1908

Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013

Karl Kautsky

Karl Kautsky

Les origines du christianisme

IIème partie. La société romaine à l'époque impériale.
3. Climat intellectuel et moral de la Rome impériale

a. Perte des repères

1908

Nous avons vu qu'à l'époque où le christianisme se forma, les formes traditionnelles de la production et de l’État étaient en pleine décomposition. Ce fut de la même manière une époque de désagrégation totale des formes traditionnelles de la pensée. Une époque prise dans un mouvement général de recherche et de tâtonnements en quête de nouvelles formes de pensée. En même temps, l'individu se sentait totalement renvoyé à lui-même, car tout ce qui avait constitué jusqu'ici un cadre solide et une référence, la communauté, ou la propriété commune territoriale vii était en plein processus de dislocation, entraînant avec elle les principes moraux qui y étaient liés. Émergea un nouveau mode de pensée dont l'un des traits marquants était l'individualisme. Être individualiste ne signifie jamais que l'on se détache complètement du cadre de la société. Ceci est parfaitement impossible. L'individu humain ne peut vivre que dans la société et par elle. Mais la notion d'individualisme signifie que perd de sa vigueur la structure sociale où jusqu'ici les individus grandissaient et se formaient, et qui pour cette raison leur apparaissait comme naturelle et allant de soi, et qu'ils sont désormais mis en demeure de se frayer eux-mêmes leur propre chemin en-dehors de ce cadre périmé. Et cela n'est possible que s'ils constituent de nouvelles organisations sociales en s'associant avec ceux qui partagent les mêmes intérêts et les mêmes besoins. La nature de ces organisations est certes déterminée par la situation objective et ne dépend pas du libre-arbitre des individus. Mais pour l'individu, elles ne sont pas, à l'image des organisations héritées du passé, déjà achevées et toutes prêtes, c'est à lui qu'il revient de les créer en lien avec ceux dont les aspirations vont dans la même direction, ce qui ne va pas sans de multiples méprises et les plus vives controverses, des luttes d'opinions et des expérimentations diverses d'où ressortent finalement de nouveaux organismes adaptés aux nouvelles conditions, et qui peuvent durer et offrir aux générations suivantes un cadre de référence aussi solide que l'étaient les précédents et auxquels ils se substituent. Dans ces périodes intermédiaires, il semble qu'au lieu que ce soit la société qui détermine l'individu, ce soit l'inverse, que la configuration de la société, ses tâches et ses finalités procèdent entièrement de sa libre volonté.

Ce type d'individualisme, c'est-à-dire la recherche individuelle et tâtonnante de nouveaux modes de pensée et de nouvelles formes d'organisation, a par exemple caractérisé l'époque de transition entre le féodalisme en décomposition et le libéralisme, alors que celui-ci n'avait encore pas eu le temps de mettre en place un autre mode d'organisation, un processus au bout duquel, progressivement, les organisations des ouvriers et des entrepreneurs nouvellement surgies sont devenues les constituants décisifs de la société capitaliste.

Formation de nouvelles organisations, dissolution des anciennes, les premiers siècles de l'empire romain rappellent beaucoup le dix-neuvième siècle. Une ressemblance qui vient également de ce que ce processus est le plus marqué et avance le plus rapidement dans les grandes villes, et que toute la vie sociale est de plus en plus déterminée par celles-ci.

A l'époque où la paysannerie était vigoureuse et se suffisait à elle-même, la vie sociale n'était guère objet de réflexion, elle était réglée par la coutume. En revanche, c'est la nature qui suscitait les interrogations, car le paysan était constamment aux prises avec elle, elle lui réservait quotidiennement de nouvelles surprises, il était complètement dépendant d'elle, il devait s'en rendre maître pour exister. La cause, le pourquoi des phénomènes naturels, était de ce fait une question qu'il ne pouvait manquer de se poser. Il chercha tout d'abord, naïvement, à les expliquer en personnifiant les diverses forces naturelles, en présumant l'existence de nombreuses divinités à l’œuvre dans la nature, mais ce questionnement contenait déjà en germe la démarche des sciences de la nature, qui est impulsée par les mêmes questions, celles sur le pourquoi, sur les causes de toutes choses. A partir du moment où on commença à percevoir un lien régulier et nécessaire entre la cause et l'effet dans les phénomènes naturels, où on reconnut qu'il ne dépendait pas des humeurs de divinités personnelles, la route des sciences de la nature était ouverte.

