1892

Le commentaire "officiel" du programme d'Erfurt du Parti Social-Démocrate allemand par l'un de ses principaux rédacteurs...


Le programme socialiste

Karl Kautsky

(La lutte des classes. Le programme d'Erfurt.)


II : Le Prolétariat.

1 : Prolétaire et Compagnon ouvrier.

Nous avons déjà vu dans le précédent chapitre que la production capitaliste des mar­chan­dises a pour condition préalable la séparation de l’ouvrier d’avec ses moyens de travail. Dans la grande exploitation capitaliste, nous rencontrons, d’une part, le capitaliste qui possède les moyens de production, mais ne prend pas part à cette production ; et, d’autre part, les salariés, les prolétaires qui ne possèdent que leur force de travail qu’ils vendent pour vivre et dont le travail crée tous les produits de cette industrie.

A l’origine, il fallait avoir recours à la violence pour se procurer la quantité de prolétaires nécessaires au capital. Aujourd’hui, ce n’est plus indispensable. La supé­riorité de la grande industrie sur la petite suffit pour exproprier et jeter sur le pavé, bon an mal an, un nombre de paysans et d’artisans qui, augmenté des enfants des prolétaires déjà disponibles, répond à la demande en chair humaine des capita­listes, et cela sans violation des lois de la propriété privée, mais en vertu de ces mêmes lois. Le nombre des prolétaires s’accroît sans cesse. C’est un fait si évident que ceux-là mêmes n’osent pas le nier qui voudraient nous faire croire que la société repose encore sur les mêmes bases qu’il y a cent ans et plus nous dépeignent sous les couleurs les plus roses l’avenir de la petite industrie.

De même que dans la production c’est la grande exploitation capitaliste qui est devenue prédominante ; de même, dans l’Etat et dans la société, c’est le salarié, et en particulier le salarié industriel, qui, dans les classes laborieuses, est passé au premier plan. Il y a quatre cents ans, c’étaient les paysans ; il y a cent ans, c’étaient les petits bourgeois qui occupaient ce rang.

Dans les Etats civilisés, les prolétaires forment maintenant déjà la classe la plus forte. Ce sont leur condition, leurs idées qui déterminent de plus en plus la vie et la pensée des autres classes qui travaillent. Mais il en résulte une transformation com­plète dans les conditions d’existence et les formes de pensée traditionnelles de la grande masse de la population. Les conditions d’existence des prolétaires et en particulier des prolétaires industriels (et l’agriculture elle-même devient une industrie dans le mode de production capitaliste) sont totalement différentes de celles des anciennes catégories de travailleurs.

Si le paysan ou l’artisan est le libre possesseur de ses moyens de production, le plein produit de son travail lui revient. Par contre, le produit du travail du prolétaire n’appartient pas à ce dernier, mais au capitaliste, à l’acheteur de sa force de travail, au possesseur des moyens de production nécessaires. Sans doute le prolétaire est en retour payé par le capitaliste, mais la valeur contenue dans son salaire ne balance nullement la valeur de son produit.

Quand le capitaliste industriel achète la marchandise qu’est la force de travail, il ne le fait naturellement que dans l’intention de l’utiliser d’une façon avantageuse. Nous avons vu que la dépense d’une certaine quantité de travail crée une certaine quantité de valeur. Plus l’ouvrier aura travaillé et plus grande sera, toutes conditions restant égales d’ailleurs, la valeur qu’il aura créée. Si le capitaliste industriel ne faisait travailler le salarié qu’il a engagé que pendant le temps suffisant à l’ouvrier pour créer la valeur du salaire qu’il touche, le patron ne réaliserait aucun bénéfice. Sans doute, l’employeur aime à jouer le rôle de bienfaiteur de l’humanité souffrante. Mais il n’en est pas moins vrai que le capital appelle le profit à grands cris et trouve chez le capitaliste une oreille complaisante. Plus le temps que l’ouvrier dépense au service du capital dépasse le temps de travail nécessaire à créer la valeur de son salaire, et plus est considérable aussi l’excès de la valeur totale du produit créé par lui sur la somme de valeur que représente son salaire, plus est grande la plus-value (c’est ainsi que l’on. désigne cet excès), plus est grande l’exploitation de l’ouvrier. Cette exploitation ne trouve sa limite que dans l’épuisement de l’exploité et dans sa force de résistance à l’exploiteur.

Ainsi donc, pour le prolétaire, la propriété privée des instruments de production a dès l’abord une autre signification que pour l’artisan et pour le paysan. Ce qui, à l’origine, était pour ces derniers un moyen de leur assurer la pleine possession de leur produit, pour le prolétaire cette propriété n’a jamais été et ne sera jamais qu’un moyen de l’exploiter, de s’approprier la plus-value qu’il a créée. Aussi le prolétaire ne nourrit-il pas un amour bien vif pour la propriété privée. Sur ce point, il se distingue non seulement du paysan et de l’artisan, mais aussi du compagnon ouvrier de l’époque pré-capitaliste.

Les compagnons occupaient une position intermédiaire entre l’artisan indépendant et le prolétaire ; de même que les entreprises où ils travaillaient en nombre étaient intermédiaires entre la petite exploitation et la grande exploitation. Mais, cependant, que leur sort était différent de celui du prolétaire !

Ils appartenaient à la famille du maître, et pouvaient espérer devenir un jour maîtres à leur tour. Le prolétaire ne peut compter que sur lui-même et est condamné à rester éternellement un prolétaire.

C’est en ces deux points que se résume la différence essentielle qui distingue le compagnon du prolétaire.

Comme le premier appartenait à la famille du maître. Il mangeait à la même table que lui et dormait sous son toit La question du ventre, la question du logement n’existaient pas pour lui. Son salaire en argent n’était qu’une partie de ce que le maître lui donnait en échange de sa force de travail. Le salaire lui servait moins à contenter les besoins les plus nécessaires déjà satisfaits par la vie en commun avec le maître qu’à se procurer des agréments ou à acquérir des économies, à amasser les moyens dont le compagnon avait besoin pour devenir maître à son tour.

