1908

Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013

Karl Kautsky

Karl Kautsky

Les origines du christianisme

IVème partie. Les débuts du christianisme.
2. Le messianisme chrétien

d. La résurrection du crucifié

1908

Il ne manquait pas de Messies à l'époque de Jésus, notamment en Galilée, où à tout instant surgissaient des prophètes et des chefs de bandes qui se présentaient comme des rédempteurs et des oints du Seigneur. Mais à partir du moment où il avait succombé devant la puissance romaine, où il avait été arrêté, crucifié ou assommé, son rôle de Messie était épuisé, il était considéré comme un faux prophète et un faux Messie. Il fallait encore attendre la venue du vrai Messie.

La communauté chrétienne, par contre, ne lâcha pas son champion. Certes, pour eux aussi, la venue du Messie dans toute sa gloire était encore à venir. Mais ce ne devait être personne d'autre que celui qui avait déjà été là, le crucifié, ressuscité trois jours après sa mort et remonté au ciel après s'être montré à ses partisans.

Cette conception était propre à la seule communauté chrétienne. D'où provenait-elle ?

Pour les premiers chrétiens, c'était le miracle de la résurrection de Jésus le troisième jour après la crucifixion qui prouvait sa divinité et fondait l'attente de son retour depuis les cieux. Les théologiens contemporains en restent là eux aussi. Bien sûr, les « libres-penseurs » parmi eux ne prennent plus à la lettre la résurrection. Pour eux, Jésus n'est pas réellement ressuscité, ce sont ses disciples qui, dans des moments d'ivresse extatique, ont cru le voir après sa mort et en ont déduit sa nature céleste :

« Nous devons nous représenter l'apparition du Christ à Pierre exactement à l'image de ce qu'a vécu Paul sur le chemin de Damas, une vision d'extase momentanée, où la figure céleste du Christ apparaît en lumière – une expérience mentale qui n'est nullement un miracle incompréhensible, mais qu'on peut tout à fait saisir psychologiquement par analogie avec de nombreux exemples tirés de toute l'histoire. … Et d'autres analogies nous permettent de comprendre que cette vision enthousiaste n'ait pas été le fait du seul Pierre, mais se soit peu après reproduite chez d'autres disciples, et même dans des réunions entières de croyants. … Le fondement historique de la croyance des disciples en la résurrection se trouve donc dans des visions extatiques individuelles qui ont convaincu tout le monde et dans lesquelles ils croyaient voir vivant et élevé à la gloire céleste leur maître crucifié. L'imagination, familière du merveilleux, a tissé l'enrobage de ce qui remplissait et faisait vibrer l'âme. La force motrice de cette croyance en la résurrection de Jésus n'était au fond rien d'autre que l'impression indélébile que leur avait laissée sa personne : l'amour et la confiance qu'ils mettaient en lui étaient plus forts que la mort. C'est ce miracle de l'amour, pas un miracle de la toute-puissance, qui était à la base de la croyance de la communauté primitive en la résurrection. C'est cela qui fit qu'on n'en resta pas à des émotions éphémères, mais que la foi enthousiaste nouvellement ravivée poussa aussi à l'action, les disciples reconnurent que leur mission était d'annoncer à leurs compatriotes que ce Jésus de Nazareth qu'ils avaient livré aux ennemis était bien le Messie, fait tel à plus forte raison maintenant que Dieu l'avait réveillé d'entre les morts et élevé au ciel, d'où il redescendrait sous peu pour inaugurer son règne messianique sur terre. » 133

Si on suit l'auteur de ses propos, nous devrions donc attribuer la propagation de la croyance de la communauté des premiers chrétiens au Messie et, conséquemment, la portée considérable qu'a eue le phénomène du christianisme dans l'histoire universelle, à l'hallucination fortuite d'un petit homme isolé.

Il n'est nullement impossible qu'un quelconque des apôtres ait eu une vision du crucifié. Il est tout aussi possible que cette vision ait trouvé des croyants, toute cette époque étant exceptionnellement crédule et le judaïsme profondément pénétré de la croyance à la résurrection. Ramener des morts à la vie ne passait absolument pas pour un exploit inconcevable. Ajoutons quelques exemples à ceux que nous avons déjà cités.

