienne.

Rétablir la formule du Programme de transition, sans rien ajouter ni retrancher, est une exigence théorique et pratique : « La crise historique de l'humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire. »

Alors l'accord se réalisera entièrement sur la suite de la Thèse 2 :

« Si cette crise n'est pas résolue par la construction d'une Internationale révolutionnaire de masse, le déclin du capitalisme pourrait conduire, non pas à l'émergence du socialisme mondial, mais à la barbarie : une destruction massive des forces productives, des êtres humains et de la civilisation par la guerre nucléaire, des régimes de type fasciste, la destruction écologique, etc. »

Il est simplement nécessaire de préciser que l'internationale à construire est justement la IV° Internationale, dont le programme élaboré en 1938 est d'une brûlante actualité, son titre le synthétise : « L'agonie du capitalisme et les tâches de la IV° Internationale ».


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