1976

La marche à la révolution et son développement seront faits d'alternances, de flux et de reflux, qui s'étendront vraisemblablement sur une longue période. Il y aura des situations confuses. des formes confuses. (...) C'est la conséquence de la contradiction entre la maturité des conditions objectives, et le retard accentué à la solution de la crise de l'humanité qui "se réduit à celle de la direction révolutionnaire". Résoudre cette contradiction est la tâche des organisations qui se réclament de la IV° Internationale, de ses origines, de son programme.


A propos des « 25 thèses sur "La révolution mondiale" » d'E. Mandel

Stéphane Just


1943 a préparé 1953

L'absence de « percée de la révolution socialiste » ne signifie pas que la vague révolutionnaire en Europe n'ait pas existé et n'ait pas eu d'importantes conséquences.

Sans aucun doute :

« Les lignes de force de la période faisant suite à la deuxième guerre mondiale sont fondamentalement différentes de celles qui marqueront l'après-première guerre mondiale. Il faut en saisir les aspects contradictoires. »

Et c'est peu dire que d'affirmer :

« D'une part, l'affaiblissement du capitalisme s'est accru, et en tant que système mondial, il se trouve à un stade de décadence supérieur à celui atteint en 1917. Ceci se reflète particulièrement dans le renver­sement du système capitaliste en Chine, en Europe de l'Est, en Corée du Nord, à Cuba, et au Vietnam. »

En réalité, c'est à un véritable pourrissement du système impérialiste auquel on a assisté. La plus gran­de puissance impérialiste a été obligée de prendre en charge l'ensemble des contradictions du système, qui se conjuguent aux siennes, et le pourrissent en pro­fondeur. Il y a été contraint pour éviter l'effondrement du mode de production capitaliste en Europe. Mais quels que soient ses efforts, il n'est pas parvenu à rétablir un ordre impérialiste mondialement stable com­me au temps où les vieux impérialismes européens se partageaient et dominaient le monde. Il a été incapable d'empêcher que le capital soit exproprié en Europe de l'Est, que se développent et soient victorieuses la révo­lution chinoise, la révolution cubaine, la guerre révolutionnaire au Vietnam. Son incapacité ne se situe pas au niveau purement économique et militaire. Le cama­rade Ernest Mandel estime que :

« S'il est correct d'affirmer que les rapports de for­ces globaux évoluèrent à l'avantage des forces anti­capitalistes, cette évolution n'a pas entraîné du tout une débilité économique et militaire de l'impérialisme. Au contraire, en mai 1968, cette puissance était supérieure à ce qu'elle était en 1933 ou 1948, non seule­ment en termes absolus, mais même sous l'angle de la centralisation internationale. »

Ce qui démontrerait que « le capitalisme et l'impérialisme n'ont pas souffert d'asthénie » après la Deuxiè­me Guerre mondiale.

Mais faut‑il admettre que « la montée révolutionnaire dans les pays impérialistes, au début des années 1940, fut rapidement brisée », alors « qu'entre 1949 et 1968, celle‑ci généralement continua dans les pays coloniaux et semi‑coloniaux » ? Plus loin, le camarade Ernest Man­del précise sa pensée et parle, les mettant sur le même plan, des « défaites de la révolution mondiale entre 1923 et 1943, et de celle de l'Europe de l'Ouest de 1943 à 1948, le reflux des luttes ouvrières après 1947 pro­voqué par la guerre froide et le maccarthysme, (qui, selon lui) créeront non seulement les conditions sub­jectives, mais aussi certaines des conditions objectives permettant un nouveau développement des forces pro­ductives dans le cadre du système capitaliste ».

Non. Fondamentalement, la faiblesse de l'impérialisme vient de ce qu'il a été incapable de maîtriser, en Europe notamment, les rapports entre les classes, de ce que le prolétariat n'a subi aucune défaite comparable à cel­les qu'il subit entre 1923 et 1943. Certes, la vague révolutionnaire a été contenue en Europe, le proléta­riat a subi des échecs et des défaites, mais elles ne sont pas comparables à ceux qu'il subit entre 1923 et 1943. La vague révolutionnaire en Europe a été conte­nue, elle n'a pas été vaine : elle a renforcé considéra­blement le prolétariat face à des bourgeoisies déca­dentes. Qui plus est, le contenu véritable de cette vague révolutionnaire a commencé à s'exprimer clairement à partir de 1953. Un des événements les plus importants de l'histoire et du développement de la révolution mondiale s'est alors produit : en juin 1953, en Alle­magne de l'Est, le prolétariat se soulevait contre la bureaucratie du Kremlin et ses agents. Il écrivait la première page de la révolution politique, d'autres allaient être écrites en 1956 en Pologne et en Hongrie où le prolétariat constituait ses soviets pour combattre le Kremlin et ses agents. Dans le même temps, en France, éclatait en août 1953 la grève générale spon­tanée de 5 millions de travailleurs dépendants de l'État. C’était !a commencement du processus qui unifie la révolution sociale et la révolution politique en Europe. 1943 et la vague révolutionnaire des années suivantes en Europe, loin de renforcer la bureaucratie du Krem­lin, de démontrer « la baisse qualitative de la cons­cience de classe du prolétariat », préparait la crise conjointe de l'impérialisme et de la bureaucratie du Kremlin, une nouvelle période de la révolution prolé­tarienne où l'alignement des forces sociales et politi­ques de la contre‑révolution, sous toutes ses formes, se réalisait ouvertement face à la révolution. Il est dommage de ne pas dire un mot de cela en des thèses consacrées à la « révolution mondiale ». La lutte des classes n'a jamais eu un développement linéaire. Elle présente toujours une ligne sinueuse, faite de brusques pointes et de dépressions. Après 1943, les proléta­riats d'Europe ont subi des échecs et même des dé­faites. Mais l'orientation de la courbe n'est absolument pas celle des années 1923‑1943. Au contraire, il est remarquable de constater que chaque grande lutte de classe du prolétariat a soulevé plus ou moins directement la question du gouvernement, du pouvoir, de l'État.

