1908

Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013

Karl Kautsky

Karl Kautsky

Les origines du christianisme

IIIème partie. Le judaïsme.
1. Israël

a. Migrations des peuples sémitiques

1908

Une profonde obscurité enveloppe les origines de l'histoire israélite, tout autant, sinon plus que celles de l'histoire grecque ou romaine. Non seulement l'histoire de ces débuts, en effet, n'a, pendant des siècles, été transmise que par la voie orale, mais en outre, quand plus tard, on se mit à recueillir et à coucher par écrit les vieilles légendes, elles furent déformées de la façon la plus tendancieuse. On ferait totalement fausse route à chercher dans la Bible une retranscription de l'histoire réelle. Il y a sans doute un noyau historique dans ces récits, mais il est extraordinairement difficile à dégager.

Ce n'est qu'après le retour de l'exil à Babylone, au cinquième siècle, qu'a été rédigée la version qui nous est parvenue des « Saintes Écritures ». Toutes les traditions ancestrales ont été à cette époque-là refaçonnées sans vergogne et enrichies d'ajouts au service des objectifs poursuivis par un clergé qui commençait à asseoir sa domination. Toute l'histoire du judaïsme ancien en fut complètement retournée. Et cela concerne notamment tout ce qui a trait à la religion d'Israël dans la période précédant l'exil.

De multiples témoignages attestent que, lorsque le peuple juif de retour d'exil fonda à Jérusalem et ses environs une entité politique propre, celle-ci, très vite, en raison de ses spécificités, attira l'attention étonnée des autres peuples. En revanche, aucun témoignage de nature analogue ne nous est parvenu concernant la période antérieure à l'exil. Jusqu'à la destruction de Jérusalem par les Babyloniens, les Israélites était, aux yeux des autres nations, un peuple parmi les autres, en rien différent de n'importe lequel d'entre eux. Rien de particulier ne le distinguait. Et nous avons de bonnes raisons d'admettre qu'effectivement, les Juifs ne se faisaient remarquer par absolument rien d'insolite.

La rareté et le caractère douteux des sources qui nous ont été transmises rendent impossible de dresser un tableau parfaitement digne de foi de l'ancien Israël. L'examen critique de la Bible mené par des théologiens protestants a certes démontré que bien des choses y relèvent de la falsification et de la pure invention, mais ils continuent beaucoup trop à prendre pour argent comptant tout ce qui n'a pas été détecté comme étant un faux manifeste.

Pour retracer l'évolution de la société israëlite, nous en sommes réduits pour l'essentiel aux hypothèses. Les récits de l'Ancien Testament nous seront utiles dans la mesure où nous aurons la possibilité de les comparer avec ce que l'on peut savoir de peuples qui étaient dans des situations analogues.

Les Israélites entrent dans l'histoire à partir du moment où ils envahissent le pays des Cananéens. Tous les récits ayant trait à la période où ils étaient nomades sont, soit de vieilles légendes que l'on se transmettait dans la tribu et qui ont subi des arrangements tendancieux, soit de simples fictions, soit de pures et simples inventions tardives. Au moment où ils apparaissent dans l'histoire, ils sont partie prenante d'une grande vague de migration des peuples sémites.

Dans l'Antiquité, les migrations jouaient un rôle analogue à celui que jouent aujourd'hui les révolutions. Dans le chapitre précédent, nous avons vu la décadence de l'empire romain et comment se prépara le déferlement des barbares germaniques, ce qu'on appelle les invasions barbares. Ce n'était pas du jamais vu. L'orient antique avait connu à plusieurs reprises des événements de ce genre, sur une plus petite échelle, mais avec des causes similaires.

Dans un certain nombre de bassins fertiles de grands fleuves de l'orient, se développa de bonne heure une agriculture qui produisait d'abondants surplus en vivres. Cette situation permettait qu'à côté des cultivateurs vive et travaille une population nombreuse composée d'autres personnes que des paysans. L'artisanat, les arts et les sciences y prospéraient, mais il se constituait aussi une aristocratie qui se consacrait exclusivement au maniement des armes et dont la fonction devenait d'autant plus indispensable que la richesse de la zone fluviale attirait des guerriers nomades du voisinage qui y faisaient des incursions prédatrices. Si le paysan voulait cultiver son champ tranquillement, il avait besoin de la protection de ces aristocrates, il fallait donc qu'il la paie. Mais l'aristocratie, une fois arrivée au plein de sa vigueur, cédait facilement à la tentation d'utiliser sa force militaire pour augmenter ses revenus, et ce d'autant plus que la floraison de l'artisanat et des beaux-arts donnait naissance à toutes les variétés possibles de luxe, et que pour y accéder, il fallait des richesses considérables.