Le compagnon travaillait avec le maître. Si ce dernier allongeait le temps du travail outre mesure il ne le faisait pas uniquement pour ses compagnons, mais aussi pour lui-même. Aussi le maître n’était-il pas très porté à prolonger le travail jusqu’à l’épuisement, et d’ailleurs il n’aurait pas été très difficile de s’opposer à de semblables velléités. Si le maître s’efforçait de rendre les conditions de son travail le plus agréable possible, ses compagnons en profitaient également.

Les moyens de production nécessaires au maître artisan étaient si minimes que le compagnon n’avait pas besoin de disposer de grandes ressources pour devenir maître lui-même. Chaque compagnon avait donc une maîtrise en perspective ; il sentait qu’il était un futur maître et comme l’épargne devait lui procurer les moyens d’arriver à la maîtrise, il était lui-même un partisan aussi convaincu de la propriété individuelle que l’artisan indépendant.

Mais, entendons bien : nous n’avons encore ici que la condition de l’artisan telle que l’avait créée l’époque pré-capitaliste.

Comparons la maintenant à celle du prolétaire.

Dans une exploitation capitaliste, le salarié et le capitaliste ne travaillent pas ensemble. Si, au cours de l’évolution économique, le capitaliste industriel se diffé­rencie du marchand proprement dit, si les capitalistes du commerce et ceux de l’industrie arrivent à constituer deux classes différentes, le capitaliste industriel n’en reste pas moins au fond un marchand. Son activité comme capitaliste, et dans la mesure où il intervient dans son entreprise se réduit à celle qu’exerce un marchand sur le marché, Sa tâche consiste à acheter aussi judicieusement, à aussi bas prix que possible, les matières premières et accessoires, les forces de travail, etc., qui lui sont nécessaires, et à vendre aussi cher que possible les marchandises fabriquées dans sa maison. Dans le domaine de la production un seul point doit le préoccuper : il lui faut faire en sorte que l’ouvrier fournisse, pour le salaire le plus petit possible, le plus de travail possible, rende le plus de plus-value possible. Vis-à-vis de ses ouvriers, ce n’est pas un collaborateur , mais un exploiteur.

Plus ils travaillent longtemps, mieux cela vaut pour lui. Il n’est pas fatigué quand la journée est trop longue; il ne périt pas quand la méthode de travail est meurtrière,

Le capitaliste est donc tenu à beaucoup moins d’égards pour la vie et la santé de l’ouvrier que ne l’était le maître artisan. Prolongement de la journée de travail, suppression des fêtes, introduction du travail de nuit, travail dans des ateliers humides, surchauffés ou remplis de gaz dangereux, tels sont les «progrès » que l’industrie capitaliste apporte à l’ouvrier.

L’introduction de la machine augmente encore les dangers qui menacent la santé et la vie du travailleur. L’ouvrier est aujourd’hui enchaîné à un monstre qui ne cesse de frapper autour de lui avec une puissance gigantesque et une rapidité folle. Seule l’attention la plus soutenue, toujours en éveil, peut éviter à celui qui travaille à une semblable machine d’être saisi et broyé par elle. Les appareils de sécurité coûtent de l’argent. Le capitaliste ne les introduit pas sans y être contraint. L’esprit d’économie est en effet la principale vertu du capitaliste. Il l’incite encore à économiser l’espace et à entasser dans un atelier le plus de machines possible . Que lui importe que les membres encore sains de ses ouvriers se trouvent ainsi exposés à un danger extrême. L’ouvrier coûte peu, de vastes ateliers coûtent cher.

A un autre point de vue encore, l’emploi capitaliste de la machine empire les conditions de travail pour l’ouvrier.

Les moyens de travail de l’artisan étaient fort peu coûteux. Ils n’étaient que rarement soumis à des modifications considérables qui les rendaient inutilisables. Il en est autrement, avec la machine. Elle coûte de l’argent, beaucoup d’argent. Qu’elle soit mise prématurément hors de service, qu’elle ne soit pas convenablement employée, et d’une cause de profit elle devient une cause de perte pour le capitaliste. Mais la machine ne s’use pas seulement quand on l’utilise, elle se détériore également quand elle est au repos, D’autre part, l’intervention de la science dans l’économie industrielle, et dont la machine est un produit, conduit aux effets suivants : on ne cesse de faire de nouvelles inventions, de nouvelles découvertes d’une portée plus ou moins grande. Aussi tantôt une espèce de machine, tantôt une autre, tantôt des installations industrielles tout entières deviennent incapables de soutenir la concurrence, et perdent par suite toute valeur avant d’avoir été utilisées jusqu’au bout. Ces révolutions incessantes dans la technique font sans cesse courir à une machine le risque d’être dépréciée avant d’avoir été usée. Aussi est-ce pour les capitalistes une raison suffisante d’en tirer le plus rapidement possible tout ce qu’ils peuvent dès qu’elle est établie. Cela signifie que le machinisme pousse le capitaliste à prolonger autant qu’il le peut le temps de travail et à introduire, là où il le peut, la continuité du travail en faisant alterner des équipes de nuit aux équipes de jour ; le machinisme incite le capitaliste à élever le travail de nuit, si pernicieux, au rang d’une institution permanente.

Au moment où se développait le machinisme, quelques idéalistes proclamèrent qu’il présageait la venue de l’âge d’or. La machine devait soulager l’ouvrier de son travail et en faire un homme libre. Mais entre les mains du capitaliste, la machine est devenue le moyen le plus puissant de rendre écrasant le labeur de l’ouvrier, de rendre insupportable, meurtrière, la sujétion où il est tenu.