Certes, ce n'étaient pas les paysans, totalement dépendants de la nature, qui étaient en mesure d'ouvrir la voie. Ils se soumettaient aveuglément aux forces naturelles, qu'ils ne cherchaient pas à maîtriser par la connaissance, mais à infléchir par des prières et des offrandes. La connaissance scientifique de la nature n'est possible que dans les villes, où l'être humain ne perçoit pas aussi immédiatement et avec autant de force combien il dépend d'elle, et il est de fait en mesure de commencer à l'observer avec détachement. C'est là aussi et là seulement que se formait une classe dominante qui avait le loisir de cultiver les observations et et ne se laissait pas aller à consacrer son temps libre aux seuls plaisirs physiques, à la différence du grand propriétaire terrien établi à la campagne, là où la production exige force et endurance, et où le loisir et l'abondance ne produisent que des distractions grossières comme chasses à courre ou festins.

La philosophie de la nature a commencé dans les villes. Mais peu à peu, les villes ont grossi, elles devinrent des grandes villes, si bien que leur population se mit à perdre le contact avec la nature et de ce fait tout intérêt pour elle. L'évolution conférait de plus en plus à ces grandes villes la direction de la vie intellectuelle comme de la vie économique de vastes territoires. Et cette même évolution disloquait, comme nous l'avons vu, tous les cadres sociaux, les organisations et les modes de pensée traditionnels qui avaient été la référence de l'individu. En même temps, elle aiguisait de plus en plus les oppositions de classes, déchaînait une lutte de classes toujours plus acharnée qui parfois allait jusqu'au bouleversement de toutes les relations traditionnelles. Ce n'était pas la nature maintenant, mais la société, qui apportait tous les jours son lot de surprises, confrontait les hommes quotidiennement à des tâches complètement nouvelles, et leur posait inlassablement jour pour jour la même question : que faire ?

Il ne s'agissait plus de connaître le pourquoi dans la nature, mais de savoir comment faire dans la société, ce n'était plus la connaissance des rapports naturels et nécessaires, mais la définition en apparence totalement libre des buts qu'on assigne à la société, qui était au centre des préoccupations. L'éthique prit le relais de la philosophie de la nature, sous la forme de la recherche du bonheur individuel. Cela avait déjà été le cas dans le monde hellénique après les guerres contre les Perses. Dans les arts et les sciences, le monde romain, nous l'avons vu, ne fit que plagier le monde grec, ne s'étant assimilé que par le pillage, pas par le travail, ses trésors tant intellectuels que matériels. Les Romains entrèrent en contact avec la philosophie grecque à un moment où, déjà, l'intérêt pour l'éthique avait dépassé celui pour la connaissance de la nature. C'est ainsi que la pensée romaine s'est peu préoccupée de philosophie de la nature et a tout de suite porté son attention du côté de l'éthique.

Dans les premiers siècles de l'époque impériale, cette philosophie était particulièrement dominée par deux tendances : celle d’Épicure et celle du stoïcisme.

Pour Épicure, la philosophie était une activité qui, en maniant les concepts et les preuves, menait à une vie heureuse. Il pensait atteindre ce but par la quête du plaisir, mais d'un plaisir raisonnable, durable, pas du plaisir débauché et passager des sens, qui ruine la santé et les fortunes, et donc débouche sur le déplaisir.

C'était une philosophie parfaitement adaptée à une classe d'exploiteurs qui ne pouvaient faire usage de leur richesse qu'en la consommant. Des règles raisonnables qui encadrent une vie de plaisirs, c'était juste ce dont ils avaient besoin. Mais cette doctrine n'offrait pas de consolation à ceux – et leur nombre ne cessait d'augmenter – qui avaient déjà fait naufrage physiquement, spirituellement ou financièrement ; pas aux pauvres et aux misérables, mais pas non plus à ceux que la surabondance de plaisirs avait saturés et dégoûtés. Pas plus qu'à ceux qui portaient encore un certain intérêt aux formes traditionnelles de la chose publique et poursuivaient des objectifs dépassant leur propre personne ; aux patriotes qui assistaient navrés et impuissants à la décadence de l’État et de la société, mais ne pouvaient rien y faire. Pour tous ceux-là, les jouissances de ce monde étaient fades et vaines. Ils se tournèrent alors vers la doctrine stoïcienne qui cherchait le bien suprême, la félicité unique, non dans le plaisir, mais dans la vertu. Les biens matériels, la santé, la richesse, etc., étaient, selon elle, tout aussi indifférents que les maux matériels.

