1908

Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013

Karl Kautsky

Karl Kautsky

Les origines du christianisme

IVème partie. Les débuts du christianisme.
5. L'évolution de la communauté chrétienne

d. Les évêques

1908

Les débuts des communautés chrétiennes ont connu le même processus que n'importe quelle nouvelle organisation prolétarienne à sa création. Leurs fondateurs, les apôtres, étaient obligés de tout faire, la propagande, l'organisation et la gestion. Mais au bout d'un certain temps, et quand la communauté grossit, se fait sentir le besoin de partager le travail, la nécessité d'attribuer certaines fonctions à certains délégués.

Ce fut d'abord la gestion des recettes et des dépenses qui fut confiée à un responsable de la communauté.

Chaque adhérent pouvait faire de la propagande comme il lui convenait. Même ceux qui s'y consacraient exclusivement, n'avaient, encore au deuxième siècle, pas de mandat délivré par la communauté. Apôtres et prophètes s'instituaient tels de leur propre chef, ou, si on reprend leur perception de la chose, ils suivaient seulement l'appel de Dieu. La considération dont jouissait tel ou tel propagandiste, apôtre ou prophète, et pareillement sans doute le niveau de ses revenus, dépendait de l'impression qu'il faisait, donc de sa personnalité.

Par ailleurs, le respect de la discipline de parti, si l'on peut utiliser ce terme, était l'affaire de la communauté elle-même tant qu'elle était de dimensions réduites et que tous ses membres se connaissaient. C'est elle qui décidait de l'admission des nouveaux membres ; peu importait qui prenait en charge la cérémonie d'admission, le bain par immersion. C'est elle qui décidait des exclusions, qui veillait à ce que la paix règne entre ses membres, qui tranchait toutes les querelles qui pouvaient surgir entre eux. Elle était le tribunal auquel devaient être soumises les plaintes portées par les uns contre les autres. La méfiance des chrétiens vis-à-vis des tribunaux officiels n'était alors pas moindre que celle des social-démocrates d'aujourd'hui. Leur idée de la société se situait au pôle opposé de celle des juges d’État. S'adresser à eux pour obtenir justice aurait été vu comme un péché, notamment quand le différend opposait deux chrétiens. Ainsi était posé le germe du pouvoir judiciaire séparé que l’Église a toujours revendiqué pour ses fidèles face aux tribunaux d’État. Certes, le caractère originel de la juridiction s'est là aussi transformé plus tard en son contraire, car dans les débuts, elle signifiait l'abolition de toute justice de classe, la comparution de l'accusé devant ses propres camarades.

On lit dans la première lettre de Paul au Corinthiens (6, 1 sq.) :

« Lorsque l’un d’entre vous a un désaccord avec un autre, est-ce qu'il ose aller en procès devant les injustes plutôt que devant les saints (c'est-à-dire ses camarades) ? Ne savez-vous pas que les saints jugeront le monde ? Et si c’est à vous qu'il revient de juger le monde, seriez-vous indignes de juger des affaires les plus insignifiantes ? Ne savez-vous pas que nous serons les juges des anges ? Alors pourquoi ne jugerions-nous pas des affaires de propriété ! Et quand vous vous querellez pour savoir à qui appartient ceci ou cela, vous prenez comme juges des gens que vous méprisez ? »

Le maintien de la discipline et de la paix dans la communauté était au départ aussi peu encadré que la propagande, et n'était lié à aucune fonction ni à aucune procédure définies.

En revanche, le facteur économique nécessita de bonne heure l'établissement de règles, d'autant plus que la communauté n'était pas seulement une société de propagande, mais dès le début une association d'assistance mutuelle.

Suivant les Actes des Apôtres, la communauté de Jérusalem ressentit très tôt le besoin de charger certains de ses membres de la collecte et de la distribution des dons des adhérents, notamment de la distribution des plats à table. Diakoneo (διακονέω) xxi signifie servir, et en tout premier lieu faire le service des repas. C'était manifestement à l'origine la fonction principale des diacres, le repas pris en commun étant la mise en œuvre la plus importante du communisme d'origine des chrétiens.