C'est ainsi que se met en place l'oppression qui pèse sur les paysans, mais que commencent aussi les expéditions militaires des aristocrates accompagnés de leurs vassaux qui, forts de la supériorité de leur armement, attaquent les peuples voisins pour y faire butin d'esclaves. Alors est introduit le travail contraint, qui va mener la société dans la même impasse que celle où devait finir plus tard la société de l'empire romain. Le paysan libre est ruiné et remplacé par des travailleurs forcés. Mais les bases de la force militaire du royaume s'en trouvent sapées. Et en même temps, malgré son armement de pointe, l'aristocratie, amollie par un luxe toujours croissant, perd sa supériorité guerrière.

Elle perd la capacité de remplir la fonction à laquelle elle doit sa position sociale : celle de défendre la communauté contre les incursions de voisins prédateurs. Ceux-ci perçoivent de mieux en mieux la faiblesse de cette proie si opulente et si tentante, ils se pressent de plus en plus nombreux à ses frontières, et finissent par les submerger, déclenchant ainsi un mouvement qui entraîne à leur tour des peuples affluant sur les pas des précédents, et qui ne se stabilise pas de sitôt. Une partie des envahisseurs prend possession de la terre et constitue une nouvelle classe de paysans libres. D'autres, plus forts, forment une nouvelle aristocratie militaire. A ses côtés, l'ancienne aristocratie, maintenant gardienne des arts et des sciences de l'ancienne civilisation face aux conquérants barbares, peut encore maintenir une position dominante, mais elle n'est plus une caste de guerriers, elle n'est plus qu'une caste de prêtres.

Le mouvement une fois stabilisé, l'évolution suit de nouveau cette trajectoire circulaire qui pourrait peu ou prou être rapprochée de la succession des phases de prospérité et de crise de la société capitaliste – à cette différence près, qu'il s'agit d'un cycle qui ne s'étend pas sur dix ans, mais souvent sur plusieurs centaines d'années, une succession de cycles dont on n'est sorti qu'avec le mode de production capitaliste, de même que seule la production socialiste permettra de sortir des crises cycliques d'aujourd'hui.

Ce mouvement s'est répété de cette façon pendant des millénaires dans les régions les plus variées d'Asie et de l'est de l'Afrique du nord, et les exemples les plus éclatants en sont situés là où de larges vallées fluviales très fertiles jouxtaient des steppes ou des déserts. Les premières produisaient d'immenses richesses, mais finissaient dans une corruption sans fond et dans le relâchement des mœurs. Les seconds étaient propices au développement de peuples nomades pauvres, mais aguerris, toujours prêts à changer de cantonnement s'ils avaient en vue un butin, et qui, dans des circonstances favorables, étaient capables d'affluer rapidement de territoires éloignés pour rassembler en seul point des troupes innombrables pour se lancer avec une impétuosité dévastatrice à l'assaut d'une région donnée.

Au nombre des vallées fluviales de ce type, il y avait celles du Fleuve Jaune (Huang He) et du Yang Tsé Kiang, dans lesquelles se forma l'Etat chinois ; celle du Gange, où se concentrait la richesse de l'Inde ; celle de l'Euphrate et du Tigre, berceau des puissants empires de Babylone et d'Assyrie, et enfin la vallée du Nil, l’Égypte.

En revanche, l'Asie Centrale, d'un côté, l'Arabie, de l'autre, étaient des réservoirs inépuisables de guerriers nomades qui menaient la vie dure à leurs voisins et profitaient de leur faiblesse périodique pour y immigrer en masse.

Dans ces périodes de faiblesse, de façon récurrente, des vagues de Mongols, par endroits aussi des vagues de peuples dits indo-européens, se répandaient aux confins de la civilisation. D'Arabie venaient les peuples qu'on désigne globalement par le nom de Sémites. Le but de leurs expéditions étaient la Babylonie, l'Assyrie, l’Égypte, et la zone côtière méditerranéenne qui les sépare.

Une nouvelle grande migration sémite se produit vers la fin du deuxième millénaire avant J.-C. Elle pénètre en Mésopotamie, en Syrie, en Égypte, et prend fin aux alentours du onzième siècle. Au nombre des tribus sémites qui conquirent alors des terres de civilisation voisines, il y avait aussi les Hébreux. Il est tout à fait possible que, dans leurs pérégrinations de bédouins, ils aient séjourné antérieurement aux frontières de l’Égypte et dans le Sinaï, mais c'est seulement après s'être sédentarisés en Palestine, que l'hébraïsme se constitue définitivement, qu'il se dégage du stade instable de l'errance et du nomadisme, stade qui ne connaît pas la formation de nations durables d'une certaine taille.

 

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