1976

La marche à la révolution et son développement seront faits d'alternances, de flux et de reflux, qui s'étendront vraisemblablement sur une longue période. Il y aura des situations confuses. des formes confuses. (...) C'est la conséquence de la contradiction entre la maturité des conditions objectives, et le retard accentué à la solution de la crise de l'humanité qui "se réduit à celle de la direction révolutionnaire". Résoudre cette contradiction est la tâche des organisations qui se réclament de la IV° Internationale, de ses origines, de son programme.


A propos des « 25 thèses sur "La révolution mondiale" » d'E. Mandel

Stéphane Just


Nécessité objective, nécessité politique

Comment est‑il possible qu'en des thèses portant sur la révolution mondiale cette analyse ne soit pas faite ? Pire, on lit avec surprise :

« L'extension internationale de la révolution socialiste européenne sera très probablement déterminée par la dynamique de la lutte des classes internationale, et par les effets produits par la tentative du capital international d'écraser le premier ou les premiers États ouvriers en Europe occidentale. Compte tenu du rapport de forces actuel, il est probable que cette tentative prendra la forme d'un blocus économique plutôt qu'une intervention militaire immédiate. Il en découle que le mot d'ordre d'États‑Unis socialistes d'Europe a une fonction transitoire immédiate contre ces tentatives : pour mobiliser le prolétariat des pays capitalistes européens afin de bloquer ces entreprises contre‑révolutionnaires et rejoindre le processus révolutionnaire en cours. » (Début Thèse 16.)

Que « l'extension de la révolution socialiste européenne soit probablement déterminée par la dynamique de la lutte des classes internationale », cela semble assez « probable ». La suite est moins évidente. La justification du mot d'ordre des États‑Unis socialistes d'Europe n'est absolument pas défensive. Formulé de cette façon, ce mot d'ordre perd tout contenu. Ce mot d'ordre est fondé sur la réalité objective, la nécessité d'unifier l'Europe en respectant les particularités nationales, le droit des peuples à disposer d'eux‑mêmes. Seule la révolution prolétarienne y parviendra. Ce mot d'ordre dégage, exprime consciemment l'unité de la lutte des classes du prolétariat en Europe, parce qu'il a ce fondement objectif, et pour la même raison lui  ouvre la voie. Il exprime la dynamique de la lutte des classes du prolétariat d'Europe. Autrement, il devrait être rejeté. Ce n'est pas un mot d'ordre de pression, une forme de chantage des prolétariats d'un qu plusieurs pays ayant pris le pouvoir sur les bourgeoises des autres pays, mais l'expression d'une nécessité économique et politique qui s'impose à ces prolétariats ayant pris le pouvoir et à ceux des prolétariats qui n'ont pas encore pris le pouvoir. Pour l'instant, aucun prolétariat n'a encore pris le pouvoir en Europe, et ce mot d'ordre, cette perspective sont indispensables.

Revenons à la crise actuelle. Force est de constater que si la crise révolutionnaire, l'ouverture de la révolution semblent plus proche en France, en Espagne, en Italie, alors que la révolution a déjà commencé au Portugal, la profondeur de la crise économique, sociale, politique dans ces pays vient de ce qu'elle est partie constituante de la crise de tous les rapports bourgeois, plus ou moins avancée, mais qui opère dans tous les pays capitalistes européens. L'Angleterre est non seulement minée par la crise financière et économique endémique, mais les rapports politiques le sont également. Le gouvernement Callaghan n'est pas égal aux gouvernements du Labour Party d'après-guerre, ou même de ceux de Wilson. Il se heurte directement à la résistance des masses, des différenciations sont en cours au sein des TUC, du Labour Party. La traditionnelle stabilité politique britannique s'use rapidement. La stabilité politique en Allemagne est aussi fragile que l'est la situation économique. Elle dépend essentiellement du fait que l'hypothèque du stalinisme sur l'Allemagne, la nation allemande, le prolétariat allemand soit levée. A l'intérieur de la SD, les processus de différenciations politiques déjà en cours s'accélèrent. La lutte de classe du prolétariat allemand a déjà montré que ce prolétariat est prêt au combat.

La bourgeoisie allemande semble florissante. Elle est indélébilement marquée par ses défaites, par sa peur de la révolution. L'appareil d’État bourgeois allemand est un appareil d'État rafistolé, qui n'a pu l'être et qui ne tient, répétons‑le, qu'en fonction de la division de l'Allemagne, et de l'hypothèque stalinienne sur l'Allemagne.

La révolution prolétarienne ne peut s'arrêter aux frontières de l'Italie, de l'Espagne, de la France, et encore moins aux frontières de ces trois pays outre le Portugal. L'histoire est l'histoire. Il suffit d'imaginer l'impact politique que l'explosion de la crise révolutionnaire, l'ouverture de la révolution en Espagne, les masses renversant et disloquant l'appareil d'État franquiste, auraient sur les prolétariats d'Europe pour s'en rendre compte. Tout un passé de défaites serait définitivement liquidé. La lutte de classe du prolétariat français, du prolétariat italien, un nouvel élan à la révolution portugaise en recevraient une fantastique impulsion. Tous les prolétariats d'Europe recevraient une fantastique impulsion, Europe de l'Est incluse. La chute de la Ve République, l'ouverture de la révolution prolétarienne en France n'auraient pas une moins grande répercussion sur toute l'Europe (y inclus la Belgique). La même chose est vraie de la révolution italienne. Bien évidemment, la révolution prolétarienne se développant conjointement en Espagne, au Portugal, en Italie, en France, tout les prolétariats européens seraient propulsés en avant avec une puissance jamais égalée. La dimension européenne de la révolution s'affirmerait.

En outre, il s'agit de la crise de tous les rapports bourgeois. Personne ne peut prévoir si la crise économique attendra pour se déchaîner que la révolution prolétarienne s'étende en Europe. Déjà l'aggravation de la situation économique qui s'exprime en Italie, en Angleterre, en Espagne, moins brutalement pour le moment en France, est un puissant facteur d'accentuation de la tension entre les classes. Les relations entre les classes, les rapports politiques étant ce qu'ils sont, les prolétariats de ces pays sont poussés au combat. La dislocation du marché mondial, de la division internationale semblent être un processus qui ne se développe que progressivement, qui parait à certains moments être contenu et même reculer ; il peut brutalement se développer rapidement, et aboutir au point où la quantité se transforme en qualité. La lutte de classe des prolétariats en Europe, la marche à la révolution s'accéléreraient du même coup. Mais en réalité, il s'agit d'un processus combiné : l'aggravation de la situation économique impulse puissamment la lutte de classe du prolétariat ; elle débouche sur la crise révolutionnaire en certains pays d'Europe, ce qui à son tour accélère la crise économique, et aboutit à la transformation de la quantité en qualité ; la combinaison des crises politiques et économiques conduit à la révolution européenne dans toute son ampleur. C'est la perspective qui permet de parler de la révolution européenne. La façon défensive et tactique dont le camarade Ernest Mandel envisage le mot d'ordre des États‑Unis socialistes d'Europe bouche cette perspective profondément réaliste, court‑circuite les processus révolutionnaires.


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