Les Actes des Apôtres racontent :

« En ces jours-là, comme le nombre des disciples augmentait, les frères de langue grecque récriminèrent contre ceux de langue hébraïque, parce que les veuves de leur groupe étaient désavantagées dans le service quotidien (παρεϑεωροῦντο ἐν τῂ διακονίᾳ). Les Douze (apôtres, en fait ils étaient à ce moment-là seulement onze si nous prenons pour argent comptant les récits des évangiles) convoquèrent alors l’ensemble des disciples et leur dirent : Il n’est pas bon que nous délaissions la diffusion de la parole de Dieu pour servir aux tables. Cherchez plutôt sept d’entre vous, des hommes qui ont fait leurs preuves, pleins de raison et de sagesse, et nous les établirons dans cette charge. » (6, 1 à 3).

Le récit rapporte qu'on fit les choses ainsi, et cela s'est sûrement passé réellement de cette manière, c'est dans la nature de la chose en question.

Les apôtres furent donc dispensés du service de table dans la maison du peuple, service auquel ils avaient au départ été astreints, en plus de la propagande, et qui était devenu une contrainte insupportable quand la communauté se développa. Mais les préposés au service, les diacres, durent bientôt eux-mêmes se partager les tâches. Le service de table, comme les travaux de nettoyage et autres tâches annexes, était une fonction très différente de la collecte et de la gestion des cotisations. Cette dernière fonction représentait un poste de confiance de tout premier ordre, notamment quand la communauté grossissait et que les recettes augmentaient. Il y fallait un très haut niveau d'honnêteté, de connaissance des affaires et de générosité sachant le cas échéant aller de pair avec une grande rigueur.

Les diacres furent donc subordonnés à un gestionnaire.

Installer un gestionnaire n'avait rien que de très naturel. Toute coopérative qui possède des biens ou dispose de recettes est obligée d'en avoir un. Dans les coopératives et associations d'Asie Mineure, les chargés de la gestion et des finances portaient le titre d'Epimeletes ou Episkopos (ἐπισκοπος, observateur, surveillant). On utilisait le même terme dans les administrations urbaines pour désigner certains employés de l'administration. Hatch, qui a suivi dans le détail cette évolution et l'a exposée dans un livre auquel nous sommes très redevables sur cette question 143 , cite un juriste romain, Charisius, qui dit : « Les épiscopes (évêques) sont ceux qui surveillent le pain et les autres denrées qui servent à la subsistance quotidienne du peuple des villes. »

L'évêque de la ville était donc un employé dont la tâche principale était de veiller à l'alimentation correcte de la population. Il n'y avait qu'un pas à faire pour donner le même titre au gestionnaire de la « maison du peuple » chrétienne.

Nous avons déjà vu Tertullien parler de la caisse commune de la communauté. La première Apologie de Justin martyr (né vers 100 après J.-C.) nous apprend que sa gestion était remise à un homme de confiance particulier. On y lit :

« Les gens fortunés et volontaires donnent à leur gré quelque chose de ce qui leur appartient, qui est collecté et déposé auprès du responsable ; avec ces dépôts, celui-ci secourt les orphelins et les veuves, ceux qui sont dans l'indigence en raison d'une maladie ou de toute autre cause, les prisonniers et les étrangers de passage, il s'occupe de façon générale de tous les nécessiteux. »

L'évêque était donc le dépositaire de beaucoup de travail, de beaucoup de responsabilité, mais aussi de beaucoup de pouvoir.

Dans les débuts, la charge d'évêque comme celle de ses auxiliaires et des autres fonctionnaires de la communauté était exercée à titre bénévole, en-dehors du travail, et sans rémunération.

« Les évêques et les prêtres de cette époque étaient banquiers, médecins, orfèvres, gardaient les moutons et vendaient leurs produits sur le marché. … Selon les dispositions les plus importantes les concernant qui nous soient parvenues, établies par les anciens synodes provinciaux, les évêques ne devaient pas écouler leurs marchandises en faisant les marchés les uns après les autres ni profiter de leur position pour acheter meilleur marché et vendre plus cher que les autres. » 144

Mais dès que la taille d'une communauté augmentait, il devenait impossible d'assurer ses nombreuses fonctions économiques en plus des activités professionnelles. On fit de l'évêque un employé de la communauté rémunéré par elle.

