1908

Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013

Karl Kautsky

Karl Kautsky

Les origines du christianisme

IIIème partie. Le judaïsme.
1. Israël

c. L'idée de Dieu dans l'ancien Israël

1908

Les idées que les peuples naturels se font de la divinité sont au plus haut point indéterminées et confuses, elles n'ont nullement la netteté et la précision que l'on trouvera ensuite dans les mythologies savantes. Les différentes divinités ne sont ni conçues clairement ni nettement distinguées les unes des autres ; ce sont des personnalités mystérieuses et inconnues qui agissent sur la nature et les hommes, mais qui au départ sont encore plus floues et nébuleuses que les apparitions dans les songes.

Le seul point qui les départage de façon tangible est leur localisation. Chaque lieu qui stimule particulièrement l'imagination de l'homme naturel, lui apparaît comme étant le siège d'une divinité donnée. Des montagnes élevées, des rochers, des bosquets situés dans un paysage particulier, des arbres géants remontant à l'origine des âges, des sources, des grottes, se voient attribuer un caractère sacré comme sièges des dieux. Mais il y a aussi des pierres ou des morceaux de bois aux formes étranges qui peuvent être vus comme abritant une divinité, comme des sanctuaires dont la possession assure le concours de la divinité qui y réside. Chaque tribu, chaque clan cherchait à posséder un sanctuaire de ce genre, un fétiche de ce type. Cela s'applique aussi aux Hébreux, leur représentation du divin correspondait, à l'origine, totalement à ce stade, fort loin de tout monothéisme. Les objets sacrés des Israélites ne semblent avoir d'abord été que des fétiches, depuis « l'idole » (téraphim) que Jacob dérobe à son beau-père Laban, jusqu'à l'arche sacrée dans laquelle se trouve Yahvé et qui rapporte victoire, pluie et richesse à celui qui la possède légitimement. Les pierres sacrées adorées des Phéniciens et des Israélites portaient le nom de Betel, maison de Dieu.

Les dieux des différentes localités et des fétiches ne sont, à ce stade, pas encore nettement individualisés, ils portent souvent le même nom, ainsi chez les Israélites et les Phéniciens, par exemple, beaucoup de dieux s'appelaient El (pluriel : elohim), d'autres s'appelaient chez les Phéniciens Baal, le Seigneur. « En dépit de leur appellation commune, tous ces Baals étaient en soi considérés comme différents les uns des autres. Pour les distinguer, on se contente fréquemment d'ajouter seulement le nom du lieu où était vénéré le dieu en question. » 60

Dans la conscience populaire, il ne devint possible de faire plus nettement la différence entre ces divinités, qu'à partir du moment où les arts plastiques se furent suffisamment développés pour être capables d'individualiser et d'idéaliser les figures humaines, capables de créer certaines figures dotées d'attributs particuliers, une grâce, une majesté, une taille, ou encore un aspect terrible, qui les élevaient bien au-dessus de l'humanité ordinaire. Le polythéisme avait alors acquis une base matérielle, les êtres invisibles devenaient visibles, et de ce fait, tout le monde pouvait les imaginer sous les mêmes traits ; désormais, on sépara durablement les différents dieux les uns des autres, toute confusion était devenue impossible. Maintenant, il était possible de faire sortir certaines figures particulières de la foule chaotique des innombrables esprits tourbillonnant dans l'imaginaire de l'homme naturel, et de les individualiser.

L'Egypte nous en fournit un exemple éclairant : le nombre des dieux individuels augmente au fur et à mesure du développement des arts plastiques. En Grèce, ce n'est sûrement pas un hasard si coïncident dans le temps l'essor de l'industrie artistique et de la représentation humaine dans l'art sculptural d'une part, et de l'autre la diversification et l'individualisation les plus poussées du monde divin.

