1976

La marche à la révolution et son développement seront faits d'alternances, de flux et de reflux, qui s'étendront vraisemblablement sur une longue période. Il y aura des situations confuses. des formes confuses. (...) C'est la conséquence de la contradiction entre la maturité des conditions objectives, et le retard accentué à la solution de la crise de l'humanité qui "se réduit à celle de la direction révolutionnaire". Résoudre cette contradiction est la tâche des organisations qui se réclament de la IV° Internationale, de ses origines, de son programme.


A propos des « 25 thèses sur "La révolution mondiale" » d'E. Mandel

Stéphane Just


Parlementarisme, soviets, indépendance de classe du prolétariat

Peut‑être est‑il néanmoins possible de le discerner. Le camarade Ernest Mandel écrit au détour d'une thèse :

« ( ... ) Les illusions réformistes ou semi‑réformistes des larges masses laborieuses, en d'autres termes l'identification largement répandue de leurs propres libertés démocratiques avec les institutions de l'État bourgeois démocratique. Aussi longtemps que cette identification n'est pas brisée, les tentatives bourgeoises pour surmonter l'affaiblissement qualitatif de l'appareil d'État répressif, qui sont une caractéristique du début de toute crise révolutionnaire, par une campagne de restauration de « l'intégrité des institutions de l'État bourgeois » sous le masque de la « volonté populaire » et du « respect du suffrage universel », seront accueillies avec succès par la majorité des travailleurs. Et l'un des éléments essentiels pour comprendre cette identification est que les travailleurs eux‑mêmes fassent l'expérience des formes supérieures de libertés démocratiques sur une grande échelle. » (Thèse 11.)

Voilà une bien curieuse façon de procéder. Que la démocratie soviétique soit supérieure du point de vue de la démocratie au parlementarisme bourgeois, que la démocratie prolétarienne soit qualitativement différente de la démocratie bourgeoise la plus avancée et que l’une ne soit pas le simple prolongement de l’autre est évident, et ne semble pas souffrir discussion de la part des marxistes.

Mais il n’existe pas une concurrence « démocratique » entre la forme démocratique de l'État bourgeois et la démocratie soviétique. La forme de domination parlementaire démocratique à correspondu à une étape politique déterminée du développement capitaliste.

Aujourd'hui, elle est historiquement dépassée, en faillite. C'est une des manifestations du pourrissement du mode de production capitaliste. Seul le prolétariat peut prendre en charge la défense des libertés démocratiques, comme de toutes autres revendications et exigences progressives. Mais comme le phœnix renaît de ses cendres, une forme parlementaire démocratique peut ressurgir au moment où éclate la crise révolutionnaire dans un pays. La puissance du prolétariat, ses rapports entre les classes peuvent contraindre la bourgeoisie à y avoir recours. Elle peut se prolonger là où la puissance de la classe ouvrière empêche de la remettre en cause, ou encore là où les traditions nationales la prolongent au‑delà de son terme historique. Au début de ce texte, une citation d'un article de Trotsky a été faite, qui situe les conditions de l'éclatement de la révolution prolétarienne, mais on peut se référer aussi à Lénine :

« Pour un marxiste, il est hors de doute que la révolution est impensable sans une situation révo­lutionnaire, mais toutes les situations révolutionnaires n'aboutissent pas à la révolution. Quels sont, dans un sens général, les indices de la situation ? Nous ne nous trompons certainement pas en indi­quant les trois principaux indices que voici :
• Impossibilité pour les classes dominantes de conserver leur domination sous une forme non mo­difiée  telle ou telle crise du « sommet », crise de la politique de la classe dominante, qui crée une fissure par laquelle le mécontentement et l'indignation des classes opprimées se frayent un chemin. Pour que la révolution éclate, il ne suffit pas d'ordinaire que la base ne veuille plus « vivre comme auparavant »,  mais il importe que le « sommet ne le puisse plus ».
• Aggravation plus qu'à l'ordinaire de la misère et de la détresse des classes opprimées.
• Accentuation marquée, plus qu'à l'ordinaire, pour les raisons indiquées plus haut, de l'activité des masses qui, en période de « paix », se laissent piller tranquillement, mais qui, en période orageuse, sont appelées tant par l'ensemble de la crise que par le « sommet » lui‑même vers une action historique indépendante.
« Sans ces changements objectifs, indépendants de la volonté non seulement de tels ou tels groupes et partis, mais encore de telle ou telle classe, la révolution est, en règle générale, impossible.
« La somme de ces changements objectifs s'appelle justement une situation révolutionnaire.
« Parce que la révolution ne surgit pas de toute situation révolutionnaire, mais seulement dans le cas où, à tous ces changements objectifs ci‑dessus énumérés, s'ajoutent un changement subjectif, à savoir la capacité de la classe révolutionnaire de mener des actions révolutionnaires de masse assez vigoureuses pour briser (ou entraîner) l'ancien gouvernement qui ne tombera jamais, même à l'époque des crises, si on ne le fait choir. » (La faillite de la II° Internationale.)