Mais de ce fait, il restait en permanence en fonction. La communauté avait certes le droit de le démettre à tout moment s'il ne satisfaisait pas ses attentes. Mais il est évident qu'on n'allait pas mettre sur le pavé sans nécessité un homme qu'on avait arraché à sa profession. D'un autre côté, les affaires de la communauté exigeaient un certain savoir-faire et une familiarité avec l'état interne de la communauté que l'on n'acquérait qu'en exerçant ces fonctions pendant un temps assez long. Il était donc dans l'intérêt de la communauté, pour que ses affaires se traitent sans heurts ni cahots, d'éviter tout changement inutile dans l'affectation de la fonction épiscopale.

Mais plus l'évêque restait longtemps en fonction, plus, naturellement, son autorité et sa puissance augmentaient s'il était à la hauteur de la tâche.

Il n'était pas le seul employé permanent de la communauté. La fonction de diacre elle non plus ne pouvait plus, à la longue, être assumée bénévolement. Comme l'évêque, les diacres étaient payés sur les fonds de la caisse commune, mais étaient ses subordonnés. L'évêque devait fonctionner avec eux, et c'était déjà une raison d'écouter ses recommandations lors de leur élection. C'est ainsi qu'il en vint à distribuer les postes, ce qui bien sûr accroissait son influence.

Quand les dimensions de la communauté augmentaient, il lui devenait également impossible de régler elle-même les questions disciplinaires. Non seulement le nombre augmentait, mais aussi la variété des éléments qui la composaient. Si, au début, tous avaient formé une famille dont tous les membres se connaissaient bien entre eux et savaient exactement comment ils réagissaient et pensaient les uns et les autres, s'ils constituaient sans doute une élite d'enthousiastes pleins de dévouement, cela cessa ensuite d'être le cas, et ce d'autant plus qu'ils étaient plus nombreux. La communauté voyait arriver les éléments les plus divers, issus de classes et de régions différentes, qui souvent se considéraient d'un œil surpris, ne se comprenaient pas, et parfois même s'opposaient les uns aux autres – par exemple des esclaves et des propriétaires d'esclaves-, en outre des éléments qui ne venaient pas poussés par l'enthousiasme mais par un froid calcul et ne visaient qu'à exploiter à leur bénéfice la crédulité et le dévouement des adhérents. Venaient s'ajouter des divergences d'opinion – tout cela provoquait inévitablement des querelles, et souvent des querelles qui ne pouvaient être tranchées par une simple discussion au sein de l'assemblée communautaire mais nécessitaient de longues enquêtes sur leur objet.

On chargea donc un collège, le collège des anciens – les « presbytères » – de veiller à la discipline interne et d'arbitrer les conflits, de rapporter devant la communauté sur les cas d'exclusion de membres au comportement inacceptable et sans doute aussi sur l'admission des nouveaux, dont ils devaient célébrer la cérémonie d'accueil, le baptême.

L'évêque, qui connaissait tous les détails de la vie communautaire, était le président naturel de ce collège. Cela lui donnait le pouvoir d'influer sur la police des mœurs et la juridiction. Là où les « presbytères » (d'où est dérivé le terme de « prêtre »), en raison de la croissance de la communauté, devenaient des permanents rémunérés, ils étaient subordonnés, comme les diacres, à l'autorité suprême de l'évêque, le responsable de la caisse communautaire.

Dans les grandes villes, la communauté pouvait facilement se renforcer au point qu'un seul bâtiment ne fût plus suffisant pour accueillir son assemblée. Elle était alors divisée en districts ; dans chaque assemblée de district, un diacre avait la charge de servir les adhérents, et un « presbytère » était délégué par l'évêque pour diriger l'assemblée et le représenter. On procédait de manière similaire avec les faubourgs et les villages. Là où ils étaient limitrophes d'une communauté comme celle de Rome ou d'Alexandrie, le poids de cette dernière était prépondérant, les communautés voisines tombaient d'elles-mêmes sous l'influence de la grande ville et de son évêque qui leur envoyait ses diacres et ses « presbytères ».

Ainsi se constitua progressivement une bureaucratie ayant l'évêque à sa tête et qui devenait de plus en plus autonome et puissante. Il fallait jouir du plus grand prestige pour être élu à un poste aussi convoité. Une fois obtenu, il conférait un tel pouvoir qu'avec un peu d'habileté et de capacités, la volonté de l'évêque, dont les tendances recouvraient à priori celles de la majorité de sa communauté, devienne de plus en plus, notamment dans les questions de personnes, le facteur décisif.