Cela finit par conduire un nombre important de personnes à tourner le dos au monde, à mépriser la vie, et même à aspirer à la mort. Les suicides se multiplièrent dans la Rome impériale, c'était carrément à la mode.

Le citoyen d'une des collectivités de l'antiquité classique se sentait partie prenante d'un grand ensemble qui lui survivait après sa mort, qui, par rapport à lui, était immortel. Il continuerait à vivre dans sa communauté, celle-ci porterait les traces de son activité, il n'avait besoin d'aucune autre immortalité. Effectivement, chez les peuples de l'antiquité qui n'ont pas derrière eux une longue évolution culturelle, nous trouvons, ou bien une absence totale de point de vue sur la survie après la mort, ou bien des représentations issues du besoin de s'expliquer les apparitions de personnes décédées dans les rêves : une existence pitoyable, fantomatique, dont il valait mieux se passer. On connaît les lamentations de l'ombre d'Achille :


J'aimerais mieux cultiver les champs comme journalier,

pressé par le besoin, sans héritage et sans aisance,

que régner sur la foule entière des morts !

(Odyssée, XI, 489-491)


L'hypothèse d'une vie fantomatique après la mort était, je répète, naïve, elle était destinée à expliquer certaines apparitions en rêve, mais ne répondait pas à un besoin profondément éprouvé.

Les choses changèrent quand la cité se mit à dépérir et l'individu à s'en détacher. Il n'avait plus le sentiment que son activité continuait à vivre dans un État pour lequel il n'avait qu'indifférence, et même souvent hostilité, et pourtant l'idée d'un total anéantissement lui était insupportable. C'est ainsi que se forma une peur de la mort qui avait été étrangère à l'antiquité. La lâcheté se répandit, la mort devint un épouvantail, alors qu'auparavant, elle avait été la sœur du sommeil.

Le besoin d'une doctrine affirmant l'immortalité de l'individu, non pas survivant comme une ombre sans consistance, mais comme un être ayant atteint la béatitude, se faisait donc de plus en plus sentir. Bientôt, on ne chercha plus la félicité ici-bas, pas plus dans les plaisirs que dans la vertu, mais dans l'accès à un au-delà supérieur, auquel la vie misérable sur terre ne faisait que préparer. Cette conception trouvait un fondement solide dans la doctrine de Platon, et l'école stoïcienne se développa aussi dans ce sens.

Platon admettait déjà l'existence d'une vie dans l'au-delà, où les âmes continuaient à vivre séparées de leur corps, et où elles recevaient récompense ou châtiment pour leurs agissements terrestres. Dans le 13ème chapitre du 10ème livre de la « République », il évoque un Pamphylien mort au combat. Le douzième jour après sa mort, alors qu'il devait être incinéré, il se releva soudain et raconta que son âme, après avoir quitté son corps, était arrivée à un merveilleux endroit traversé de brèches qui pour les unes ouvraient sur le chemin du ciel, et pour les autres vers l'intérieur de la terre. Des juges siégeaient là, et jugeaient les âmes qui arrivaient. Celles qui étaient reconnues justes étaient envoyées à droite en direction du ciel, une contrée d'une beauté inimaginable. Les âmes injustes, elles, étaient précipitées à gauche vers l'intérieur de la terre, dans un abîme souterrain où elles devraient expier dix fois leurs péchés. Les méchants irrécupérables enfin étaient empoignés, ligotés et torturés par des sauvages tout en flammes. Les deux premières catégories, les âmes qui arrivaient dans le gouffre souterrain, comme celles qui étaient au ciel, commençaient une nouvelle vie au terme de mille années. Le Pamphylien, qui, selon ses dires, avait assisté à tout cela, avait reçu comme mission de venir le raconter, et était alors comme par miracle revenu à la vie.

On ne peut s'empêcher de penser au ciel et à l'enfer du dogme chrétien, aux brebis à droite et aux boucs à gauche, au feu éternel qui attend dans l'enfer (Mathieu 25, 33, 41) et aux morts qui ressuscitent « quand mille ans seront accomplis » (Apocalypse 20, 5) etc. Et pourtant Platon a vécu au quatrième siècle avant J.-C.