De même qu’au point de vue du temps de travail , de même au point de vue du salaire, le salarié est moins favorisé dans le mode de production capitaliste que ne l’était autrefois le compagnon ouvrier. Le prolétaire ne mange pas à la table du patron, n’habite pas sous son toit. Le travailleur peut occuper le taudis le plus misérable, il peut se nourrir des déchets les plus abominables, le bien-être du capitaliste n’en est pas touché. Les concepts de faim et de salaire s’excluaient autrefois. L’ouvrier libre ne pouvait devenir la proie de la faim que quand il n’avait pas de travail. Quiconque travaillait avait aussi à manger. C’est au mode de production capitaliste que nous sommes redevables d’avoir concilié les deux contraires, la faim et le salaire, et d’avoir fait du salaire de famine une institution permanente, un soutien même de la société.

2 : Le Salaire.

Le salaire ne peut jamais atteindre un niveau tel qu’il empêche le capitaliste de continuer son exploitation et d’en vivre. Dans ces conditions, en effet, il serait plus avantageux pour le capitaliste de renoncer complètement aux affaires. Le salaire de l’ouvrier ne peut donc jamais s’élever assez pour devenir égal à la valeur de son produit. Il doit toujours laisser subsister un excédent, une plus-value. C’est en effet seule la perspective de cet excédent qui engage le capitaliste à acheter de la force de travail. Ainsi donc, dans la société capitaliste, le salaire ne peut jamais s’élever assez pour que l’exploitation de l’ouvrier prenne fin.

Mais cet excédent, cette plus-value est plus considérable qu’on ne le suppose généralement. Elle ne contient pas seulement le profit du fabricant, mais encore beaucoup de ce qu’on fait entrer dans les coûts de production ou de vente : rente foncière (loyer), intérêts. du capital engagé, paiement du personnel commercial, escompte au marchand qui achète les marchandises de l’industriel, impôts. Tout cela est à déduire de l’excès formé par la valeur du produit de l’ouvrier sur le salaire de celui-ci. Cette plus-value doit donc être assez considérable pour qu’une entreprise donne du bénéfice. Aussi le salaire ne peut-il jamais monter suffisamment pour que le travailleur y touche même approximativement la valeur de ce qu’il a créé. En toutes circonstances, le salariat capitaliste signifie donc l’exploitation de l’ouvrier. Il est impossible de supprimer cette exploitation tant que subsiste le salariat. Même si les salaires sont les plus élevés, l’exploitation du travailleur doit encore être. considérable.

Mais le salaire n’atteint presque jamais le niveau le plus haut auquel il pourrait arriver. Il arrive plus fréquemment qu’il se rapproche de son minimum. Il l’atteint quand il ne suffit plus à assurer la subsistance pure et simple. Quand le travailleur, avec son salaire, non seulement ne peut éviter la faim, mais succombe rapidement à la famine, le travail cesse alors absolument.

Le salaire oscille entre ces deux limites. Il est d’autant plus bas que les nécessités ordinaires de l’existence sont plus restreintes pour l’ouvrier, que l’offre de forces de travail est plus considérable sur le marché, que la force de résistance de l’ouvrier est plus faible.

D’une manière générale, le salaire doit naturellement être suffisamment élevé pour qu’il maintienne l’ouvrier en état de travailler, ou plutôt, il doit être assez élevé pour assurer au capitaliste la quantité de forces de travail dont il a besoin. Il doit donc être assez fort pour permettre à l’ouvrier non seulement de se maintenir en état de travailler, mais encore d’élever des enfants susceptibles de travailler.

Autrefois, l’habileté et la force étaient indispensables à l’ouvrier. L’apprentissage de l’artisan durait fort longtemps, aussi les coûts de son éducation étaient relativement considérables. Les progrès de la division du travail et du machinisme retirent de plus en plus à l’habileté et à la force leur importance dans la production. Ils permettent de remplacer des forces de travail exercées par d’autres, non exercées mais moins coûteuses ; mais ils permettent également de remplacer dans leur travail des hommes par de faibles femmes et même par des enfants. Déjà dans la manufacture cette tendance se fait sentir. Mais ce n’est qu’avec l’introduction de la machine dans la production que commence vraiment la grande exploitation des femmes et des enfants de l’âge le plus tendre, l’exploitation des créatures les plus faibles entre les plus faibles, exposées aux traitements les plus indignes. Nous rencontrons ici une qualité nouvelle mais admirable qu’acquiert la machine entre les mains du capitaliste.

Le salarié qui n’appartenait pas à la famille du patron devait à l’origine être payé dans son salaire non seulement des frais de son propre entretien, mais aussi de celui de sa famille, pour pouvoir se reproduire et transmettre sa force de travail, Sans quoi les héritiers du capitaliste n’auraient plus trouvé de prolétaires à exploiter. Mais dès lors que la femme et les enfants au sortir de l’enfance sont capables de se suffire, le salaire du travailleur mâle peut être réduit presque uniquement au montant de ses frais d’entretien personnel sans que la force de travail coure le risque de disparaître.

Le travail des femmes et des enfants offre encore un autre avantage : ils sont encore moins capables de résistance que les hommes. De plus, leur entrée dans les rangs des travailleurs fait monter dans des proportions gigantesques l’offre de forces de travail sur le marché.

Le travail des femmes et des enfants ne fait pas seulement tomber les frais d’entretien du travailleur, il diminue encore sa force de résistance et augmente l’offre des forces de travail : de toutes façons, il a pour effet d’abaisser le salaire de l’ouvrier.

3 : La dissolution de la famille prolétarienne.