La conséquence en fut que finalement son autorité ne s'exerçait plus seulement sur les personnes chargées de la gestion de la communauté, mais aussi sur celles qui s'occupaient de propagande et de théorie.

Nous avons vu les apôtres refoulés au deuxième siècle par les prophètes. Mais il arrivait assez fréquemment que les uns et les autres entrent en conflit avec l'évêque, qui n'hésitait alors pas à leur faire sentir le poids de son pouvoir financier et moral. Il n'avait en tout cas aucun mal à rendre la vie impossible dans la communauté aux apôtres et aux prophètes, mais aussi aux docteurs, dès lors qu'ils représentaient des tendances qui ne lui agréaient pas. Ce qui n'était sans doute pas rare notamment en ce qui concerne les apôtres et les prophètes.

De préférence, vu la nature de la fonction, on n'élisait pas évêques, c'est-à-dire trésoriers, des enthousiastes dépourvus du sens des réalités, mais des praticiens à l'esprit posé et versés dans les affaires. Ceux-ci savaient parfaitement apprécier la valeur de l'argent, donc aussi la valeur d'un nombre élevé de membres aisés. Les choses étant ce qu'elles sont, c'était donc surtout eux qui représentaient dans la communauté chrétienne le révisionnisme opportuniste, qui s'efforçaient de tempérer la haine des riches et de modérer les enseignements de façon que les riches s'y sentent plus à l'aise.

Les riches, c'était à l'époque aussi les gens instruits. Adapter la communauté aux besoins des riches et des gens instruits, c'était faire reculer l'influence des apôtres et des prophètes et réfuter par l'absurde les tendances qu'ils représentaient, qu'ils pourchassent la richesse d'une haine sans limites par pur immobilisme médiocre ou avec l'enthousiasme d'anciens riches ayant fait don à la communauté de tous leurs biens pour réaliser leur idéal communiste.

Dans la lutte entre rigorisme et opportunisme, ce fut ce dernier qui l'emporta, les évêques vainquirent les apôtres et les prophètes, ceux-ci virent leur liberté de mouvement, et même leur possibilité d'exister dans la communauté décroître à vue d’œil. Ils furent de plus en plus remplacés par des fonctionnaires de la communauté. Comme, à l'origine, chacun avait le droit de prendre la parole à l'assemblée et d'avoir une activité propagandiste, les fonctionnaires pouvaient eux aussi s'y livrer, et ils l'auront vraisemblablement fait à haute dose. Évidemment, on élisait de préférence aux fonctions communautaires les compagnons qui se distinguaient de la masse anonyme par leur talent oratoire plutôt que de parfaits inconnus. Par ailleurs, on attendait sans doute des élus, en sus de leur travail administratif et judiciaire, une activité propagandiste. Chez bien des gestionnaires, cette activité prenait le pas sur leurs attributions d'origine quand la croissance de la communauté créait de nouveaux organes qui venaient soulager les anciens d'une part de leurs tâches. Ainsi, les diacres pouvaient se consacrer davantage à la propagande quand, dans les grandes communautés, leurs fonctions étaient reprises par des hôpitaux, des orphelinats, des hospices, des auberges pour compagnons de passage.

D'un autre côté, le développement de la communauté et de ses fonctions économiques rendait nécessaire une formation préparatoire à l'entrée en fonction dans le poste auquel on avait été élu. Il aurait désormais été trop coûteux et périlleux de laisser chacun s'instruire seulement par sa propre expérience. Les futurs fonctionnaires étaient formés dans la maison de l'évêque et familiarisés avec les obligations des fonctions ecclésiastiques. Là où ils devaient s'occuper aussi de propagande, il était facile de les y former également au même endroit et de leur enseigner les doctrines de la communauté.

L'évêque devenait ainsi le centre, non seulement des activités économiques, mais aussi des activités propagandistes, cette fois encore, l'idéologie était obligée de s'incliner devant l'économie.

Ainsi se forma maintenant une doctrine officielle, reconnue et propagée par la bureaucratie communautaire, une doctrine qui réprimait avec tous les instruments de pouvoir dont elle disposait les conceptions qui s'en écartaient.

Ce qui ne veut pas dire qu'elle était toujours hostile à la culture.