Et la phrase suivante n'a-t-elle pas une résonance toute chrétienne : « Le corps est le fardeau et le châtiment de l'esprit. Il pèse sur l'esprit et le ligote » ?

Et pourtant elle n'a pas été écrite par un chrétien, mais par le précepteur et ministre de Néron persécuteur des chrétiens, le philosophe stoïcien Sénèque.

Même tonalité dans un autre passage  :

« L'âme est masquée, recouverte, contaminée, par cette enveloppe charnelle, séparée de ce qui est le vrai et qui lui appartient en propre, plongée dans un mirage trompeur ; toutes ses batailles, elle les mène contre la chair qui pèse sur elle. Elle aspire à retourner au lieu d'où elle a été envoyée : un repos éternel l'y attend, où le pur et le limpide l'attend après la confusion épaisse de ce monde. »

Et on trouve encore chez Sénèque une foule étonnante d'autres tournures qui réapparaissent dans le Nouveau Testament. Sénèque dit par exemple : « Revêts-toi de l'esprit d'un grand homme ». Bruno Bauer rapproche à juste titre cette expression de celle de Saint-Paul dans sa lettre aux Romains :  « Revêtez le Seigneur Jésus Christ (3,27) ». On a conclu de ces concordances que Sénèque aurait puisé à des sources chrétiennes, et même qu'il aurait été lui-même chrétien, une hypothèse qui ne pouvait naître que dans le cerveau d'un chrétien. Par ailleurs, Sénèque a écrit avant qu'aient été rédigées les différentes parties du Nouveau Testament. Si jamais quelqu'un a emprunté quelque chose, on serait plutôt en droit de supposer que les chrétiens ont puisé dans les écrits largement répandus du philosophe à la mode de cette époque-là. Mais on est tout autant fondé à supposer que d'un côté comme de l'autre, on a utilisé des expressions qui à ce moment-là étaient dans la bouche de tout un chacun.

C'est ainsi par exemple que Pfleiderer estime que l'expression « revêtir le Christ » a son origine dans le culte de Mithra qui était très répandu dans la Rome impériale. Voici un extrait de ce qu'il écrit à propos de l'influence de ce culte sur les conceptions chrétiennes :

« Les sacrements du culte de Mithras comprenaient également le repas consacré [la Cène], où le pain consacré et une coupe d'eau ou bien de vin servaient de symboles mystiques pour communiquer la vie divine aux fidèles, ceux-ci venant à cette célébration la figure couverte d'un masque d'animal pour indiquer, par cette reproduction des attributs du dieu Mithra, que les concélébrants avaient « revêtu » leur dieu, autrement dit, qu'ils étaient entrés dans une communauté de vie intime avec lui. Il y a évidemment un parallèle avec le dogme paulinien de la Cène du Seigneur considérée comme une communion « du corps et du sang du Christ » (1. Corinthiens 10,16), le Christ que celui qui est baptisé a « revêtu » (Galates 3, 27) » (Pfleiderer, La naissance du christianisme, 1907, p.130)

Sénèque n'est pas le seul philosophe de son époque qui ait rédigé ou utilisé des expressions qui ont pour nos oreilles une résonance chrétienne.

Les idées que nous sommes en train d'examiner, celles sur l'immortalité de l'âme et sur l'au-delà, avaient en particulier des partisans de plus en plus nombreux à l'époque des débuts du christianisme. Ainsi le Juif Philon d'Alexandrie, qui vivait au début de notre ère, et qui conclut son premier livre sur les allégories de la loi par la phrase suivante :

« Héraclite aussi a dit : « Nous vivons la même mort qu'eux (les dieux) et sommes morts de la même vie qu'eux » ; puisque, tant que nous vivons, l'âme est morte et enfermée dans le corps comme ensevelie dans un caveau, mais que, quand nous sommes morts, l'âme vit de sa propre vie et est délivrée du mal et de la dépouille mortelle à laquelle elle était enchaînée. »