Mais le travail des femmes dans l’industrie a encore pour résultat de troubler complètement la vie de famille de l’ouvrier, sans la remplacer par une forme familiale plus élevée. Le mode de production capitaliste ne dissout pas, dans la majorité des cas, le ménage de l’ouvrier ; mais il lui dérobe toutes les joies et n’en laisse subsister que les sombres cotés. Surtout il permet à la femme de dissiper ses forces et il l’exclut de la vie publique. Le travail de la femme ne la décharge pas dès travaux du ménage, il augmente son fardeau d’un poids nouveau. Mais on ne peut servir deux maîtres à la fois. Le ménage de l’ouvrier périclite quand la femme est obligée de contribuer aux gains de la famille. La société actuelle remplace le foyer et la famille de l’ouvrier par un succédané misérable, la cuisine populaire et l’ école des pauvres qui jettent en pâture aux classes inférieures les déchets de la nourriture matérielle et spirituelle des riches.

On reproche à la démocratie socialiste de vouloir supprimer la famille. Nous n’ignorons pas que tout mode d’industrie possède sa forme particulière de ménage à laquelle correspond une forme particulière de famille. Nous ne tenons pas la forme actuelle de la famille pour définitive. Nous espérons qu’une nouvelle forme de société développera une nouvelle forme de famille. Mais si nous nourrissons cet espoir, cela ne signifie pas que nous nous efforcions de dissoudre tout lien familial. C’est le capitalisme et non la démocratie socialiste qui supprime la famille, qui ne se contente pas de vouloir la supprimer, mais la supprime en fait devant nos yeux. Des maîtres d’esclaves arrachaient autrefois l’homme de sa femme, séparaient les parents des enfants en état de travailler ; mais les capitalistes dépassent encore les abominations de l’esclavage. Ils arrachent le nourrisson à sa mère et la forcent à le confier à des mains étrangères. Et c’est une société semblable, où des cas de ce genre se présentent chaque jour des centaines et des milliers de fois, qui a créé des établissements « charitables » spéciaux, que ses « chefs » favorisent de leur protection et qui sont destinés à permettre à la mère de se séparer plus facilement de son enfant, c’est cette société qui a le front de nous reprocher de vouloir ruiner la famille, parce que nous croyons que les travaux du ménage doivent devenir de plus en plus l’objet d’une profession spéciale, ce qui ne peut marquer de modifier le foyer et la vie de famille.

4 : La Prostitution.

On nous reproche de ruiner la famille ; on prétend egalement que nous nous efforcerions d’instituer la communauté des femmes. Le mensonge n’est pas moins effronté. Ce que nous affirmons, c’est que le contraire même de toute communauté des femmes, de toute contrainte sexuelle, de toute luxure, nous voulons dire l’amour idéal, formera, dans la communauté socialiste, la base de toute union ; que c’est seulement dans cette société que cet amour pourra pleinement prévaloir. Que voyons nous, au contraire, aujourd’hui ? Le manque de résistance qu’offre la femme, renfermée jusqu’à maintenant dans son ménage, n’ayant que des idées confuses sur la vie publique et sur la force de l’organisation ; ce défaut de résistance est si grand que le patron capitaliste peut oser lui payer constamment des salaires qui ne suffisent pas à son entretien et l’envoyer chercher dans la prostitution le complément indispensable. L’extension du travail des femmes tend partout à provoquer une extension de la prostitution. Dans le pays «des bonnes mœurs et de la crainte de Dieu», il se rencontre des branches entières d’industrie, branches « florissantes », dont les ouvrières sont si mal rétribuées qu’il leur faudrait mourir de faim si elles ne se prostituaient pas. Et les patrons déclarent que c’est précisément sur ce taux inférieur des salaires que repose la puissance de concurrence, l’ « état florissant » de leur industrie. Des salaires élevés causeraient sa ruine.

La prostitution est aussi vieille que l’opposition des riches et des pauvres. Mais, autrefois, les prostituées occupaient une place intermédiaire entre les mendiants et les filous ; elles étaient un luxe que la société pouvait se payer, mais dont la perte n’aurait nullement mis son existence en danger. Aujourd’hui, ce ne sont pas seulement les miséreuses mais les travailleuses, qui se voient contraintes de vendre leur corps à prix d’argent. Cette prostitution n’est plus une simple affaire de luxe, elle est devenue un des principes de l’évolution industrielle. Sous le régime du mode de production capitaliste, la prostitution, est une des bases de la société . Les défenseurs de cette société nous objectent la communauté des femmes ; ce sont eux qui la mettent en pratique. Certes, ils n’en usent ainsi qu’avec les femmes du prolétariat. Cette espèce de communauté des femmes est si profondément enracinée dans la société actuelle que, d’une façon générale, ses défenseurs déclarent que la prostitution est une nécessité. Ils ne peuvent s’imaginer que la suppression du prolétariat signifie l’abolition de la prostitution, parce qu’ils ne peuvent absolument pas se représenter une société sans la communauté des femmes.

La communauté des femmes telle qu’elle existe actuellement est une invention des classes supérieures de la société, non du prolétariat. Cette communauté des femmes est une des formes de l’exploitation du prolétariat. Elle n’appartient pas au socialisme. Elle en est l’opposé.

5 : L’Armée industrielle de réserve.

Comme nous l’avons vu, l’introduction du travail des femmes et des enfants dans l’industrie constitue, pour les capitalistes, un des moyens les plus puissants de faire baisser les salaires.

Un autre moyen a des effets non moins efficaces : il consiste à jeter sur le marché du travail des ouvriers appartenant à des régions arriérées, où la population n’a encore que des besoins modestes, mais possède une force de travail que le régime de la fabrique n’a pas encore entamée. Le développement pris par la grande industrie, et en particulier par le machinisme, permet non seulement de remplacer les travailleurs exercés par des travailleurs non exercés, mais encore de se procurer ces derniers rapidement et à bon compte. Le développement des moyens de transport marche de pair avec le développement de la production. A la production en masses répond le transport en masses non seulement de marchandises, mais aussi de personnes. Les bâtiments à vapeur et les chemins de fer, ces soutiens appréciés de la civilisation, ne se contentent pas d’apporter aux barbares des fusils, l’eau-de-vie et la syphilis, ils amènent les barbares chez nous et, avec eux, la barbarie. L’afflux des paysans dans les villes devient de plus en plus considérable. Des légions d’hommes sans exigences, persévérants, sans esprit de résistance, accourent ici de régions de plus en plus éloignées. Les Slaves, les Suédois, les Italiens viennent peser sur les salaires en Allemagne ; Allemands, Belges, Italiens vont en France; Slaves, Allemands, Italiens, Irlandais, Suédois se rendent en Angleterre et aux Etats-Unis; les Chinois gagnent l’Amérique et l’Australie et ne tarderont pas probablement d’arriver aussi en Europe. Sur les navires allemands, des Chinois et des nègres prennent déjà la place des travailleurs blancs.