Les tendances que les évêques combattaient étaient celles du communisme prolétarien d'origine, hostiles à l’État et à la propriété. Étant donné l'ignorance des couches populaires subalternes, leur crédulité, l'incompatibilité de leurs espoirs avec les réalités, ces tendances étaient précisément celles qui étaient pénétrées de croyances au miracle et d'exaltation. L’Église officielle ne manquait pas elle non plus de faire des prodiges sur ce terrain, mais les sectes qu'elle persécutait dans les premiers siècles en faisaient encore davantage en matière de délires.

La sympathie avec les opprimés, l'aversion pour toute oppression, ne doit pas nous induire en erreur et nous faire voir automatiquement dans toute opposition à l’Église officielle, dans toute hérésie une conception de niveau supérieur.

La formation dans l’Église d'une doctrine de la foi officielle était encore favorisée par d'autres circonstances.

Nous sommes mal informés des doctrines des premiers temps de la communauté. Divers indices semblent indiquer qu'elles n'avaient guère d'envergure et étaient très simples. Il ne faut surtout pas imaginer qu'on y trouvait déjà tout ce que les évangiles ont posé plus tard comme enseignement de Jésus.

Nous pouvons à la rigueur admettre que Jésus a vécu et a été crucifié, probablement en raison d'une tentative d'insurrection, mais c'est à peu près tout ce que nous savons de lui. Ce qui est rapporté de sa doctrine est si peu attesté, si contradictoire et également si peu original, se réduit tellement à de petites maximes morales très générales qui étaient alors dans la bouche de beaucoup de gens, qu'on ne peut strictement rien en déduire avec assurance sur la doctrine réelle de Jésus. Nous ne savons absolument rien à ce sujet.

Nous sommes d'autant plus en droit d'imaginer les débuts des communautés chrétiennes à peu près à l'image des débuts des associations socialistes, avec lesquelles elles montrent par ailleurs de nombreuses similitudes. Un coup d’œil sur ces débuts ne nous montre nulle part une personnalité au rayonnement supérieur dont la doctrine serait déterminante pour l'évolution ultérieure du mouvement, mais une fermentation chaotique, un tâtonnement hésitant et instinctif de nombreux prolétaires dont aucun ne dépasse significativement l'autre, qui tous sont en gros poussés par les mêmes tendances mais souvent, ici et là, tombent dans les plus étranges bizarreries. C'est un tableau de ce genre que présentent par exemple les débuts du mouvement socialiste prolétarien des années trente et quarante du dix-neuvième siècle. C'est ainsi que la Ligue des Justes, qui allait devenir la Ligue des Communistes, avait déjà une longue carrière derrière elle quand Marx et Engels lui donnèrent un fondement théorique solide avec le Manifeste Communiste. Et cette Ligue elle-même n'était que le prolongement de courants prolétariens encore plus anciens en France et en Angleterre. Sans Marx et Engels, sa doctrine serait encore longtemps restée au stade de la fermentation. Mais les deux pères du Manifeste Communiste ne purent gagner leur position prééminente et décisive que grâce à la maîtrise qu'ils avaient de la science de leur temps.

Rien n'indique, il est même au contraire totalement exclu, que se soit penchée sur le berceau du christianisme une personnalité ayant une solide culture scientifique. Il est dit expressément que Jésus ne dépassait pas en culture ses camarades, qui étaient des prolétaires parmi les plus simples. Ce que Paul met en exergue, ce n'est pas un savoir supérieur, mais son martyre et sa résurrection. C'est cette mort qui fit une profonde impression sur les chrétiens.

A cela correspond le type de prédication du premier siècle.

Les apôtres et les prophètes ne transmettent pas une doctrine arrêtée que d'autres leur auraient transmise, ils parlent comme l'esprit leur vient. Les conceptions les plus diverses s'expriment, les disputes et les querelles remplissent les communautés.

Paul écrit aux Corinthiens :

« Je ne peux pas trouver louable que vos réunions ne mènent pas au bien, mais au mal. Tout d’abord, j’entends dire que quand vous vous réunissez, il y a entre vous des disputes (σχίσματα) , et je crois que c’est assez vrai. Il faut bien qu’il y ait parmi vous des tendances différentes, afin qu’on reconnaisse ceux d’entre vous qui ont une valeur éprouvée (δόκιμοι). » (1. Corinthiens 11, 17, 18)

Cette nécessité qu'il y ait des différences d'orientation, des hérésies (Paul utilise le terme αἱρέσεις) à l'intérieur de la communauté, fut ensuite rejetée par l’Église officielle.