De plus en plus, se préparer à l'au-delà apparaissait bien plus méritoire que lutter pour les biens d'ici-bas. Le royaume de Dieu prenait la place des royaumes de ce monde. Mais comment y accéder ? Autrefois, le citoyen avait eu dans la tradition, la volonté du peuple, les besoins de la cité trois instances claires et fiables qui lui dictaient sa conduite. Elles avaient maintenant disparu. La tradition s'était estompée et était devenue une ombre sans consistance, le peuple n'avait plus de volonté collective, il n'avait plus qu'indifférence pour les besoins de la cité. Renvoyé à lui-même et rien qu'à lui-même, l'individu restait là désemparé au milieu d'un flux de nouvelles idées et de transformations qui submergeait la société, il promenait son regard autour de lui, cherchant un point d'appui fixe, des doctrines et des maîtres qui lui enseignent la vérité et une vraie sagesse, qui lui montrent la voie véritable pouvant le mener au royaume de Dieu.

Comme toujours quand se manifeste un nouveau besoin, apparurent alors une multiplicité de personnes se donnant pour but de le satisfaire. On vit se développer la prédication d'une morale individuelle, une morale censée permettre à l'individu, sans changer la société, de s'en extraire et de s'élever au-dessus d'elle, de devenir le digne citoyen d'un monde meilleur.

Les talents oratoires et philosophiques n'avaient pas d'autre terrain où se déployer. Toute activité politique avait cessé ; on ne s'intéressait plus à l'étude des causes de toutes choses, c'est-à-dire à l'activité scientifique. Que restait-il d'autre à faire aux orateurs et philosophes ? soit consacrer leur énergie à mener des procès pour grossir les propriétés, soit aller prêcher le mépris de la propriété, se faire soit juristes soit prédicateurs. Ces deux terrains furent effectivement très activement cultivés à l'époque impériale, et les Romains ont alors réalisé des prouesses tant en ce qui concerne les déclamations sur la vanité des biens de ce monde qu'en ce qui concerne les paragraphes destinés à protéger ces mêmes biens. Ce fut la mode de tenir de vertueux discours, de fabriquer et collectionner des maximes et des anecdotes édifiantes. Les évangiles eux-mêmes ne sont dans le fond rien d'autre que la reprise de ce genre de recueils.

Bien entendu, il ne faut pas juger cette époque seulement d'après sa rhétorique moralisante. La nouvelle morale, avec son mépris du monde, était bien née de besoins psychiques impérieux produits par des conditions sociales très réelles. Mais il était quand même impossible de s'évader réellement du monde, et celui-ci ne cessait de montrer que le plus fort, c'était lui. Ce qui fit surgir la contradiction, inévitable dans ce genre de morale, entre la théorie et la pratique.

Un exemple classique, c'est Sénèque, que nous avons déjà nommé plusieurs fois. Quand il faisait de la morale, ce noble stoïcien dénonçait toute participation à la politique et blâmait Brutus pour avoir enfreint les principes du stoïcisme en se mêlant de politique. Mais le même Sénèque qui reprochait au républicain Brutus d'avoir pris part à des luttes politiques, accompagna tous les meurtres commis par Agrippine et Néron, et joua les entremetteurs pour le compte de ce dernier dans le seul but de rester ministre. Le même Sénèque fulminait dans ses écrits contre la richesse, la cupidité et la soif de plaisirs. Mais en l'an 58 de notre ère, Sullius put lui reprocher au Sénat d'avoir amassé ses millions en détournant des héritages et en pratiquant l'usure. Selon Dion Cassius, une des causes du soulèvement des Britanniques sous le règne de Néron aurait été que Sénèque leur aurait imposé un emprunt de 10 millions de deniers (7 millions de marks) à intérêts élevés et aurait ensuite recouvré sans ménagement aucun la somme totale en une seule fois. Lui qui faisait le panégyrique de la pauvreté laissa à sa mort un patrimoine de 300 millions de sesterces (plus de 60 millions de marks), l'une des plus grosses fortunes de l'époque.

En regard de ce grandiose exemple d'hypocrisie accomplie, on peut trouver bien timide le persiflage du satiriste Lucien quand dans son « Hermotimus » il met en scène un philosophe stoïque de son imagination qui, enseignant le mépris de l'argent et des plaisirs, promet à ses adeptes une noble sérénité dans toutes les vicissitudes de la vie, mais qui porte plainte en justice contre ses disciples quand ils ne peuvent pas lui payer le prix d'écolage convenu, s'enivre dans les banquets et s'échauffe dans les disputes au point de jeter un gobelet d'argent à la tête de son adversaire.