Ces ouvriers étrangers sont en partie des expropriés, des petits bourgeois et des petits paysans, que le mode de production capitaliste a ruinés, a chassés de leur bien et de leur foyer et qu’il a dépouillés non seulement de leur chez eux, mais encore de leur patrie. Jetez les yeux sur les masses innombrables des émigrants et, demandez vous si c’est la démocratie socialiste qui en fait des sans-patrie, qui fomente des sans-patrie.

L’expropriation des petits paysans et des petits bourgeois, l’introduction, dans le pays, de ces masses ouvrières venant de l’étranger, l’extension du travail des femmes et des enfants, la réduction du temps d’apprentissage, qui n’est plus qu’une simple initiation, ont l’effet suivant : le mode de production capitaliste augmente dans des proportions énormes le nombre des forces de travail qui sont à sa disposition. A la suite des progrès ininterrompus réalisés dans les améliorations et perfectionnements techniques, un accroissement constant de la productivité du travail humain suit pas à pas l’augmentation des bras disponibles. Enfin, l’exploitation de la force de travail isolée est portée à son extrême limite, soit par la prolongation de la journée de travail, soit par l’intensification du travail quand la législation ou l’organisation ouvrière rendent impraticable la première méthode.

En même temps, la machine a pour effet de rendre disponible des forces de travail. Toute machine épargne de la force de travail, – si elle ne le faisait pas, elle n’aurait pas son utilité. Dans chaque branche d’industrie, le passage du travail à la main au travail à la machine soumet à des peines cruelles les travailleurs manuels intéressés, simples artisans ou ouvriers de manufacture, qui sont rendus inutiles et jetés sur le pavé. Cet effet de la machine a été le premier que l’ouvrier ait ressenti. Dans les premières décades de notre siècle, de nombreuses révoltes témoignent des souffrances que l’introduction du travail à la machine comportait pour l’ouvrier ; quelles colères, quel désespoir elle entraînait. L’introduction du machinisme, ainsi que les améliorations ultérieures qu’on y apporte, est toujours nuisible à des catégories particulières d’ouvriers. Sans doute, dans certaines conditions, d’autres catégories, les ouvriers employés à la fabrication des machines peuvent y trouver leur profit. Mais nous ne croyons pas que cette constatation console beaucoup les travailleurs qui meurent de faim.

Toute nouvelle machine produit le résultat suivant : une fois introduite on produit autant avec un nombre d’ouvriers plus faible ou bien on produit davantage, le nombre d’ouvriers restant le même. Pour que le nombre des ouvriers employés dans un pays ne baisse pas sous l’influence du développement progressif du machinisme, il faut que le marché s’étende proportionnellement à l’accroissement de la productivité. Mais comme le développement économique élève la productivité de l’ouvrier et augmente rapidement la quantité des forces de travail rendues disponibles, beaucoup plus rapidement que n’augmente la population totale, pour qu’il n’y ait pas chômage, il faut que le marché s’étende beaucoup plus vite que la machine n’accroît la productivité du travail.

Sous le règne de la grande industrie capitaliste, une extension aussi rapide du marché ne s’est presque jamais produite ; du moins n’a-t-elle pas intéressé pendant un temps un peu long une grande sphère de l’industrie capitaliste. Le chômage est donc un phénomène qui accompagne constamment la grande industrie ; il lui est indissolublement lié . Même aux époques les meilleures, quand le marché subit brusquement une extension considérable et que les affaires vont le mieux, l’industrie ne peut employer tous les sans-travail. Dans les mauvaises périodes, quand il y a stagnation, le nombre des chômeurs s’accroît dans des proportions énormes. Ils forment une armée entière, l’armée industrielle de réserve, comme Marx l’a nommée. Ils constituent en effet une armée de forces de travail, constamment à la disposition du capital dont celui-ci peut toujours tirer des réserves dès que la campagne industrielle commence à devenir plus active.

Pour les capitalistes, cette armée de réserve n’a pas de prix. Elle constitue pour eux une arme puissante. Elle leur permet de tenir en bride l’armée de ceux qui travaillent, de les rendre toujours accommodants. Le surtravail des uns causait le chômage des autres ; et le chômage de ceux-ci est un moyen de maintenir et d’accroître le surmenage des premiers. Que l’on vienne dire encore que tout n’est pas conçu pour le mieux dans ce bas monde !

La force de l’armée industrielle de réserve suit les oscillations de la vie indus­trielle. Cependant on peut remarquer sa tendance a suivre une progression ascendante. La révolution technique suit en effet une marche de plus en plus rapide, conquiert des domaines de plus en plus vastes. L’extension du marché rencontre donc des obstacles de plus en plus nombreux. Nous reviendrons sur ce point en un autre endroit. Qu’il nous suffise ici de l’avoir indiqué.

Mais que signifie le chômage ? C’est non seulement la misère pour les intéressés, c’est non seulement la sujétion et l’exploitation augmentées pour ceux qui travaillent, c’est encore l’insécurité de l’existence pour toute la classe ouvrière.