Au deuxième siècle, les tâtonnements cessent. La communauté a une histoire derrière elle. Et au cours de cette histoire, certains articles de foi se sont imposés et ont été reconnus par la grande masse des adhérents. Or, maintenant arrivent dans la communauté des gens instruits qui, d'une part fixent par écrit l'histoire du mouvement et les articles de foi qui leur ont été communiqués oralement, et ce faisant les préservent d'autres modifications ; mais qui, d'autre part, élèvent la doctrine naïve qui leur est présentée au niveau du savoir de leur temps, si peu développé soit-il, et la nourrissent de leur philosophie dans le but de la mettre au goût des classes cultivées et de l'armer contre les objections de la critique païenne.

Pour être admis comme docteur dans la communauté chrétienne, il fallait désormais disposer d'un certain savoir. Les apôtres et les prophètes qui avaient simplement tonné contre les péchés du monde et annoncé sa fin proche ne pouvaient plus suivre.

Ces pauvres diables d'apôtres et de prophètes étaient ainsi pressés et coincés de toutes parts. Leurs entreprises minuscules étaient condamnées à succomber finalement à l'énorme appareil de la bureaucratie chrétienne. Ils disparurent. Quant aux docteurs, ils furent dépouillés de leur liberté et subordonnés à l'évêque. Bientôt, dans l'assemblée, à l'église 145 , plus personne n'osa prendre la parole sans y avoir été habilité par l'évêque. C'est-à-dire personne en-dehors de la bureaucratie dirigée par l'évêque, le clergé 146 , qui se séparait de plus en plus de la masse des compagnons, les laïcs 147 et s'élevait au-dessus d'eux. S'ancre l'image du berger et du troupeau, lequel troupeau est vu comme un troupeau de brebis dociles qui se laissent mener et tondre sans opposer de résistance. Quant au berger en chef, c'est l'évêque.

Le caractère international du mouvement contribuait encore à accroître le pouvoir de l'évêque. Autrefois, c'était les apôtres qui, par leurs pérégrinations perpétuelles, avaient maintenu la cohésion internationale des différentes communautés. Plus l'apostolat reculait, plus il devenait important de trouver d'autres moyens de maintenir les liens et d'assurer la communication entre les communautés. Maintenant, quand surgissaient des questions litigieuses, ou s'il était nécessaire de mettre au point une démarche commune ou un arrangement commun dans une quelconque affaire, les délégués des communautés se réunissaient en congrès, congrès provinciaux mais aussi, depuis le deuxième siècle déjà, congrès à l'échelle de l'empire.

Au début, ces réunions servaient seulement à discuter et à échanger. Elles ne pouvaient pas prendre de décisions à caractère contraignant. Chaque communauté se sentait souveraine. Cyprien, dans la première moitié du troisième siècle, proclamait encore l'indépendance absolue de chaque communauté. Mais il est clair que la majorité bénéficiait à priori d'une prépondérance morale. Peu à peu, cette prépondérance devint contraignante, les décisions de la majorité liaient la totalité des communautés représentées, celles-ci fusionnaient pour ne plus former qu'un seul corps uni et solidaire. Si les communautés perdaient en liberté de mouvement, l'ensemble gagnait désormais en force.

C'est ainsi que fut créée l’Église catholique. 148 Les communautés qui refusaient de se plier aux décisions des congrès (des synodes, des conciles) étaient obligées de quitter la fédération catholique et étaient mises à l'écart de toutes les autres. Et l'individu qui était exclu de sa communauté ne pouvait plus être accueilli dans une autre, il était exclu ipso facto de toutes. Cette exclusion, l'excommunication, produisait maintenant des effets sensiblement plus douloureux.

Tant qu'elle constitua à l'intérieur de l’État un parti, une association particulière, poursuivant ses propres buts, et coexistant avec beaucoup d'autres partis et associations, c'était tout à fait le droit de l’Église d'exclure les membres qui contrevenaient aux buts de la communauté. Elle n'aurait pu remplir ses objectifs si elle s'était privée du droit d'exclure de ses rangs tous ceux qui allaient en sens inverse.