En raison de leur arriération dans le domaine de l'industrie et des arts, les Israélites n'ont pas pris part à ce mouvement caractéristique des peuples industriellement et artistiquement développés, à ce refoulement du fétiche, censé être le lieu de l'esprit ou du dieu, au bénéfice de sa représentation. Sous ce rapport aussi, ils en sont restés au stade de la mentalité bédouine. Il ne leur venait pas à l'esprit de représenter en images leurs propres dieux. Les seules représentations divines auxquelles ils aient été confrontés, étaient celles des dieux des étrangers, des ennemis. Importées de l'étranger ou imitées de l'étranger. D'où la haine des patriotes pour ces images.

Il y avait là un signe d'arriération, mais c'est précisément ce qui allait frayer la voie à un progrès, et faciliter chez les Israélites le pas qui allait leur faire dépasser le polythéisme, dès qu'ils entrèrent en contact avec le monothéisme philosophique et éthique surgi dans diverses grandes villes au stade suprême du développement du monde antique et dont nous avons déjà indiqué les racines. Là où la conscience populaire avait intégré les images des dieux, le polythéisme était solidement enraciné, et ne pouvait pas si aisément être dépassé. Par contre, l'indétermination de la représentation divine, la similitude dans les noms des divinités des diverses localités, ouvraient la voie à la popularisation de l'idée d'un seul dieu, en regard duquel tous les autres esprits invisibles n'étaient que des êtres d'une espèce inférieure.

Ce n'est en tout cas pas un hasard si toutes les religions populaires monothéistes se sont formées dans des nations encore prises dans les modes de pensée du nomadisme et dépourvues d'industries et d'arts de haut niveau : à côté des Juifs, ce sont les Perses et plus tard les Arabes de l'Islam qui ont adopté le monothéisme aussitôt après être entrés en contact avec une culture urbaine de niveau supérieur. Il n'y a pas que l'Islam, le zoroastrisme aussi est à compter au nombre des religions monothéistes. Il ne connaît lui aussi qu'un seul seigneur et créateur du monde, Ahuramazda. Angra Mainyu (Ahriman) est, comme Satan, un esprit subordonné.

Que des formes attardées aient plus de facilité que des formes avancées à endosser et développer un progrès, peut paraître singulier, mais c'est un phénomène qui se manifeste déjà dans le développement des organismes. Des formes hautement développées ont souvent moins de facultés d'adaptation et s'éteignent plus facilement, alors que des formes inférieures, qui ont moins spécialisé leurs organes, peuvent plus facilement les adapter à de nouvelles conditions et sont pour cette raison davantage capables de continuer à faire avancer le progrès.

Mais chez l'être humain, les organes n'évoluent pas seulement inconsciemment - à côté de ses organes physiques, il élabore en toute conscience d'autres organes, artificiels, dont il peut apprendre la fabrication auprès d'autres êtres humains. De ce fait, si l'on considère uniquement ces formes artificielles, des individus, ou des groupes, peuvent même sauter des étapes entières de l'évolution, mais à vrai dire seulement si le stade supérieur a déjà, avant eux, été atteint par d'autres, auxquels ils vont l'emprunter. Il est bien connu que l'éclairage électrique a été adopté dans beaucoup de villages de paysans plus facilement que dans les grandes villes qui avaient déjà investi un capital important dans l'éclairage au gaz. Le village pouvait passer de la lampe à huile à la lumière électrique en sautant l'étape du gaz d'éclairage ; mais seulement parce que, dans les grandes villes, le savoir technique était parvenu à la fabrication de la lumière électrique. Le village n'aurait jamais pu développer ce savoir par ses propres forces. De la même manière, le monothéisme fut plus facilement adopté par la masse populaire des Juifs et des Perses que par la masse des Égyptiens, des Babyloniens et des Hellènes, mais l'idée est d'abord née chez les philosophes de ces nations de haute civilisation.

Cependant, à l'époque qui nous intéresse pour le moment, celle qui précède l'exil, nous n'en sommes pas encore là. Le culte primitif des dieux est encore dominant.

 

Note de K. Kautsky

60 Pietschmann, Histoire des Phéniciens, p. 183, 184

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