Chez Mathieu, Jésus prescrit aux apôtres leur ligne de conduite :  « Guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, exorcisez les démons » (10, 8). Ressusciter les morts est placidement énoncé ici, comme guérir les malades, au titre d'activité quotidienne des apôtres, au même titre que. Et ils sont en outre exhortés à ne pas se faire payer pour cela. Donc, Jésus, ou plutôt le rédacteur de l'évangile estimait possibles les résurrections rémunérées, les résurrections comme travail.

La façon dont la résurrection est décrite dans l'évangile de Mathieu est caractéristique. Le tombeau de Jésus est gardé par des soldats pour empêcher les disciples de voler le cadavre et ensuite de répandre la nouvelle qu'il serait ressuscité. Mais éclairs et tremblements de terre font rouler la roche et l'écartent du tombeau, et Jésus se lève.

« Quelques hommes de la garde entrèrent dans la ville, et annoncèrent au grand-prêtre tout ce qui était arrivé. Ceux-ci, après s'être assemblés avec les anciens et avoir tenu conseil, donnèrent aux soldats une forte somme d'argent, en disant : Dites que ses disciples sont venus de nuit le dérober, pendant que vous dormiez. Et si le gouverneur l'apprend, nous l'apaiserons, et nous vous tirerons de peine. Les soldats prirent l'argent, et suivirent les instructions qui leur avaient été données. Et ce bruit s'est répandu parmi les Juifs, jusqu'à ce jour. » (28, 11 sq.)

Pour ces chrétiens, donc, la résurrection d'un mort enterré depuis trois jours ne pouvait que très peu impressionner les témoins oculaires, et un pourboire généreux suffisait pour non seulement leur imposer la discrétion, mais aussi les convaincre de propager le contraire de la vérité.

Les conceptions du genre de celles que l'évangéliste expose ici étaient sans doute partagées par les rédacteurs, et on est en droit de penser qu'ils faisaient leur sans difficulté la légende de la résurrection.

Mais cela n'épuise pas la question. Cette crédulité et cette conviction qu'il est possible de ressusciter n'étaient pas une particularité spécifique des communautés chrétiennes. Elles les partageaient avec tout le judaïsme de leur temps dans la mesure il attendait un Messie. Mais pourquoi les chrétiens sont-ils les seuls à avoir eu la vision de la résurrection de leur Messie ? Pourquoi cela n'a-t-il été le cas d'aucun des partisans des autres Messies morts en martyrs à cette époque ?

Nos théologiens répondront que la raison en est l'impression extraordinaire faite par la personnalité de Jésus, une impression qu'aucun des autres Messies n'aurait produite. Mais cet argument ne tient pas devant le fait que l'activité de Jésus, dont tout indique qu'elle n'a duré que peu de temps, n'a laissé aucune trace dans les masses, si bien qu'aucun contemporain n'en a rien mentionné. D'autres Messies, en revanche, ont mené une lutte de longue haleine contre les Romains en remportant par moments de grandes victoires dont le souvenir s'est perpétué dans l'histoire. Est-ce que ces derniers auraient fait moins d'impression ? Mais admettons que Jésus, tout en n'ayant certes pas su captiver les masses, ait du moins laissé à ses quelques partisans, du fait de son ascendant personnel, des souvenirs indélébiles. Cela expliquerait tout au plus pourquoi la foi en Jésus s'est perpétuée chez ses amis proches, mais pas pourquoi elle aurait développé une capacité propagandiste parmi des gens qui ne l'avaient pas connu et sur lesquels sa personnalité ne pouvait exercer d'influence. Si c'était seulement l'aura personnelle de Jésus qui produisait la croyance à sa résurrection et à sa mission divine, celle-ci aurait dû s'affaiblir au fur et à mesure que le souvenir personnel s'estompait et que diminuait le nombre de ceux qui l'avaient fréquenté personnellement.

C'est connu, la postérité ne tresse pas de couronnes au mime ; en cela également, le comédien et le pasteur montrent beaucoup de points communs. Et ce qui vaut pour l'acteur, vaut aussi pour le prédicateur quand celui-ci se restreint à la prédication, n'agit que par le rayonnement de sa personnalité, et ne laisse après lui aucune œuvre qui survive à sa personne. Si profonde que soit l'émotion, si intense que soit l'exaltation provoquée par les prêches, ils ne peuvent faire la même impression sur des gens qui n'y assistent pas, des gens auxquels ils ne parviennent que par ouï-dire. Et la personne du prédicateur laissera ces gens indifférents. Elle n'a aucune chance d'exciter leur imagination.