Les choses changèrent quand l’Église devint une organisation remplissant tout l’État, et même toute la société européenne, les États n'en formant que des pièces détachées. L'exclusion de l’Église équivalait alors à l'exclusion de la société humaine, elle pouvait signifier un arrêt de mort.

La possibilité d'exclure ceux qui n’adhèrent pas aux buts poursuivis par la communauté est indispensable pour la formation et le succès des partis, donc pour une vie politique active et féconde, pour un développement politique vigoureux. Elle devient au contraire un moyen d'entraver toute constitution de parti, de rendre impossible toute vie politique, toute évolution politique, si elle est mise en œuvre, non pas par des partis comme organisations séparées dans l’État, mais par l’État lui-même ou une organisation qui en remplit tout l'espace. Cette même liberté d'opinion dont chaque parti démocratique va naturellement exiger le respect de la part de l’État, il serait absurde de l'exiger des partis eux-mêmes. Un parti qui tolère toutes les opinions dans ses rangs cesse d'être un parti. Par contre, l’État qui traque certaines opinions devient par là-même lui-même parti. La démocratie n'a pas à demander que les partis cessent d'être des partis, mais que l’État arrête d'en être un.

D'un point de vue démocratique, il n'y a rien à objecter contre les excommunications, si l’Église n'est qu'un parti parmi beaucoup d'autres. Celui qui ne croit pas aux doctrines de l’Église et ne veut pas se plier à ses prescriptions, n'y a pas sa place. La démocratie n'a aucune raison d'exiger de l’Église qu'elle soit tolérante – mais évidemment seulement si l’Église se contente d'être un parti parmi beaucoup d'autres, si l’État ne prend pas parti en sa faveur, ni surtout ne s'identifie à elle. C'est dans ce cas qu'une politique démocratique des cultes a à intervenir, mais pas pour exiger que l’Église tolère des incroyants en son sein, ce qui n'est qu'une demi-mesure bien médiocre.

Mais si du point de vue démocratique, il n'y a rien à redire au droit d'excommunication de l’Église tant qu'elle n'était pas Église d’État, il y a en revanche bien des critiques à faire sur la façon dont ce droit était exercé à cette époque. Car ce n'était plus la masse des adhérents, mais la bureaucratie qui procédait aux excommunications. Plus le tort ainsi fait à l'individu pouvait être grand, plus augmentait le pouvoir de la bureaucratie ecclésiastique et de son chef, l'évêque.

A cela venait s'ajouter le fait que celui-ci était dans les congrès le délégué de sa communauté. Le pouvoir épiscopal se forma au même moment que celui où s'organisèrent les conciles, et c'est ainsi que ceux-ci furent dès le départ des assemblées d'évêques.

L'autorité et le pouvoir que l'administration des biens de la communauté, le pouvoir de nomination et la direction de tout l'appareil administratif, judiciaire, scientifico-propagandiste de la bureaucratie donnaient à l'évêque, étaient encore renforcés par la prédominance du tout, de l’Église catholique, sur la partie, la communauté. Vis-à-vis d'elle, l'évêque représentait l’Église dans sa totalité. Plus l’Église dans sa globalité était corsetée, plus la communauté était impuissante face à l'évêque, du moins quand celui-ci défendait les tendances de la majorité de ses collègues. « Le cartel des évêques réduisit les laïcs au rang de mineurs sous tutelle. » 149

Les évêques avaient quelques raisons de faire remonter leur pouvoir aux apôtres dont ils estimaient être les successeurs. Comme eux, ils représentaient vis-à-vis de chacune des communautés le lien international qui les fédérait, et c'est de là précisément qu'ils tiraient une part essentielle de leur influence et de leur force.

Dans les communautés, le dernier reste de la démocratie des débuts, le droit d'élire elles-mêmes leurs fonctionnaires, s'étiolait désormais rapidement. Plus se renforçaient l'autonomie et le pouvoir de l'évêque et de ses gens dans la communauté, plus il avait de facilité à l'inciter à désigner les personnes qui lui agréaient. Il devint dans les faits celui qui nommait aux différentes fonctions. Lors de l'élection de l'évêque lui-même, vu la puissance du clergé, les candidats que celui-ci proposait avaient à priori les meilleures chances. En fin de compte, ce ne fut plus que le clergé qui élit l'évêque, la masse des adhérents n'ayant plus que le droit d'en confirmer ou d'en refuser le résultat. Mais cela aussi devenait de plus en plus une simple formalité. La communauté se vit finalement dégradée au rang de multitude et de claque, le clergé lui présentant l'évêque qu'il avait élu pour qu'elle l'acclame dans l'enthousiasme.