Quels que soient les maux que les modes d’exploitation antérieurs ménageaient aux exploités, ils leur assuraient au moins l’existence. La vie de l’esclave et du serf leur était assurée, au moins aussi longtemps que l’était celle de leurs maîtres. Seule, la disparition de son maître pouvait le priver de ses conditions d’existence. Quelle qu’ait été la misère qui est toujours venue frapper par moments la population dans les modes de production antérieurs, elle était non une conséquence de la production, mais d’un arrêt de cette production, à la suite de mauvaises récoltes, d’épidémie, d’inondations, d’incursions d’armées étrangères, etc.

Aujourd’hui, l’existence de l’exploiteur et celle de l’exploité n’ont pas de loi commune. A chaque instant, l’ouvrier peut être jeté sur le pavé avec femme et enfants, devenir la proie de la famine sans que les conditions d’existence de l’exploiteur qu’il a enrichi s’en trouve atteintes le moins du monde.

Aujourd’hui, la misère qu’entraîne le chômage n’est qu’exceptionnellement le résultat de troubles apportés à la production par des influences supérieures extérieures; il est généralement l’effet du développement même de la production. Les troubles de la production augmentent plutôt la facilité de trouver de l’emploi plutôt qu’ils ne la restreignent. Rappelons-nous les conséquences de la guerre de 1870 pour la vie économique de l’Allemagne et de la France dans les années qui l’ont suivie.

Sous le régime de la petite industrie, le revenu du travailleur était d’autant plus grand que lui-même se montrait plus actif. La paresse, au contraire, le ruinait, le privait de travail. Aujourd’hui, plus l’ouvrier travaille, plus il travaille longtemps et plus le chômage s’étend. Le travailleur se prive de son travail par son propre travail. Comme bien d’autres principes empruntés au monde de la petite industrie, la grande industrie capitaliste a changé en son contraire le principe qui veut que l’activité du travailleur fasse son bonheur. Il en est de même de celui qui prétend que quiconque veut travailler trouve toujours à manger. C’est se moquer que de l’opposer aux ouvriers comme aime encore à le faire croire plus d’un bourgeois.

La force de travail ne constitue, pas plus que la propriété, une protection assurée contre la pauvreté et la misère. Si le spectre de la banqueroute hante sans cesse le petit paysan et le petit artisan, celui du chômage hante constamment le salarié.

Cette perpétuelle insécurité est, de tous les maux apportés par le mode de pro­duction actuel, le plus cruel, mais aussi le plus révoltant ; c’est lui qui excite le plus profondément les esprits et met définitivement fin à toute velléité conservatrice. Ce manque perpétuel de sécurité empêche de croire à la sécurité de l’ordre existant, de prendre le moindre intérêt à son maintien. Et dès que l’ordre existant vous tient en une crainte perpétuelle, on cesse d’avoir peur des nouveautés.

Surtravail, chômage, dissolution de la famille, voilà ce qu’apporte au prolétariat le mode de production capitaliste ; en même temps, il prolétarise des sphères de plus en plus vastes, et à vue d’oeil le prolétariat s’étend au point d’embrasser la grande masse de la population.

6 : L’extension croissante du Prolétariat. Le Prolétariat commercial et le prolétariat « intellectuel ».

Ce n’est pas seulement parce que la grande industrie ne cesse de gagner en étendue que le mode de production capitaliste tend à faire de la prolétarisation l’état général de la nation. Il arrive également à ce résultat par une autre voie : la situation des salariés dans la grande industrie détermine la situation des salariés dans les autres branches de travail. Les conditions de travail et d’existence de celles-ci sont égale­ment bouleversées par la grande industrie. Les avantages dont ces derniers travail­leurs jouissaient vis-à-vis des ouvriers de l’industrie capitaliste se transforment sous l’influence de celle-ci en autant d’inconvénients. Quand par exemple aujourd’hui encore, l’ouvrier au service d’un artisan se loge chez le maître et mange à sa table, c’est un moyen de le faire manger plus mal, de le loger plus mal que l’ouvrier dans son propre ménage. La longueur de l’apprentissage était un moyen d’empêcher que le métier ne fût envahi par les forces de travail. Aujourd’hui le système de l’apprentis­sage est le moyen le plus efficace d’inonder le métier de forces de travail peu coûteuses et d’enlever le pain aux ouvriers adultes.

Ici encore comme sur d’autres terrains, ce qui était raisonnable et bienfaisant sous le régime de la petite industrie, est devenu absurde et désastreux sous l’influence du mode de production capitaliste.

Les efforts des partisans des corporations pour renouveler l’ancien régime des métiers procèdent du désir de trouver de nouvelles méthodes d’exploiter leurs ouvriers en rétablissant les anciennes formes. Pour ne pas s’enliser, ils veulent se faire un marchepied du corps de quelques prolétaires. Et ces messieurs s’étonnent que le prolétariat n’accueille pas avec un grand enthousiasme cette façon de retarder quelque peu la disparition inévitable de la petite industrie.

Dans le commerce se poursuit la même évolution que dans le métier. La grande exploitation commence dans le domaine du commerce d’intermédiaire à faire reculer le petit négoce. Le chiffre des petites maisons de commerce n’a pas besoin de diminuer pour cela, Il augmente, au contraire. Le commerce d’intermédiaire est le dernier refuge des petits bourgeois ayant fait de mauvaises affaires  [1] . Restreindre le commerce d’intermédiaire, en limitant le colportage, par exemple, c’est retirer à ces malheureux tout point d’appui, c’est les précipiter dans la misère, en faire des vagabonds, des mendiants, des candidats à la maison d’arrêt : la réforme est étrange.

