1976

La marche à la révolution et son développement seront faits d'alternances, de flux et de reflux, qui s'étendront vraisemblablement sur une longue période. Il y aura des situations confuses. des formes confuses. (...) C'est la conséquence de la contradiction entre la maturité des conditions objectives, et le retard accentué à la solution de la crise de l'humanité qui "se réduit à celle de la direction révolutionnaire". Résoudre cette contradiction est la tâche des organisations qui se réclament de la IV° Internationale, de ses origines, de son programme.


A propos des « 25 thèses sur "La révolution mondiale" » d'E. Mandel

Stéphane Just


Le capitalisme en général ou "l'impérialisme, stade suprême du capitalisme" ?

Avant d'aller plus loin, revenir sur la Thèse 3, et là préciser, est indispensable :

« Matériellement, la plus grande réalisation du capitalisme fut la socialisation objective et la division internationale du travail sur le plan universel, quoique sur des bases forcément inégales. Cette internationalisation des forces productives crée la base matérielle de la globalisation de l'économie, de la politique, de la lutte des classes et de la guerre à l'époque de l'impérialisme. La révolution mondiale et le socialisme mondial reposent sur cette base matérielle, même si leur croissance reflète le développement inégal et combiné qui est la forme prise par le processus de globalisation sous le capitalisme. Dans sa totalité, la théorie de la révolution permanente, assise du trotskysme, n'est rien d'autre que l'expression consciente de ce processus. »

Le terme « globalisation » n'est pas très heureux, et peut être source de confusion. L'économie mondiale se présente ainsi qu'un ensemble organique et contradictoire. De même, la lutte des classes ne découle pas mécaniquement de sa base économique, elle a ses lois propres, ainsi que le démontre l'analyse faite plus haut. Ce sont de simples précisions qui ne peuvent faire l'objet de divergences.

Beaucoup plus importante est l'absence de références à l'époque actuelle en tant que celle de « l'impérialisme, stade suprême du capitalisme », et surtout d'analyse du contenu de cette caractérisation. Ce n'est pas d'aujourd'hui que le capitalisme a établi « la socialisation objective et la division internationale du travail sur le plan universel, quoique sur des bases forcément inégales ». Dès le Manifeste communiste, Marx et Engels donnaient cette caractérisation du mode de production capitaliste :

« En exploitant le marché mondial, la bourgeoisie a donné une forme cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au grand regret des réactionnaires, elle a dérobé le sol national sous les pieds de l'industrie. ( ... ) L'ancien isolement et l'autarcie locale et nationale font place à un trafic universel, aux interdépendances universelles des nations. Et ce qui est vrai des productions matérielles ne l'est pas moins des productions de l'esprit. »

La théorie de la révolution permanente est bien en effet « l'expression consciente » du processus de la révolution mondiale. Trotsky s'exprime ainsi : c'est « la question du caractère, des liens internes et des méthodes de la révolution internationale en général ». (Thèse 1 de la théorie de la révolution permanente.)

Encore faut‑il expliquer pourquoi la révolution mondiale et le socialisme sont‑ils à l'ordre du jour.

« La socialisation objective et la division internationale du travail sur le plan universel, quoique sur des bases inégales », ne fait que rendre possible la révolution mondiale et le socialisme. Mais qu'est‑ce qui la rend nécessaire ? Ou'est‑ce qui fait que sans la victoire de la révolution ce serait la chute dans la barbarie ? La réponse est simple :
 « Les forces productives étouffent dans le cadre  des rapports de la propriété privée des moyens de production et des frontières nationales. »

De là l'actualité, la brûlante nécessité de la révolution mondiale. Il est surprenant de lire : « leur but (aux bolcheviks) était de déclencher la révolution mondiale ». Un parfum d'idéalisme, voire de volontarisme, émane de cette phrase. Le but des bolcheviks n'était pas de « déclencher la révolution mondiale » ; la révolution mondiale résulte de l'impasse historique du mode de production capitaliste, et des rapports entre les classes au stade de l'impérialisme. Plus surprenante encore est la phrase suivante : « Mais ils n'ont pas réussi à réaliser ce projet » (3° et 4° phrases de la Thèse 4). La révolution mondiale a commencé en 1917 en Russie. Elle s'est développée en Allemagne, en Autriche, en Hongrie, en Italie avant 1923. Elle s'est étendue à la Chine. Elle a été à l'ordre du jour en Angleterre, et à nouveau en Allemagne jusqu'en 1933. Elle a embrasé l'Espagne de 1932 à 1938. Elle a frappé à la porte de la France entre 1934 et 1938. Situations révolutionnaires, crises révolutionnaires, révolutions sont la forme vivante du développement de la révolution mondiale. Les bolcheviks n'ont pas réussi à construire l'Internationale communiste, à ce que se construisent dans quelques pays décisifs, Allemagne par exemple, d'authentiques partis communistes, à résoudre à l'échelle de l'Europe la question de la direction révolutionnaire. A nouveau, nous sommes renvoyés à ce problème. La révolution mondiale n'est pas « un projet », sa nécessité découle des données objectives. L'impasse du mode de production capitaliste nourrit les contradictions entre les classes, les tend, les pousse à leur point de rupture. De là naissent et renaissent sans cesse les conditions de la révolution mondiale. C'est en fonction de cela qu'en dernière analyse, la solution de la question de la direction révolutionnaire est possible. La formule du Programme de transition : « les lois de la lutte des classes sont plus fortes que les appareils bureaucratiques » exprime ce mouvement, cette relation.