Nul ne laisse un souvenir de lui-même au-delà du cercle de ceux qui l'ont connu personnellement, s'il n'a pas laissé une œuvre qui impressionne indépendamment de sa personne, que ce soit une œuvre artistique, un édifice, un portrait, un morceau de musique, une œuvre poétique ; que ce soit un apport scientifique, une collection de matériaux scientifiquement ordonnée, une théorie, une invention ou une découverte ; ou bien enfin que ce soit une institution politique ou sociale ou une quelconque organisation qu'il a fondée ou à la création et à la consolidation de laquelle il a pris une part éminente.

Tant que dure l’œuvre et qu'elle joue un rôle, on continue à s'intéresser à la personne du créateur. Plus, si cette œuvre est restée ignorée de son vivant, mais prend de l'importance après sa mort, comme c'est souvent le cas pour nombre de découvertes, d'inventions et d'organisations, il est possible que l'intérêt pour le créateur ne s'éveille qu'après sa mort mais ne cesse ensuite d'augmenter. Moins on a fait attention à lui de son vivant, moins on en sait sur sa personne, plus l'imagination se plaira à la dépeindre si son œuvre est grandiose, et plus elle l'entourera d'une guirlande d'anecdotes et de légendes. Le besoin universel de trouver une cause à toute chose, ce besoin qui pousse à chercher, à l'origine de chaque processus social – et aussi aux débuts, à l'origine de chaque processus naturel – un auteur, un initiateur, est si fort que, lorsqu'il s'agit d'un phénomène d'une immense importance, on en vient à lui inventer un fondateur, ou à lui accoler un nom transmis par la tradition quand le véritable fondateur a été oublié, ou que, ce qui est souvent le cas, l’œuvre est le produit du concours de tant de forces dont aucune ne dominait l'autre, qu'il aurait à priori été impossible de donner un nom précis.

Ce n'est pas dans sa personnalité, mais dans l’œuvre historique qui est attachée à son nom qu'il convient de chercher la raison pour laquelle le messianisme de Jésus n'a pas fini comme celui des Judas, des Theudas et d'autres Messies de l'époque. Confiance exaltée dans la personnalité du prophète, soif de merveilleux, extase et croyance en la résurrection, nous trouvons tout cela chez les partisans des autres Messies autant que chez ceux de Jésus. Ce n'est pas ce qu'ils ont en commun qui peut expliquer leur destinée différente. Quand les théologiens, même les plus libres-penseurs, inclinent à penser que, même s'il faut faire une croix sur tous les miracles qu'on rapporte sur Jésus, Jésus lui-même reste un miracle, un surhomme qui n'a pas son pareil dans le monde entier, nous ne pouvons, nous autres, pas non plus en convenir. Alors, la seule chose qui fasse la différence entre Jésus et les autres Messies, c'est seulement que ceux-ci n'ont rien légué qui fasse se perpétuer leur personnalité, alors que Jésus a laissé après lui une organisation dotée de règles se prêtant à merveille à maintenir la cohésion de ses partisans et à en attirer en permanence de nouveaux.

Les autres Messies avaient seulement réuni des troupes pour une insurrection, et elles s'étaient dispersées après l'échec. Si Jésus n'avait rien fait de plus, son nom aurait disparu sans laisser de traces après qu'il eut été crucifié. Mais Jésus n'était pas seulement un rebelle, il était aussi le représentant et la figure de proue, peut-être le fondateur d'une organisation qui lui a survécu et s'est de plus en plus étoffée, est devenue de plus en plus puissante.