Sans crise politique du système de domination de classe de la bourgeoisie, pas de crise révolutionnaire possible, ce qui signifie que là ou la forme de domination de classe de la bourgeoisie est le parlementarisme  démocratique bourgeois, il devient inadéquat au maintien de cette domination de classe.

En réalité, les libertés démocratiques mêmes limitées et appliquées dans le cadre d'une démocratie parlementaire sont contestées au prolétariat et aux masses exploitées, parce que la bourgeoisie est contrainte de s'attaquer aux conditions d'existence des masses et que celles‑ci ne l'acceptent pas. L'action politique pour préparer les masses à la prise du pouvoir doit se développer sur tous les terrains, y compris le terrain parlementaire. La faillite du parlementarisme doit se démontrer également sur le terrain du parlementarisme. Les exemples où cette nécessité s'est faite sentir sont innombrables, depuis la révolution allemande de 1918 jusqu'à la révolution portugaise de 1974. En 1919, les gauchistes ont contribué à la défaite de la révolution allemande en s'opposant, au nom des conseils, à l'élection de l'Assemblée nationale. Les articles de Rosa Luxemburg qui posent la question « Assemblée nationale ou conseils ouvriers » sont parmi les plus éclairants qui soient en ce qui concerne les rapports entre le parlementarisme bourgeois, l'utilisation contre‑révolutionnaire qui peut en être faite, et les conseils ouvriers. Cependant Rosa Luxemburg était pour la participation aux élections à l'Assemblée nationale en 1919. Autre exemple démonstratif très récent, le Portugal : les marxistes n'ont pas mis en avant le mot d'ordre de Constituante, mais à la Constituante, les partis ouvriers ‑le PSP et le PCP - disposaient de la majorité absolue ; opposer l'Assemblée constituante aux commissions ouvrières élues, aux formes pré‑soviétiques qui existaient de façon embryonnaire était une aberration politique et un obstacle dressé contre le développement et la centralisation des formes pré‑soviétiques.

Le camarade Ernest Mandel n'établit pas nettement le point d'où doivent partir les militants et les organisations qui se réclament de la IV° Internationale. Il en résulte beaucoup de confusion. Le point de départ doit être : l'indépendance et l'unité de classe du prolétariat. Le Parlement bourgeois, peut-­être tout aussi bien le terrain de la collaboration des classes qu'un lieu où s'exprime la rupture des partis ouvriers et des organisations et partis bourgeois. Inversement, les formes soviétiques n'ont pas de vertus magiques qui éviteraient qu'elles ne soient utilisées au profit d'une politique de subordination du prolétariat à la bourgeoisie. Il manque aux thèses du camarade Ernest Mandel rien de moins que l'essentiel : la politique qui peut mener le prolétariat à la conquête du pouvoir politique, en partant de la lutte, sur tous les terrains politiques, classe contre classe. En vérité, la prolixité des thèses en ce qui concerne les soviets, la démocratie soviétique, etc., noie le point essentiel : celui du Programme de transition qui mène le prolétariat à la prise du pouvoir politique ; la question décisive du combat pour le gouvernement ouvrier et paysan. Tout l'enseignement de Lénine, de Trotsky, qui n'était rien d'autre que l'expression consciente du mouvement du prolétariat se dirigeant vers la prise du pouvoir, disparaît. En ce sens, on est obligé de constater que malgré l'apparence le camarade Ernest Mandel ne pose pas plus en six thèses successives la question de la lutte pour le pouvoir politique du prolétariat qu'il ne la pose dans la partie citée de la Thèse 9. Écrire :

« La démocratie prolétarienne, en intégrant la libération économique et le pouvoir de décision des travailleurs, possède un contenu et une qualité différentes des formes fondamentalement différentes de la démocratie bourgeoise. »