Ce mouvement, ce rapport, cette relation, ne se dégagent pas de la Thèse 3 car elle est insuffisante pour fonder la nécessité de la révolution mondiale, ce qui est gênant pour des thèses dont le titre est « la révolution mondiale ». Le plus simple est sans doute de reprendre l'analyse de Lénine de « l'impérialisme stade suprême du capitalisme », du « capitalisme pourrissant », « réaction sur toute la ligne », de rappeler ce qui fonde objectivement le Programme de transition et donc la nécessité de la révolution prolétarienne :

« La prémisse économique de la révolution prolétarienne est arrivée au point le plus élevé qui puisse être atteint sous le capitalisme. Les forces productives de l'humanité ont cessé de croître. »

Certes, il s'agit de considérer les définitions et analyses de Lénine et de Trotsky d'une façon dialectique, comme eux­-mêmes l'ont fait. Lénine écrivait :

« Au sujet du rapide développement économique de l'Allemagne, Riesser, auteur d'une étude sur les grandes banques allemandes, écrit : « La progression pas tellement lente de l'époque antérieure (1848‑1870) est à la rapidité du développement de toute l'économie allemande. et notamment de ses banques. à cette époque (1870‑1905), à peu près ce qu'est une chaise de poste du bon vieux temps à l'automobile moderne, dont la course devient parfois un danger, aussi bien pour le piéton insouciant que pour les occupants de la voiture. A son tour, ce capital financier qui a grandi extraordinairement vite ne demanderait pas mieux, précisément pour cette raison, que de pouvoir entrer plus « paisiblement » en possession des colonies dont il doit s'emparer, par des moyens qui ne sont pas exclusivement pacifiques, aux dépens de nations plus riches. Quant aux États‑Unis, le développement économique y a été, en ces dernières dizaines d'années, encore plus rapide qu'en Allemagne. Et c'est justement grâce à cela que les traits parasitaires du capitalisme américain moderne sont apparus de façon particulièrement saillante. » (Impérialisme, stade suprême du capitalisme.)

Trotsky écrivait :

« Le capitalisme impérialiste n'est plus capable de développer les forces productives de l'humanité, et, pour cette raison, il ne peut accorder aux ouvriers ni concessions matérielles ni réformes sociales effectives. Toute cela est juste. Mais tout cela n'est juste qu'à l'échelle d'une époque entière. Il y a des branches de l'industrie qui se sont développées depuis la guerre avec une force prodigieuse (automobile, aviation, électricité, radio), malgré le fait que le niveau général de la production ne s'élevait pas ou s'élevait fort peu au‑dessus du niveau de l'avant-guerre et de la guerre. Cette économie pourrissante comporte en outre ses flux et ses reflux. Les ouvriers n'en finissent presque jamais avec la lutte, qui est parfois victorieuse. Il est exact que le capitalisme reprend aux ouvriers de la main droite ce qu'il leur a donné de la main gauche. C'est ainsi que la hausse des prix annihile les grandes acquisitions de l'ère Léon Blum. Mais ce résultat, déterminé par l'intervention de différents facteurs, pousse à son tour les ouvriers dans la voie de la lutte. C'est précisément cette dialectique puissante de notre époque qui ouvre une perspective révolutionnaire.
« Un leader syndical qui se laisserait guider exclusivement par la tendance générale du capitalisme pourrissant pour renoncer à toute lutte économique et partielle serait en fait, malgré ses conceptions « révolutionnaires », un agent de la réaction. Un leader syndical marxiste doit non seulement envisager les tendances générales du capitalisme, mais analyser aussi les traits spécifiques de la situation, la conjoncture, les conditions locales, l'élément psychologique également, pour proposer une attitude de combat, d'expectative ou de recul.
« C'est seulement sur la base de cette activité pratique intimement liée à l'expérience de la grande masse que le leader syndical peut mettre à nu les tendances générales du capitalisme pourrissant et éduquer les ouvriers pour la révolution. »

Il s'agit donc de savoir si ce que le Programme de transition, « l'agonie du capitalisme et les tâches de la IV° Internationale », définissait est la tendance fondamentale du mode de production capitaliste à l'époque de la décadence de l'Impérialisme. La relation dialectique entre cette analyse et une juste façon de poser la question de la direction révolutionnaire est évidente.


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