Nullement par hasard, l'année suivante (1954) a été celle de Dien Bien Phu, de la défaite de l'impérialisme français en Indochine, ainsi que du commencement de la guerre révolutionnaire contre ce même impérialisme en Algérie. C'est une illustration de la connexion, des rapports réciproques qui existent entre la lutte des classes dans les pays capitalistes avancés et la lutte des peuples contre l'impérialisme. Des thèses consa­crées à la « révolution mondiale » devraient souligner, en partant de là, que la révolution dans les pays colo­niaux et semi‑coloniaux est partie composante de la révolution prolétarienne mondiale, ainsi que le montre la théorie de la « révolution permanente ».

1953, c'est également l'année de l'échec du maccar­thysme aux USA. Les relations entre les classes et au sein des classes dans le monde et aux USA étaient en contradiction avec cette forme d'inquisition et de répression policières. L'institution d'une forme de fas­cisme adaptée aux USA exigerait de gigantesques af­frontements entre les classes, des luttes politiques violentes à l'intérieur même de la classe dominante, et ne peut être réalisée à froid en partant des rap­ports actuels.

C'est inverser les données réelles que d'écrire :

« Ni les effets économiques et politiques de la révolution coloniale, ni les pressions externes des États ouvriers bureaucratiques n'ont été à même de déséquilibrer sérieusement cette stabilité qui ne peut être mise en question de manière décisive que de l'intérieur par les prolétariats des pays impérialistes eux‑mêmes ( ... ). Les conceptions « tiers‑mondistes » de Fanon comme de Lin Piao selon lesquelles une victoire généralisée de la révolution coloniale était une précondition probable et nécessaire à un nou­veau soulèvement du prolétariat des pays impérialis­tes... »

La révolution dans les pays coloniaux et semi‑colo­niaux, participe d'une lutte de classes qui a définiti­vement déséquilibré le système impérialiste mondial. Au cœur des vieilles métropoles impérialistes, se posent de façon récurrente les problèmes du pouvoir, de la révolution, l'impérialisme américain n'a pu réunir aux États‑Unis même les conditions politiques qui sont nécessaires pour qu'il exerce pleinement, sans faille ni faiblesse, son rôle de gendarme contre‑révolution­naire. Bien plus, la bureaucratie du Kremlin, l'élément politique le plus fort de l'ordre contre‑révolutionnaire mondial d'après‑guerre, s'est avérée incapable d'éviter la révolution chinoise. Rapidement, elle a été aux prises avec la révolution politique.

Quant à la « pression externe », elle s'exerce venant de l'impérialisme sur « les États ouvriers bureaucrati­sés », et non l'inverse. Mais fort heureusement, la pression ne s'exerce pas seulement venant de l'impé­rialisme, elle s'exerce venant du prolétariat mondial contre les bureaucraties parasitaires, dont celle du Kremlin, et venant du prolétariat de l'URSS, des pays de l'Europe de l'Est, de Chine, en réponse à celle de l'impérialisme.

Le camarade Ernest Mandel ne fait pas référence à Yalta et à Potsdam, à l'irrémédiable crise du système impérialiste en ses vieux bastions d'origine, à la nouvelle disposition et les nouveaux rapports entre les classes à l'échelle mondiale. Il ne parle pas du tournant de la lutte des classes mondiale que constitue l'émergence de la révolution politique en 1953, alors que l'actualité de la révolution sociale en Europe se traduisait par la grève générale française d'août 1953, de l'unité entre la lutte des classes dans les métropoles impérialistes et la révolution dans !es pays coloniaux, dont les années 1953‑1954‑1955 ont fourni un exemple évident. Il brise ainsi l'unité dans le temps et l'espace du développement de la révolution mondiale, et tout simplement de la lutte des classes mondiale. Souvenons-nous du passage de la Thèse 7 citée plus haut : « le niveau de conscience de la classe ouvrière était qualitativement inférieur, etc. »


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