A ce stade, il ne restait plus rien de l'organisation démocratique de la communauté, l'absolutisme du clergé était entériné, sa mutation, de « serviteur des serviteurs de Dieu » en maître absolu achevée.

Bien entendu, les biens des la communauté devinrent dans les faits ceux de ses gestionnaires, certes pas leurs biens personnels, mais ceux de la bureaucratie comme corporation. Les biens de l’Église cessèrent d'être la propriété commune des compagnons, pour devenir celle du clergé.

Cette transformation fut puissamment appuyée et accélérée par la reconnaissance du christianisme comme religion de l'empire au début du quatrième siècle. Mais d'un autre côté, la reconnaissance de l’Église catholique par les empereurs ne fut elle-même que la conséquence du renforcement à un niveau inégalé de la bureaucratie et de l'absolutisme épiscopal.

Aussi longtemps que l’Église fut une organisation démocratique, elle était en opposition directe avec ce qui faisait l'essence du despotisme impérial dans l'empire romain. En revanche, la domination absolue de la bureaucratie épiscopale exploitant le peuple pouvait être pour lui un instrument utile. Il ne pouvait se permettre de l'ignorer, il lui fallait s'arranger avec elle, sous peine de la voir lui échapper.

Le clergé était devenu une puissance avec laquelle tout gouvernant de l'empire devait compter. Dans les guerres civiles du début du quatrième siècle, le prétendant au trône qui l'emporta fut celui qui s'était allié au clergé, Constantin.

Les évêques devinrent alors les seigneurs qui gouvernaient l'empire en commun avec les empereurs. Les empereurs présidaient souvent les conciles d'évêques, en retour, ils mettaient le pouvoir d’État à la disposition des évêques pour faire exécuter les décisions des conciles et les excommunications.

En même temps, l’Église obtenait maintenant les droits d'une personnalité juridique pouvant acquérir des biens et en hériter (depuis 321). Son fameux appétit en fut énormément augmenté, les propriétés de l’Église connurent une croissance gigantesque. Et par là s'accrut aussi l'exploitation à laquelle elle se livrait.

L'organisation d'un communisme prolétarien rebelle enfanta ainsi le plus ferme appui du despotisme et de l'exploitation, une source de nouveau despotisme, de nouvelle exploitation.

La communauté chrétienne victorieuse était en tous points l'exact opposé de la communauté qui avait été fondée par des pêcheurs et des paysans pauvres de Galilée et des prolétaires de Jérusalem trois siècles auparavant. Le Messie crucifié était devenu le plus solide appui de la société infâme et corrompue dont la communauté messianique avait espéré qu'il n'en laisserait pas pierre sur pierre.

 

Notes de K. Kautsky

143 Edwin Hatch, L'organisation des églises chrétiennes dans l'Antiquité. Traduit et annoté par A. Harnack, Gießen 1883

144 Hatch, Organisation de l’Église chrétienne, 152, 153.

145 Ecclesia, ἐκκλησία, signifie à l'origine assemblée du peuple.

146 Kleros (κλῆρος), l'héritage, la propriété de Dieu, le peuple de Dieu, les élus de Dieu

147 De laos (λᾶος), le peuple

148 Catholique vient de « holos » (ὅλος), entier, complet, et de « kata » (κατα), en descendant de, concernant, appartenant à. « Katholikos » veut dire concernant la totalité, l’Église catholique est donc l’Église universelle.

149 Harnack, Mission et propagation du christianisme, I, 370. Harnack cite comme exemple du pouvoir que les évêques avaient acquis sur leurs communautés l'évêque Trophime. Lorsque, dans une période de persécutions, celui-ci se convertit au paganisme, la majorité de sa communauté le suivit. « Mais quand il se renia et fit pénitence, il fut aussi suivi par les autres, qui ne seraient pas revenus à l’Église si Trophime n'avait pas été leur chef. »

Note du traducteur

xxi Diakoneo : l'étymologie est plus évidente en allemand (Diakon) qu'en français (diacre)

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