Tenir des discours moraux était devenu à la mode à l'époque impériale. Mais on n'était pas seulement en quête de doctrines morales auxquelles pouvaient se raccrocher les esprits faibles et désemparés, ceux qui, avec l'activité publique commune et la tradition, avaient perdu tout repère, on éprouvait aussi le besoin d'un soutien personnel. Épicure disait déjà : « Il nous faut chercher un homme de noble caractère que nous ayons en permanence à nos côtés, pour que nous vivions comme s'il nous regardait et que nous agissions comme s'il nous voyait. » Sénèque cite ce passage et poursuit : « Nous avons besoin d'un gardien et d'un éducateur. Un grand nombre d'écarts de conduite sera évité si celui qui trébuche a un témoin à ses côtés. L'esprit a besoin de quelqu'un qu'il vénère avec un respect qui sanctifie aussi son intimité la plus secrète. L'idée même d'avoir un soutien de ce type développe à elle seule une force régulatrice et réformatrice. C'est une vigie, un exemple et une règle sans lesquels il n'est pas possible de redresser ce qui est mal engagé. »

C'est ainsi qu'on prit l'habitude d'élire un grand homme décédé comme saint patron. Mais on alla encore plus loin et soumit sa conduite au contrôle d'hommes encore en vie, de moralistes qui se présentaient avec la prétention d'être, de par leur morale supérieure, au-dessus du reste de l'humanité. Le stoïcisme proclamait déjà le philosophe exempt d'erreurs et de fautes. Parallèlement à l'hypocrisie et à la duplicité se développe dès lors l'arrogance pharisienne des maîtres de morale – des propriétés qui étaient totalement étrangères à l'antiquité classique, qui provenaient d'une époque de dissolution sociale et qui, nécessairement, passaient d'autant plus au premier plan que dans la philosophie, la science était évincée par l'éthique, autrement dit, l'exploration du monde par la mise en avant de prescriptions adressées à l'individu.

Pour chaque classe sociale, il y eut désormais des moralistes qui prétendaient élever les autres à un degré plus élevé de perfection morale en donnant l'exemple de leur propre supériorité. Pour les prolétaires, c'étaient surtout des philosophes de l'école cynique, des successeurs de Diogène, qui prêchaient dans les rues, vivaient de mendicité et voyaient la félicité suprême dans la crasse et l'absence de besoins, ce qui les dispensait de tout travail, travail qu'ils méprisaient et haïssaient comme un terrible péché. Le Christ et ses apôtres sont décrits eux aussi comme des mendiants prêcheurs. Dans aucun des évangiles, il n'est question de travail. C'est un point sur lequel ils s'accordent tous harmonieusement en dépit de toutes leurs contradictions.

La bonne société, de son côté, avait ses propres moralistes domestiques, qui appartenaient pour la plupart à l'école stoïcienne.

« Auguste avait auprès de lui, comme tous les grands depuis l'époque de Scipion, son philosophe à lui, Areus, un stoïcien originaire d'Alexandrie. C'est auprès de lui aussi que Livia alla chercher réconfort après la mort de son fils Drusus. Il faisait partie de la suite d'Auguste quand, après la bataille d'Actium celui-ci entra à Alexandrie, et dans le discours où il annonça aux Alexandrins, les compatriotes d'Areus, qu'il leur pardonnait leur soutien à Antoine, il le cita comme l'un des motifs de sa clémence. Les mêmes guides spirituels veillaient dans d'autres palais et d'autres maisons aux besoins psychiques des grands. De propagateurs d'une nouvelle théorie qu'ils étaient à l'origine, ils étaient devenus pour les Romains, après les guerres civiles, des guides spirituels pratiques, des directeurs de conscience, des consolateurs dans le malheur, des confesseurs. Ils accompagnaient à la mort les victimes de l'arbitraire césarien et leur donnaient le dernier soutien. Canus Julius, qui reçut avec des remerciements sa condamnation à mort prononcée par l'empereur Caligula et mourut calmement et dans la sérénité, fut accompagné par « son philosophe » au moment de partir pour son dernier voyage. Thrasea voulut la compagnie de son gendre Helvidius et aussi du cynique Demetrius, son aumônier pour ainsi dire, dans la pièce où il se fit ouvrir les veines, et il garda tout au long de sa douloureuse agonie les yeux fixés sur lui. » 21