L’influence exercée par le développement de la grande exploitation sur le commerce d’intermédiaire ne se manifeste pas par une diminution du nombre des maisons, mais par leur décadence. L’existence des petits intermédiaires indépendants devient de jour en jour moins sûre, de jour en jour plus semblable à celle du prolétaire. En outre, le nombre des employés des grandes maisons s’accroît. Eux sont de véritables prolétaires qui n’ont jamais la perspective de se rendre jamais indépendants. Le travail des femmes et des enfants avec sa conséquence obligée, la prostitution, s’étend. Dans cette sphère économique le surtravail, le chômage, la baisse des salaires augmentent. La situation des employés de commerce se rapproche de plus en plus de celle des prolétaires de l’industrie. Il ne se distingue plus guère de ce dernier que parce qu’il doit conserver les apparences d’une meilleure position, ce qui lui coûte des sacrifices que le prolétaire industriel ne connaît pas.

Une nouvelle classe de prolétaires commence également à se développer : le prolétariat des intellectuels. Dans notre mode de production, l’instruction est devenue l’objet d’une profession spéciale. Les connaissances se sont infiniment étendues et s’accroissent constamment. La société capitaliste, comme l’Etat capitaliste a de plus en plus besoin d’hommes de la science et de l’art pour diriger ses affaires et soumettre les forces de la nature, soit dans un but de production ou de destruction, soit pour dépenser en luxe le superflu qui ne cesse de croître. Mais non seulement le paysan, l’artisan ou même le prolétaire, mais encore le négociant, le fabricant, le banquier, le spéculateur, le grand propriétaire foncier n’ont pas le temps de se consacrer à la science et à l’art. Leurs affaires, leurs plaisirs les occupent tout entiers. Dans la société actuelle, ce ne sont plus comme autrefois, dans les formes de sociétés antérieures, les exploiteurs eux-mêmes, ou du moins une classe d’exploiteurs qui cultivent les sciences et les arts. Ils abandonnent ce soin à une classe spéciale qu’ils payent pour cet office. L’instruction devient une marchandise.

Mais si nous remontons à quelques dizaines d’années, c’était encore une mar­chandise rare. Les écoles étaient peu nombreuses, les études entraînaient des frais considérables. Les paysans étaient beaucoup trop misérables pour réunir les ressources nécessaires à envoyer leurs fils dans les écoles supérieures. Le métier et le négoce rapportaient encore gros ; ceux qui l’exerçaient s’y tenaient. Seules des dispositions spéciales ou des circonstances particulières pouvaient engager le fils d’un artisan ou d’un négociant à s’adonner aux sciences ou aux arts. Tandis que la demande en fonctionnaires, techniciens, médecins, professeurs, artistes, etc., augmentait, l’offre restait presque entièrement limitée aux fils des hommes en place.

La marchandise instruction était donc fort appréciée. Sa possession assurait à ceux qui se consacraient à des buts pratiques, aux avocats, aux fonctionnaires, aux médecins, aux professeurs, etc., an moins une existence heureuse ; elle leur procurait même parfois gloire et honneur. L’artiste, le poète, le philosophe étaient les familiers des rois. L’aristocrate de l’intelligence se sentait supérieur à l’aristocrate de naissance ou d’argent. Son seul souci était de développer ses dons spirituels. Aussi les gens instruits pouvaient-ils être idéalistes, ils l’étaient même souvent. Ils planaient au-dessus des autres classes, de leurs efforts matériels et de leurs antagonismes. Instruction signifiait puissance, bonheur et amabilité. Dès lors la conclusion n’était elle pas naturelle : pour rendre les hommes heureux et aimables, pour supprimer les antagonismes de classe et bannir du monde la pauvreté et la grossièreté, il suffisait d’une seule chose : répandre l’instruction.

Depuis, le développement des études supérieures, et nous ne parlons ici que de l’instruction supérieure, a fait des progrès considérables. Le nombre des écoles s’est extraordinairement développé. Le nombre des élèves s’est accru davantage encore. Le petit commerce et la petite industrie ne rapportent plus grand’chose. Le petit bourgeois ne voit qu’un moyen d’empêcher que ses enfants ne tombent dans le prolétariat ; il les fait étudier quand il dispose à peu près des ressources nécessaires. Il lui faut d’ailleurs s’inquiéter non seulement de l’avenir de ses fils, mais encore de celui de ses filles, En effet, comme vous l’avons déjà fait observer les progrès de la division du travail transforment de plus et plus les travaux du ménage en travaux professionnels, restreint de plus en plus le travail domestique aussi le mariage, où la femme se borne au rôle de maîtresse de maison prend-il de plus en plus le caractère d’un luxe. Mais en, même temps, comme nous l’avons vu, la petite bourgeoisie s’appauvrit, elle devient de moins en moins capable de se permettre un luxe. Le nombre des célibataires s’accroît constamment, le nombre des familles où la femme et les filles doivent travailler pour gagner de l’argent augmente sans cesse. Aussi le travail des femmes prend-il de l’extension, non seulement dans la grande et la petite industrie, mais aussi parmi les fonctionnaires de l’Etat et les employés des entreprises privées, postes, télégraphe, chemins de fer, banques, etc., dans l’art et dans la science. Les préjugés, les intérêts personnels ont beau s’y opposer hautement, le travail de la femme s’implante de plus en plus dans les sphères les plus différentes du travail intellectuel. Ce n’est ni la vanité, ni le désir de se pousser, ni la présomption, mais la contrainte économique qui pousse la femme à s’employer dans ces sphères comme dans les autres domaines de l’activité humaine. Si l’homme a réussi à empêcher la concurrence de la femme dans certaines branches du travail intellectuel, encore organisées corporativement, la femme ne s’adresse que davantage aux professions qui ne sont pas constituées en corporation : elle devient écrivain, peintre, musicienne.

