1908

Traduit de l'allemand par Gérard Billy, 2015, d'après la réédition en fac-similé publiée par ELV-Verlag en 2013

Karl Kautsky

Karl Kautsky

Les origines du christianisme

IIème partie. La société romaine à l'époque impériale.
2. L’État

d. L'usure

1908

L'usure elle-même est très ancienne, presque aussi ancienne que le commerce. On ne peut sans doute pas faire remonter cette pratique jusqu'à l'âge de pierre, mais elle date probablement d'avant la monnaie. Dès lors que différentes maisonnées possédaient des terres en propre, apparaissait la possibilité qu'une famille devînt plus riche que d'autres, qu'elle ait plus de bétail, plus de terres, plus d'esclaves, tandis que d'autres s'appauvrissaient. Il en découlait facilement une situation où des paysans dans le besoin empruntaient au voisin plus chanceux ce que celui-ci possédait en abondance, par exemple des céréales ou du bétail, en échange de quoi ils devaient s'engager à le rendre avec un supplément ou bien à exécuter quelque travail – c'était l'embryon de la servitude pour dettes. Des pratiques usuraires de ce genre sont possibles et existent dans le cadre d'une économie naturelle de subsistance sans intervention de la monnaie. La grande propriété foncière et l'usure sont étroitement liées dès leurs débuts, et capital usuraire – appelé aujourd'hui haute finance – et grande propriété foncière ont maintes fois vécu ensemble en parfaite harmonie. A Rome aussi, les grands propriétaires étaient des usuriers, autant qu'on puisse remonter dans leur histoire, et la lutte entre patriciens et plébéiens n'opposait pas seulement aristocratie et démocratie sur la question des droits politiques, pas seulement la grande propriété et la paysannerie sur la question des biens communs relevant de l’État, mais aussi usuriers et endettés.

Cependant, la productivité du travail des paysans était si faible, et donc le surplus si mince, qu'il fallait aux exploiteurs, pour s'assurer des fortunes substantielles, des foules humaines à pressurer. Tant que les aristocrates romains n'eurent que les paysans de la région romaine à saigner, l'oppression que ceux-ci subissaient pouvait certes être accablante, le profit qu'en tiraient les premiers était cependant plutôt modeste. En revanche, les affaires des usuriers romains se mirent à prospérer, et leurs richesses à s'accumuler, au fur et à mesure que s'ouvrit à eux tout le monde civilisé de l'époque.

S'organisa alors une division du travail. Pratiquer l'usure aux dépens de ses voisins n'était pas une affaire requérant une vigilance particulière. Les aristocrates pouvaient sans peine s'en occuper en même temps qu'ils exploitaient leur domaine et géraient les affaires publiques. Mais il était bien difficile de concilier avec la conduite d'un État aussi immense des activités d'usurier sévissant en Espagne et en Syrie, en Gaule et en Afrique du nord,. De ce fait, usure et politique se mirent à diverger de plus en plus. Il y avait d'un côté de la noblesse de magistrature pour qui le pillage des provinces était un attribut de ses fonctions de chefs des armées et de préfets délégués, et qui aussi, parallèlement, ne rechignait pas à se livrer à des opérations financières, mais à ses côtés se forma dès lors une caste particulière de capitalistes usuriers constituée en corporation spéciale, la classe des « chevaliers ». Et plus la classe des capitalistes se consacrant exclusivement aux affaires financières devenait nombreuse, plus celles-ci se diversifiaient.

Un des principaux moyens de piller les provinces consistait à affermer la collecte des impôts. Il n'existait pas encore de bureaucratie à laquelle on aurait pu en confier le soin. Le plus pratique était, pour une province donnée, de charger de cette fonction un financier romain tenu de transmettre le montant des contributions fiscales à l’État, et par ailleurs laissé complètement libre de voir de quelle façon il pouvait rentrer dans ses frais. C'était un système analogue à celui qui sévit encore aujourd'hui en de multiples endroits en orient et le ravage. Le fermier ne va bien sûr pas se contenter de ce qui lui revient légitimement. Les provinciaux lui sont livrés pieds et mains liés et il les saigne à blanc.

Or, il arrive souvent que certaines villes ou certains souverains assujettis à un tribut ne puissent payer les sommes qui sont exigées d'eux. Les financiers romains sont alors là, tout prêts à les leur avancer, au prix bien sûr d'un intérêt à la hauteur. C'est ainsi, pour prendre un exemple, que Junius Brutus, le grand républicain, « spécula avec énormément de bonheur en prêtant au roi de Cappadoce et à la ville de Salamine ; il conclut avec celle-ci un emprunt au taux de 48 pour cent ». (Salvioli, op. cit.p. 42) Ce taux n'avait rien d'exceptionnel. Salvioli cite dans son livre des taux de 75 pour cent sur des prêts consentis à des villes. Si le risque était particulièrement élevé, l'intérêt pouvait encore dépasser ce niveau. Ainsi, à l'époque de César, la grande banque de Rabirius prêta à Ptolémée, roi d’Égypte exilé, tous ses avoirs et celui de ses amis contre des intérêts à 100 pour cent. Certes, Rabirius avait fait un mauvais calcul, car une fois revenu au pouvoir, Ptolémée ne paya rien et fit jeter en prison le créancier gênant qui prétendait traiter tout l’État égyptien comme sa propriété. Le financier réussit toutefois à regagner Rome, et César lui donna l'occasion de récupérer une nouvelle fortune en lui confiant les fournitures pour la guerre d'Afrique.