Nous voyons donc entrer en scène le confesseur dès avant l'avènement du christianisme, et se former, à partir de la force prégnante des nouvelles relations sociales, et non à la suite des enseignements d'un seul homme, un facteur historique nouveau pour les pays européens, la domination des prêtres. Chez les Romains et les Grecs, il y avait certes des prêtres depuis longtemps. Mais ils pesaient peu dans l’État. Ce n'est qu'à l'époque impériale que naissent dans les pays européens les conditions favorables à une domination du clergé qui fût du même ordre que celle que connaissaient les pays de l'orient depuis la haute antiquité. L'occident voit se réunir les conditions préalables à la formation d'un clergé, d'une classe sacerdotale dominante dont l'hypocrisie et l'arrogance développées par beaucoup de ses membres présente déjà les caractéristiques de la prêtraille qui lui vaudra jusqu'à aujourd'hui la haine de tous les éléments vigoureux de la société qui, eux, n'ont nul besoin d'aucune tutelle.

Déjà Platon avait déclaré que l’État ne serait correctement administré que lorsque les philosophes le dirigeraient et que le reste des citoyens n'auraient pas leur mot à dire. Son rêve se réalisait désormais, sous une forme à vrai dire qui n'aurait guère été de son goût.

Mais ces moralistes et confesseurs ne suffisaient pas encore aux esprits désemparés de cette époque. L’État était pris dans un mouvement irrésistible de déclin. Les barbares frappaient de plus en plus fort aux portes de l'Empire qui était souvent déchiré par les querelles sanglantes de ses généraux. Et la misère des masses allait croissant, la dépopulation augmentait. La société romaine assistait à son propre naufrage : mais elle était trop corrompue, trop malade physiquement et spirituellement, trop lâche, trop veule, trop brouillée avec elle-même et son environnement pour se lancer dans une tentative énergique et se libérer de cet état insupportable des choses. Elle avait perdu la foi en elle-même, et le seul soutien qui la préservait d'un désespoir complet, était l'espérance en une aide venue d'une puissance supérieure, en un Sauveur.

Dans les premiers temps, on vit ce sauveur dans la personne des Césars. A l'époque d'Auguste circulait une prophétie des Livres Sibyllins qui annonçait un sauveur pour un avenir proche. 22 On voyait en Auguste un prince de la paix qui, après les guerres civiles, conduirait l'Empire ébranlé vers une nouvelle époque de splendeur et de prospérité, où « la paix régnerait sur terre parmi les hommes de bonne volonté ».

Mais les Césars n'apportèrent ni paix durable ni essor économique ou moral, en dépit de la confiance qu'on accordait à leurs pouvoirs divins. Et celle-ci n'était pas chichement mesurée.

Ils furent effectivement placés au rang des dieux – avant que ne surgisse le dogme du dieu fait homme, on acceptait celui de l'homme fait dieu, et pourtant cette deuxième procédure n'était-elle pas de toute évidence encore plus problématique que la première ?

Là où toute vie politique est éteinte, le maître de l’État s'élève tellement au-dessus de la population qu'il lui apparaît de fait comme un surhomme, lui qui semble concentrer en sa personne la force et la puissance totale de la société et la guider à sa guise. D'un autre côté, l'antiquité se faisait des divinités une image très humaine. Ce qui faisait que le pas à franchir pour passer de l'état de surhomme à celui de dieu n'était pas gigantesque.

Les Grecs dégénérés d'Asie et d’Égypte avaient déjà commencé quelques siècles avant notre ère à considérer leurs despotes comme des dieux ou des fils de dieux. Leurs philosophes étaient également l'objet d'un culte analogue. Dans l'éloge funèbre de Speusippe, neveu de Platon, est mentionnée une légende qui aurait déjà circulé du vivant de Platon, selon laquelle sa mère Perictione ne l'aurait pas conçu avec son époux, mais avec Apollon. Quand les royaumes hellénistiques devinrent des provinces romaines, elles transférèrent l'adoration divine de leurs rois et philosophes sur les gouverneurs romains.

Jules César fut cependant le premier qui osa demander aux Romains ce que les Grecs vénaux lui offraient : qu'on le vénère comme un dieu. Il se vantait d'une filiation divine. A l'origine de sa lignée, il y avait, selon lui, rien de moins que la déesse Vénus – ce que Virgile, le poète de cour de son neveu Auguste, exposa en détail dans une longue épopée, l'Enéide.