Un des résultats de toute cette évolution est que le nombre des gens instruits a augmenté dans des proportions énormes. Mais les effets heureux que les idéalistes attendaient du développement de l’instruction ne se sont pas produits. Tant que l’instruction, est une marchandise, l’extension de l’instruction amène une augmen­tation de cette marchandise ; son prix baisse et son possesseur voit sa situation empirer. Le nombre des gens instruits est devenu si grand qu’il suffit, et au delà, aux besoins des capitalistes et de l’Etat capitaliste. Pour les travailleurs intellectuels, le marché du travail est aujourd’hui aussi encombré que pour les travailleurs manuels- Les travailleurs intellectuels possèdent eux aussi leur armée de réserve ; le chômage est aussi fréquent dans leurs rangs que chez les ouvriers de l’industrie. Ceux qui se destinent à un emploi public doivent attendre pendant des années, souvent pendant une dizaine d’années, avant d’obtenir un poste inférieur, mal rétribué. Chez les autres le chômage et le surmenage alternent comme chez les travailleurs manuels, et comme chez ces derniers, la baisse des salaires est à l’ordre du jour.

La situation de classe des travailleurs intellectuels empire à vue d’oeil. Si l’on parlait autrefois de l’aristocratie de l’intelligence, on parle aujourd’hui du prolétariat de l’intelligence. Bientôt, un seul caractère distinguera ces prolétaires des autres salariés : nous voulons dire leurs prétentions. Pour la majorité ils se figurent encore être quelque chose de mieux que les prolétaires. Ils se considèrent toujours comme faisant partie de la bourgeoisie, à peu près comme le domestique se considère comme appartenant à la famille qu’il sert. Ils ont cessé d’être les guides intellectuels de la bourgeoisie, ils en sont devenus les spadassins. La chasse aux places sévit chez eux d’une manière intense : ce qu’ils cherchent avant tout, ce n’est pas développer leurs talents, mais d’en battre monnaie. La prostitution de leur moi forme leur principal moyen de se pousser. Comme les petits industriels ils se laissent éblouir par quelques rares numéros qui sont sortis à la loterie ; ils ne voient pas le nombre infini de billets blancs qui leur passent sous les yeux, ils se vendent corps et âme, dans l’espérance de gagner le gros lot. Vendre ses propres convictions, faire un mariage d’argent, voilà aux yeux de la majorité de nos intellectuels, deux moyens aussi compréhensibles qu’indispensable de « faire son bonheur ». Voilà ce que le mode de production capitaliste a fait des idéalistes, des chercheurs, des penseurs, des rêveurs !

Mais l’offre est encore trop considérable pour qu’en général on puisse tirer de l’instruction un gros profit, même si l’on donne sa personnalité par dessus le marché. Il n’est plus possible d’empêcher la masse des intellectuels de tomber dans le prolétariat.

On ne peut encore prévoir si cette évolution poussera les intellectuels à se rallier au prolétariat militant en masse et non plus isolément, comme ils l’ont fait jusqu’aujourd’hui. Un point seulement est bien établi: la prolétarisation des intellec­tuels a fermé au prolétaire la dernière issue lui permettant d’échapper par ses propres forces au prolétariat et de s’élever à une classe supérieure.

Qu’un salarié devienne un capitaliste, la chose est, de prime abord, impossible, au moins suivant le cours ordinaire des événements. Des esprits raisonnables ne peuvent faire entrer en ligne de compte, dans l’étude de la situation de la classe ouvrière, un gain à la loterie de Hambourg ou un oncle d’Amérique. Dans des circonstances particulièrement favorables, il peut arriver de temps en temps qu’un ouvrier bien placé réussisse, grâce aux privations les plus dures, à économiser suffisamment pour s’assurer l’exploitation d’un petit métier ou d’une petite boutique, pour laisser étudier ses fils et en faire quelque chose de « mieux ». Il serait risible de présenter aux ouvriers de semblables possibilités comme des moyens d’améliorer leur sort ou le sort de leurs enfants. Dans le cours ordinaire des choses, un ouvrier, s’il arrive toutefois à faire des économies, peut se tenir pour satisfait s’il réussit à mettre de côté, dans des périodes de prospérité, une somme suffisante pour ne être pas pris au dépourvu quand arrive le chômage. Mais, aujourd’hui, il serait ridicule pour un ouvrier de faire fond sur cette vague perspective. L’évolution économique ne rend pas seulement l’épargne de plus en plus impossible à l’ouvrier ; elle lui interdit, même s’il réussit à économiser le nécessaire, de s’élever, lui et sa famille, au-dessus de l’existence du prolétaire. Devenir un petit patron indépendant, c’est, pour lui, tomber d’un abîme dans un autre ; généralement, il est obligé de revenir à son ancienne misère et d’apprendre, au prix de ses économies, que la petite industrie est condamnée.

Pour le prolétaire, il est plus difficile encore de faire étudier son fils que d’entrer dans la petite industrie ; la tentative est presque désespérée. Mais admettons que ses efforts aient abouti. Que fera le fils du prolétaire ? Il ne peut attendre; il lui faut immédiatement faire argent de ses connaissances ; il est sans protection ; à quoi lui servira son instruction supérieure alors que des milliers de juristes doivent attendre pendant des années que vienne leur tour d’entrer au service de l’Etat, où des milliers de techniciens, de chimistes, d’élèves diplômés des écoles commerciales restent sur le pavé ?

De quelque côté qu’il se tourne, le prolétaire se heurte à des conditions prolé­tariennes d’existence et de travail. La prolétarisation envahit de plus en plus toute la société. Dans tous les pays civilisés, la masse de la population est aujourd’hui tombée au niveau du prolétariat. Pour le prolétariat isolé, tout espoir a disparu de se tirer de lui-même par ses propres forces du bourbier où le plonge le mode de production actuel. Il ne peut s’élever lui-même qu’en élevant la classe toute entière à laquelle il appartient.


Notes

[1] En 1882, en Allemagne, étaient employés, par mille ouvriers, du groupe considéré dans :

Établissements Industrie Commerce Hôtels Restaurants Lieux de plaisir
Comprenant. de 1 à 5 personnes 399 708 746
Comprenant de 6 à 50 personnes 238 252 241
Comprenant 51 personnes et au-dessus 399 363 40 13


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