C'était là une autre méthode pour faire de l'argent. Les tributs prélevés sur les provinces assujetties et qui convergeaient vers les caisses de l’État romain, représentaient des sommes énormes. Mais les guerres continuelles, elles aussi, coûtaient cher. Elles devinrent pour les financiers eux-mêmes un moyen de faire affluer dans leurs poches sans fond des sommes considérables prises sur la partie du butin recueilli dans les provinces qui ne leur revenait pas directement mais était livré à l’État. Ils assuraient les fournitures de guerre pour l’État, une méthode qui aujourd'hui encore fait les grandes fortunes. Ils passèrent aussi à une autre étape en prêtant à l’État à des taux usuraires quand celui-ci se trouvait financièrement coincé, ce qui n'était pas rare, car plus il pouvait faire rendre aux provinces, plus augmentaient les prétentions de tous les parasites possibles vivant à ses crochets. Il arrivait qu'il faille avancer des sommes importantes à l’État, plus importantes que celles que pouvait posséder aucun individu. Alors se constituaient comme recours des sociétés par actions. De même que l'usure est la première forme de l'exploitation capitaliste, de même, elle est la première raison d'être des sociétés par actions.

Les financiers romains « fondèrent des sociétés analogues à nos banques par actions, avec des directeurs, des trésoriers, des agents, etc. A l'époque de Sylla, se constitua la société des Asiani, dotée d'un capital si considérable qu'elle put prêter à l’État 20 000 sesterces, 100 millions de marks. Douze années plus tard, elle fit monter cette dette à 120 000 talents … Les petits capitaux étaient investis dans les actions des grandes sociétés, si bien que, comme le dit Polybe (VI, 17) la ville tout entière (Rome) était associée aux différentes entreprises financières conduites par quelques établissements illustres. Les plus petits épargnants avaient leur part des entreprises des publicains, autrement dit des affermages des impôts et des domaines publics, qui généraient des profits extraordinaires. » (Salvioli, op. cit. p. 40, 41)

Tout cela nous paraît très moderne, et témoigne effectivement du fait que la société romaine, à l'époque où naît le christianisme, était parvenue au seuil du capitalisme moderne, et pourtant, les effets produits par ce capitalisme antique furent de tout autre nature que ceux du capitalisme moderne.

Les méthodes que nous venons d'exposer sont à peu de choses près les mêmes que celles avec lesquelles furent jetées les bases du capitalisme moderne, et que Marx a appelées « l'accumulation primitive » : expropriation du peuple des campagnes, pillage des colonies, commerce des esclaves, guerres commerciales et dettes publiques. Et nous trouvons à l'époque moderne comme dans l'Antiquité les mêmes effets destructeurs et dévastateurs de ces méthodes. Mais ce qui distingue les deux époques l'une de l'autre, c'est que l'Antiquité ne sut développer que les conséquences néfastes du capitalisme, alors que le capitalisme moderne, au milieu des ruines qu'il sème, produit les conditions de la reconstruction d'un mode de production supérieur. Assurément, les méthodes de développement du capitalisme moderne ne sont pas moins barbares ni moins cruelles que celles du capitalisme antique ; mais elles jettent les bases du dépassement par en-haut de cette sauvagerie, alors que le capitalisme antique en resta à ce stade.

Nous en avons dit les raisons dans le chapitre précédent. De tout ce que le capitalisme moderne accapare en pillant, en opprimant, et par toutes sortes d'autres violences encore, seule une toute petite partie sert à la consommation et aux plaisirs, la majeure partie est utilisée pour produire de nouveaux moyens de production, de qualité supérieure, pour accroître la productivité du travail humain. Le capitalisme de l'Antiquité ne se trouva pas mis dans les conditions qui auraient permis cela. Dans la mesure où il pénétra dans la sphère productive, il ne sut rien faire d'autre que de substituer au travail du paysan libre le travail de l'esclave, lequel signifiait dans les secteurs décisifs de la production une régression technique, une baisse de la productivité du travail social, un appauvrissement de la société.

Dans la mesure où les profits engrangés par les financiers romains, au même titre que le butin raflé par les généraux et les magistrats, ne servaient pas à lancer de nouvelles offensives usuraires, donc de nouveaux pillages, ils ne pouvaient être dépensés, d'un côté, que dans la consommation de plaisirs comme dans la production de plaisirs à consommer – et au nombre de ceux-ci il faut ranger, non seulement les palais, mais aussi les temples -, et par ailleurs, si nous laissons de côté les quelques mines existantes, ils ne pouvaient être utilisés que pour acheter du foncier, c'est-à-dire pour exproprier des paysans libres et les remplacer par des esclaves.

Le pillage et le saccage des provinces n'aboutissaient donc qu'à une chose : donner aux financiers de Rome les moyens d'accélérer encore plus que cela n'aurait été sinon le cas, la baisse de la productivité du travail social allant de pair avec la propagation de l'esclavage. Les ravages causés ici n'étaient pas compensés ailleurs par un essor économique, comme cela se produit au moins de temps à autre dans le capitalisme actuel, les dévastations à un bout précipitaient encore la ruine à l'autre bout. La suprématie universelle de Rome fit que le monde antique entra plus tôt que cela ne se serait sinon produit, dans une phase d'appauvrissement généralisé.

Mais longtemps encore, les signaux de la banqueroute économique demeurèrent occultés par l'éclat éblouissant que diffusait la concentration à Rome, en seulement quelques décennies, de tout ce qu'avaient créé des siècles, et même des millénaires de travail artistique assidu dans tous les ateliers situés sur le pourtour de la Méditerranée. Bien avant ceux de la faillite économique, ce sont les symptômes de la faillite politique du système qui apparurent avec évidence.

 

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