Quand César revint de la guerre civile à Rome en vainqueur et triomphateur, on y décida « de lui élever plusieurs temples comme à un dieu, il partageait l'un d'entre aux avec la déesse de la clémence, où il était représenté main dans la main avec elle ». 23 C'était une façon habile d'en appeler à la clémence du vainqueur. Après sa mort, le « divin César » fut solennellement admis, par décret du peuple et du sénat de Rome dans le cercle des divinités romaines. Et cela se fit, dit Suétone, « pas seulement dans la forme extérieure du décret, mais aussi dans l'intime conviction du peuple. N'avait-on pas vu pendant les jeux que son héritier Auguste organisait en son honneur et qui étaient les premiers après sa divinisation, sept jours de suite, une comète se lever à la onzième heure du jour (entre 5 et 6 heures du soir) ? On pensa que c'était l'âme de César monté au ciel. Et c'est la raison pour laquelle on le représente avec une étoile au-dessus de la tête. » (Chapitre 89).

Cela ne rappelle-t-il pas l'étoile qui témoigna auprès des sages de l'orient de la divinité de l'Enfant Jésus ?

A partir d'Auguste, il fut entendu une fois pour toutes que tous les empereurs étaient après leur mort élevés au rang des dieux. Dans les régions orientales de l'Empire, ils recevaient à ce titre le nom grec « Soter », c'est-à-dire : Sauveur.

Mais ces canonisations (apothéoses) n'étaient pas réservées aux empereurs défunts, leurs parents et favoris en bénéficiaient aussi. Hadrien était tombé amoureux d'un jeune et joli Grec du nom d'Antinoüs qui « devint le favori de l'empereur sous tous les aspects possibles », comme le formule élégamment Hertzberg dans son histoire de l'Empire romain (p.369). Quand son préféré se noya dans le Nil, il le fit tout de go entrer dans le cercle des dieux en raison de ses mérites antérieurs et postérieurs viii , construisit une ville splendide baptisée Antinoupolis à proximité du lieu de l'accident, et dans son enceinte un temple magnifique dédié à ce saint hors normes. Ce culte se répandit rapidement dans tout l'Empire, à Athènes, on instaura même des jeux et des sacrifices solennels en sa mémoire.

Suétone rapporte cependant à propos d'Auguste : « Bien qu'il sût que même des proconsuls (gouverneurs) se faisaient dédier des temples, il n'accepta cet honneur dans aucune province si le temple n'était pas consacré simultanément à lui et à Rome. A Rome même, il refusa toujours énergiquement cet honneur. » (Chapitre 52)

Auguste était encore fort modeste. Le troisième empereur de la dynastie julienne, Gaius, surnommé Caligula (petite botte), se fit vénérer de son vivant à Rome même non seulement comme demi-dieu, mais tout de suite comme dieu complet, et il était convaincu d'en être réellement un.

« De même que ceux qui ont à garder les moutons et les bœufs, » dit-il un jour, « ne sont ni des moutons ni des bœufs, mais possèdent une nature d'un niveau supérieur, de même ceux qui, comme souverains, sont placés au-dessus des hommes, ne sont pas des hommes comme les autres, mais des dieux. »

C'est en réalité la nature bêlante des hommes qui produit la divinité de leurs souverains. Or, ce caractère bêlant était énormément développé sous l'Empire. Et ainsi, la vénération des empereurs et de leurs favoris comme divinités était prise avec le même sérieux que celui affiché par les gens qui de nos jours reçoivent le droit de mettre un ruban à la boutonnière et lui attribuent des effets merveilleux. Bien sûr, cette adoration contenait une bonne pincée de servilité – sur ce point, l'époque impériale n'a pas été dépassée jusqu'ici, ce qui veut dire quelque chose ! Mais à côté de la servilité, la crédulité jouait aussi un rôle important.

 

Notes de K. Kautsky

21 Bruno Bauer, Le Christ et les Césars p.22, 23

22 Merivale, The Romans under the Empire 1862, VII, 349

23 Appian Les guerres civiles romaines, II, 16

Notes du traducteur

vii Markgenossenschaft : cf. II, 2 note i

viii K. Kautsky écrit littéralement «par-devant et par-derrière », ce qui signifie à peu près « de toutes sortes » mais a aussi ici bien sûr une connotation érotique

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