1908

Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013

Karl Kautsky

Karl Kautsky

Les origines du christianisme

IIIème partie. Le judaïsme.
1. Israël

f. Canaan

1908

Nous avons noté l'importance de la Palestine pour le commerce de l’Égypte, de la Babylonie et de la Syrie. De tout temps, ces Etats s'étaient pour cette raison efforcés de mettre la main sur ce pays.

La lutte contre les Hyksos déjà cités (de 1800 à 1530 environ) avait suscité en Égypte un esprit belliqueux, et en même temps, les Hyksos avaient beaucoup contribué au développement des échanges entre l’Égypte et la Syrie. Après l'expulsion des Hyksos, naquit ainsi chez les Égyptiens un expansionnisme militaire, avant tout pour se rendre maîtres de la route commerciale en direction de Babylone. Ils avancèrent jusqu'à l'Euphrate, occupèrent la Palestine et la Syrie. Ils ne tardèrent pas à être repoussés hors de Syrie par les Cheta, mais en Palestine, ils se maintinrent plus longtemps, du quinzième au douzième siècle. Ils y occupèrent toute une série de citadelles, dont Jérusalem.

Mais la puissance militaire égyptienne finit pas décliner, et à compter du douzième siècle, l’Égypte ne put garder la Palestine, cependant que, à la même époque, les Chétites syriens étaient affaiblis par le début de la progression des Assyriens et étaient empêchés de pénétrer plus loin vers le sud.

C'est ainsi que fut interrompue la domination étrangère sur la Palestine. Un groupe de tribus bédouines rassemblées sous le nom d'Israélites mit à profit cette situation pour envahir le pays et en faire progressivement la conquête. Ils n'en avaient pas encore terminé avec cette entreprise d'occupation, ils en étaient encore à se livrer de vives batailles avec les anciens habitants, que surgirent de nouveaux ennemis sous la forme d'autres tribus bédouines se lançant à leur suite à la conquête de la « Terre Promise ». En même temps, ils se heurtaient à un adversaire situé face à eux, les habitants de la plaine qui séparait de la mer les hauteurs occupées par les Israélites. C'étaient les Philistins. Ceux-ci ne pouvaient manquer de se sentir terriblement menacés par l'avancée d'un peuple aussi belliqueux que l'étaient les Israélites. D'un autre côté, la plaine côtière exerçait sur ceux-ci sûrement une vive attraction. C'est là que passait la principale route reliant l’Égypte et le nord. Être les maîtres de cette route, c'était être les maîtres de presque tout le commerce extérieur égyptien en direction du nord et de l'est. Le commerce maritime de l’Égypte était alors encore peu important. Si les habitants des hauteurs qui longeaient la plaine étaient un peuple combatif et avide de rapines, ils ne pouvaient manquer de représenter une menace permanente sur le commerce en direction de l’Égypte et en provenant, et sur les richesses dont il était la source. Et précisément, ils l'étaient, combatifs et avides de rapines ! De multiples récits racontent la formation de bandes de brigands en Israël, ainsi par exemple, celui qui parle de Jephté, qui « rassembla autour de lui des gens dispersés qui partirent avec lui en expédition » (Livre des Juges 11, 3). Il est aussi souvent question de raids dans le pays des Philistins. Ainsi, descendit sur Samson « l'esprit de Yahvé, et il fondit sur Askalon et assomma trente hommes de la ville. Et il les dépouilla de ce qu'ils avaient sur eux, pour payer un pari perdu » (Juges 14, 19). David lui aussi est décrit dans ses débuts comme le chef d'une bande de brigands, « et autour de lui se regroupèrent toutes sortes d'hommes dans la gêne et tous ceux qui avaient des dettes, et tous les mécontents, et il devint leur capitaine. Environ quatre cents hommes se joignirent à lui. » (1. Sam. 22, 2).

Rien d'étonnant donc à ce que régnât entre Philistins et Israélites un état de guerre presque ininterrompu, et à ce que les premiers aient recouru à tous les moyens pour maîtriser ces voisins incommodes. Pressé par les Bédouins d'un côté, par les Philistins de l'autre, Israël sombra dans une période de dépendance et de malheurs. La faiblesse d'Israël face aux Philistins était en grande partie due à ce que les montagnes où le pays était situé stimulaient l'esprit localiste, la division entre tribus, alors que la plaine favorisait le regroupement des différentes tribus et des différentes communautés et les unissait dans leurs entreprises. C'est seulement à partir du moment où la puissante royauté militaire de David réussit à souder les différentes tribus d'Israël et à asseoir solidement leur unité, que prit fin leur situation précaire.

Les Philistins furent alors écrasés, les dernières cités fortifiées des hauteurs du pays de Canaan qui avaient encore résisté aux Israélites, furent conquises, et parmi elles Jérusalem, une place-forte quasiment imprenable qui était celle qui avait le plus longtemps résisté aux Israélites, et dominait les accès vers la Palestine en venant du sud. Elle devint la capitale du royaume et la résidence du fétiche, de l'arche d'alliance qui abritait le dieu de la guerre Yahvé.