ne sert pas à grand chose. Il nous fait savoir comment utiliser la démocratie bourgeoise pour aboutir au pouvoir de la classe ouvrière, au gouvernement ouvrier et paysan, à la dictature du prolétariat, à la démocratie ouvrière, lorsque la première surgit, renaît, ou se survit. Il faut être plus concret encore. Aux premiers stades de la crise révolutionnaire, la grande masse du prolétariat, de la jeunesse, des masses exploitées, se tourne vers les partis traditionnels, social-­démocrates et staliniens. Ils les chargent de réaliser leurs aspirations, de satisfaire leurs revendications, leurs besoins, en utilisant tout à la fois les canaux de la démocratie bourgeoise, lorsqu'elle existe ou renaît, et en constituant éventuellement des organismes de caractère soviétique ou pré‑soviétique. Les partis ouvriers traditionnels utilisent aussi bien la couverture parlementaire que le cadre des organismes de type soviétique pour pratiquer une politique de défense de l'État et de l'ordre bourgeois. Bien souvent, cette politique porte un nom : le front populaire. Quelquefois, elle va jusqu'à la participation à des gouvernements aux côtés non seulement des organisations et partis bourgeois, mais de cette essence de l'État bourgeois qu'est le corps des officiers, au Portugal par exemple. Faut‑il « dénoncer » le parlementarisme bourgeois, en soi, abstraitement, ou utiliser tout ce qui le permet dans la situation politique concrète pour adresser aux partis social‑démocrates et staliniens la revendication qui procède du mouvement des masses : rompez avec la bourgeoisie, formez un gouvernement des seuls partis ouvriers, sans ministre représentant des organisations et partis bourgeois, appuyez‑vous sur le prolétariat, les masses exploitées ? N'est‑ce pas ainsi que le parlementarisme bourgeois peut être dénoncé, et le développement des formes soviétiques, leur centralisation puissamment impulsés ? Qui plus est, les circonstances peuvent parfois permettre d'utiliser une majorité parlementaire des partis ouvriers au profit de cette politique. Ainsi au Portugal, le PSP et le PCP avaient la majorité parlementaire absolue ; fallait‑il mettre en avant le mot d'ordre : gouvernement PCP‑PSP responsable devant la Constituante et donner ainsi une perspective gouvernementale précise aux masses, et s'en servir ainsi qu'un levier en vue de développer et de centraliser les organismes à caractère soviétique et pré‑soviétique ? Ou fallait‑il opposer formellement les soviets à la Constituante et réclamer sa dissolution ? La politique de défense de la bourgeoisie, de défense de l'État exigeait que les organisations et partis les défendant ‑ partis bourgeois, mais aussi PSP, PCP. gauchistes, MFA ne respectent pas la volonté des masses exprimée par la voie d'élections de type parlementaire, qu'ils dépossèdent de tout pouvoir l'Assemblée constituante. Ils menaient ainsi le combat contre les masses, contre leur organisation sur leur propre plan de classe.

Le camarade Ernest Mandel pense que la :

« nouvelle montée du prolétariat européen, qui mûrissait depuis 1968, et qui se développe pleinement maintenant dans la péninsule ibérique s'étendre au moins à l'Italie et à la France. »

Admettons. Mais dans les quatre pays en cause, le Portugal, l'Espagne, l'Italie, la France, il existe des rapports politiques concrets. Il faut en discuter, et d'autant plus que l'on estime que ces pays sont ceux où la révolution a ou va éclater rapidement, que ce sont, en quelque sorte, les lieux privilégiés de la révolution au moment actuel.

La situation au Portugal vient d'être évoquée. En ce qui concerne l'Espagne, l'Italie, la France, actuellement, les partis social‑démocrates et staliniens barrent la route à la révolution prolétarienne en pratiquant une politique précise de subordination de la classe ouvrière à l'ordre politique bourgeois en place. Ils préparent au cas de crise révolutionnaire le front populaire, la formation de gouvernements de front populaire.

En France, l'« Union de la gauche » sans rivage à droite préfigure le front populaire. Elle annonce ce que sera la politique des partis social‑démocrates et staliniens en Espagne et en Italie lorsque s'effondreront les formes politiques bourgeoises en place. Plus généralement, la politique des fronts populaires et les gouvernements du même nom sont, ainsi que l'écrit le Programme de transition, la dernière ressource de la bourgeoisie avec le fascisme.

C'est une question qui concerne la politique révolutionnaire à l'échelle internationale. Quelle politique opposer ? Des généralités sur les soviets ?

Pourquoi, pendant qu'on y est, ne pas utiliser le mot d'ordre « les soviets partout », « le pouvoir à un gouvernement des soviets », à la façon dont les staliniens l'utilisaient vers 1930. En des thèses sur « la révolution mondiale », on ne peut se taire ni à propos des fronts populaires ni sur la politique qu'il faut leur opposer. La seule politique consistante est celle qui oppose au front populaire et à ses dérivés le front unique de classe, un programme concret de revendications économiques, sociales et politiques; l'exigence de la rupture des partis ouvriers d'avec les partis bourgeois; un gouvernement des partis ouvriers sans ministres des organisations et partis bourgeois; vers le gouvernement ouvrier et paysan. Non seulement une majorité parlementaire des partis ouvriers, qui est une possibilité demain en Espagne, en Italie, en France, ne gêne pas une telle politique, mais elle la renforce, et les trotskystes doivent être pour, sans subordonner leur politique à l'obtention de telles majorités parlementaires. C'est la voie pour que se constituent, se centralisent des organismes de type soviétique, que des gouvernements soviétiques prennent le pouvoir. Car après tout, qu'est‑ce que les soviets : l'organisation permanente du front unique ouvrier. La supériorité, la nécessité des soviets, des conseils ouvriers s'imposent aux masses à partir des tâches politiques que la révolution impose et qu'elles ont à réaliser, et non en comparant abstraitement les vertus du parlementarisme, de la démocratie bourgeoise, et celle du système soviétique. Parlement et exécutif du prolétariat, organismes de la démocratie ouvrière, les soviets apparaissent comme indispensables aux masses parce qu'ils leurs sont indispensables pour réaliser leurs tâches politiques.


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