Il est traditionnellement admis, à vrai dire, que la communauté aurait été organisée par les apôtres seulement après sa mort. Mais rien n'impose cette hypothèse, qui est très peu probable. Elle supposerait en effet qu'immédiatement après la mort de Jésus, ses partisans aient introduit dans sa doctrine quelque chose de totalement nouveau, dont il ne se serait pas avisé et qui aurait été étranger à sa volonté, et qu'eux, qui jusqu'alors n'étaient pas organisés, se seraient lancés dans une entreprise à laquelle leur maître n'avait pas pensé, juste au moment où ils avaient subi une défaite qui aurait pu faire voler en éclats même une organisation solide. Par analogie avec des organisations similaires dont on connaît mieux les premiers pas, on pourrait plutôt penser que des associations communistes de secours mutuel animées d'attentes messianiques et réunissant des prolétaires de Jérusalem avaient déjà existé avant Jésus et qu'un agitateur et rebelle audacieux portant ce nom et originaire de Galilée devint seulement leur porte-parole et martyr le plus éminent.

D'après Jean, les douze apôtres avaient déjà au temps de Jésus une caisse commune. Mais Jésus exigeait aussi de tous les autres disciples qu'ils abandonnent tout ce qu'ils possédaient.

Dans les Actes des Apôtres, il n'est dit nulle part que les apôtres n'auraient commencé à organiser la communauté qu'après la mort de Jésus. On la trouve déjà organisée à ce moment-là, tenant ses réunions d'adhérents et remplissant ses fonctions. La première mention du communisme dans les Actes des Apôtres est ainsi rédigée :

« Ils restèrent pourtant fidèles (ἦσαν δε προσκαρτεροῦντες ) à l’enseignement des Apôtres et à la propriété commune, au pain rompu et aux commandements ». Autrement dit, ils continuèrent à prendre leurs repas en commun et à suivre les autres principes communistes. Si ces derniers avaient été introduits seulement après la mort de Jésus, la rédaction aurait été tout autre.

L'organisation en communauté était le lien qui maintint ensemble les partisans de Jésus aussi après sa mort et garda vivant le souvenir de leur porte-parole crucifié qui, selon la tradition, s'était dit lui-même être le Messie. Plus l'organisation grandissait, plus elle se renforçait, et plus leur martyr ne pouvait manquer d'occuper l'imagination des adhérents, moins ils pouvaient admettre que leur Messie crucifié fût un faux Messie, plus ils se sentaient poussés à voir en lui, malgré sa mort, le vrai Messie qui reviendrait dans toute sa gloire ; plus donc ils avaient de raisons de croire à sa résurrection, plus la croyance que le crucifié était le Messie et qu'il était ressuscité devenait le signe distinctif de l'organisation, ce qui les séparait des autres croyants au Messie. Si la croyance à la résurrection n'avait eu pour source que des impressions personnelles, elle se serait affaiblie au fil des ans, elle aurait été effacée par d'autres impressions et aurait fini par disparaître avec ceux qui avaient connu Jésus personnellement. Mais si la croyance en la résurrection du crucifié se nourrissait de la force de son organisation, elle devait immanquablement s'affermir et s'exalter au fur et à mesure que l'organisation s'étendait, que s'étiolait ce qu'on savait positivement de la personne de Jésus, que l'imagination de ses adorateurs n'était plus bridée par la connaissance de faits précis.

Ce n'est pas la croyance en la résurrection qui créa la communauté chrétienne et lui donna sa vigueur, ce fut, à l'inverse, la vitalité de la communauté qui créa la croyance à la survie de son Messie.

La doctrine du Messie crucifié et ressuscité ne contenait rien qui fût incompatible avec le mode de pensée juif. Nous avons vu à quel point il vibrait à cette époque de la croyance à la résurrection ; l'idée que la magnificence à venir devait être achetée par les souffrances et la mort des justes, parcourait également la littérature messianique juive et était une conséquence naturelle de la situation douloureuse du judaïsme.

La croyance au Messie crucifié aurait très bien pu ne constituer qu'une variante particulière des multiples attentes messianiques du judaïsme de cette époque, si le terrain sur lequel elle s'édifia n'avait pas été en même temps tel qu'il ne pouvait que développer un antagonisme par rapport au judaïsme. Ce terrain, la vitalité de l'organisation communiste du prolétariat, était étroitement lié à la spécificité des attentes messianiques des prolétaires communistes de Jérusalem.

 

Note de K. Kautsky

133 O. Pfleiderer, La naissance du christianisme, 1907, p. 112 à 114

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