David contrôlait maintenant tout le commerce entre l’Égypte et le nord, il en tirait des bénéfices colossaux, ceci à son tour lui permit d'accroître la force de son armée et de repousser les frontières de son État vers le nord et vers le sud. Il soumit les tribus de pillards bédouins jusqu'à la Mer Rouge, rendit sûres les routes qui y menaient et commença, avec l'aide des Phéniciens, - les Israélites n'entendant rien à l'art de la navigation, - à substituer une voie commerciale maritime passant par la Mer Rouge à celle qui jusqu'ici avait emprunté les routes terrestres pour aller de l'Arabie du sud (Saba) vers le nord. Ce fut l'âge d'or d'Israël, à qui sa maîtrise de toutes les routes commerciales les plus importantes de cette époque rapporta une puissance immense et une grisante profusion de richesses.

Et pourtant, c'est précisément cette suprématie qui devait être la cause de sa ruine. Car bien entendu, les États voisins ne pouvaient en ignorer l'importance économique. Plus le pays prospérait sous David et Salomon, plus il excitait inévitablement la convoitise des grands voisins, dont il se trouvait que leurs capacités militaires augmentaient précisément à cette époque. Notamment en Égypte, où les milices paysannes avaient été remplacées par des mercenaires davantage disposés à mener des guerres offensives. Certes, les forces de l’Égypte n'étaient plus en mesure de conquérir durablement la Palestine, mais pour Israël, cela ne fit qu'empirer la situation. Au lieu de devenir pour une longue période dépendant d'un grand État dont la puissance lui aurait au moins apporté paix et protection contre les ennemis extérieurs, Israël devint l'enjeu des luttes opposant les Égyptiens et les Syriens, plus tard les Assyriens, la Palestine était le champ de bataille sur lequel les uns et les autres s'affrontaient. Aux ravages dus aux guerres qu'Israël devait mener pour son propre compte, s'ajoutaient désormais ceux causés par les grandes armées qui y défendaient là leurs propres intérêts et qui étaient totalement indifférentes au sort de la population autochtone. Et le fardeau des liens de dépendance et des tributs maintenant périodiquement imposés aux Israélites n'était pas allégé par le fait que ce n'était pas toujours le même seigneur qui les leur imposait, que les maîtres ne cessaient de changer au gré capricieux de la fortune des armes, et que chacun d'entre eux, connaissant la précarité de la victoire, essayait de tirer au plus vite le plus de bénéfice possible de cette possession provisoire.

A cette époque, la Palestine était dans une situation analogue à celle dans laquelle se trouvaient par exemple la Pologne au dix-huitième siècle, ou l'Italie, notamment l'Italie du nord, depuis le Moyen-Âge jusqu'au siècle écoulé. Comme la Palestine d'autrefois, l'Italie et la Pologne étaient incapables de mener une politique autonome, et constituaient le champ de bataille et la victime de l'exploitation de grandes puissances étrangères ; la Pologne russe, prussienne, autrichienne ; l'Italie espagnole et française, soumise aussi aux puissances dominantes de l'Empire germanique, et plus tard à l'Autriche. Et comme en Italie et en Pologne, se produisit en Palestine un éclatement national dont les causes étaient sans doute les mêmes : en Palestine comme en Italie, les différentes régions du pays subissaient l'influence disparate de leurs voisins. Le nord du territoire occupé par les Israélites était principalement menacé, mais aussi dominé par les Syriens, ensuite par les Assyriens. Le sud, Jérusalem et son district, pour l'essentiel territoire de la tribu de Juda, était davantage, ou menacé par l’Égypte, ou directement sous sa coupe. Pour Israël proprement dit, une autre politique étrangère que celle de Juda pouvait paraître plus appropriée. Cette différence d'approche dans le domaine des affaires étrangères fut sans doute la cause principale de la scission d'Israël en deux royaumes, par opposition à la période antérieure, où la politique extérieure avait été la raison pour laquelle les douze tribus s'étaient unies contre l'ennemi commun qui les harcelait toutes également, les Philistins.

Mais l'analogie entre la Palestine d'un côté et l'Italie et la Pologne de l'autre se poursuit aussi quand on examine un des effets de cette situation : nous trouvons dans un cas comme dans les autres, le même chauvinisme national, la même susceptibilité nationale, une même détestation des étrangers poussée à un degré qui dépasse tout ce que les antagonismes nationaux produisent chez les autres peuples contemporains. Et ce chauvinisme ne peut que s'accentuer au fur et à mesure que se prolonge cette situation insupportable qui fait continuellement du pays la balle que se disputent les grands voisins et le théâtre de leurs expéditions de pillage.

Étant donné l'importance que, pour des raisons déjà exposées, la religion revêtait en orient, celle-ci ne pouvait manquer d'être gagnée par ce chauvinisme. Les intenses relations commerciales entretenues avec les voisins introduisaient dans le pays aussi leurs conceptions, leurs cultes et leurs idoles religieuses. Mais la haine des étrangers se muait fatalement en haine de leurs dieux, non pas qu'on doutât de leur existence, mais précisément du fait qu'on voyait en eux les soutiens les plus efficaces de l'ennemi.

Rien dans tout cela qui distingue les Hébreux d'autres peuples de l'Orient. Le dieu des Hyksos en Égypte était Sutech. Quand on réussit à les faire partir, leur dieu dut lui aussi laisser la place, il fut identifié au dieu des ténèbres, Seth ou Sutech, dont les Égyptiens se détournaient avec horreur.

Les patriotes d'Israël et leurs guides, les prophètes, ne pouvaient que tourner contre les dieux des étrangers la même fureur que celle qui, par exemple, amena, sous Napoléon, des patriotes allemands à s'emporter contre les modes françaises et la présence de termes français dans la langue allemande.

 

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