1910

Suite à la révolution de 1905, en plein reflux, la social-démocratie russe se réunifie pour un temps.
Mais Lénine comprend vite qu'il a hérité "d'un bébé couvert d'abcès" et mène l'offensive...


Notes d'un publiciste

V. I. Lénine

II. La « crise d’unification » à l’intérieur de notre parti


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Deux points de vue sur l’unification

Liquidateurs et otzovistes, avec une touchante unanimité tancent vertement les bolcheviks (ainsi que Plékhanov , pour ce qui est des liquidateurs). On incrimine les bolcheviks, le Centre bolchévique, les « façons « individualistes » de Lénine et de Plékhanov » (p.15 du « Complément indispensable »), on accuse le « groupe irresponsable » des « anciens membres du Centre bolchévique » (cf. la feuille du groupe « Vpériod »). A cet égard, liquidateurs, et otzovistes font preuve d'une solidarité parfaite; leur bloc contre le bolchevisme orthodoxe (un bloc qui a laissé plus d'une fois sa marque sur la lutte au plénum, ainsi qu'on le verra ci-dessous), leur bloc représente un fait indubitable; les représentants des deux tendances extrêmes, également antiparti et également soumises aux idées bourgeoises, se révèlent parfaitement d'accord dans leur politique au sein du parti, dans leur lutte contre les bolcheviks, et dans leur manière de proclamer « bolchévique » l'Organe central. Mais les injures les plus violentes d'Axelrod et d'Alexinski ne font que dissimuler leur complète incompréhension du sens et de l'importance de l'unification du parti. La résolution de Trotsky (des Viennois) ne se distingue qu'extérieurement des « effusions » d'Axelrod et d'Alexinski. Elle est composée avec beaucoup de « prudence » et prétend à une équité « supra-fractionnelle ». Mais son contenu ? Eh bien ! c'est les « chefs bolchéviques » qui sont coupables de tout,- autrement dit, même « philosophie de l'histoire » que celle d'Axelrod et d'Alexinski.

Dès le premier paragraphe de la résolution viennoise, on lit que « les représentants de toutes les fractions et tendances... ont par leur décision » (au plénum) « pris sur eux, en connaissance de cause et après mûre réflexion, la responsabilité de faire exécuter les résolutions adoptées, et ceci dans des conditions déterminées et en collaboration avec des personnes, des groupes et des institutions déterminés ». Il s'agit des « conflits au sein de l'Organe central ». Qui est « responsable de l'exécution des résolutions » du plénum à l'Organe central ? La réponse est claire : c'est la majorité de l'Organe central, c'est-à-dire les bolcheviks plus les Polonais; ce sont eux qui sont responsables de l'exécution des résolutions du plénum « en collaboration avec des personnes déterminées », c'est-à-dire avec les gens du Goloss et de « Vpériod ».

Que déclare la résolution principale du plénum dans celle de ses parties qui est consacrée aux problèmes les plus « douloureux » de notre parti, aux problèmes qui étaient les plus litigieux avant le plénum et qui auraient dû devenir les moins litigieux après celui-ci ?

Cette résolution déclare qu'il y a lieu de considérer comme une manifestation de l'influence bourgeoise sur le prolétariat, d'une part, le fait de renier le parti social-démocrate illégal, de rabaisser son rôle et sa signification, etc., d'autre part, de renier le travail social-démocrate à la Douma et l'utilisation des possibilités légales, de méconnaître l'importance de l'une et l'autre forme, etc.

Nous demandons maintenant que veut dire cette résolution :

Veut-elle dire que les gens du Goloss devraient renoncer, d'une manière sincère et définitive, à renier le parti illégal, à le rabaisser, etc., devraient reconnaître leur déviation, s'en débarrasser, effectuer un travail positif dans un esprit hostile à cette déviation; que les adeptes de « Vpériod » devraient renoncer, d'une manière sincère et définitive, à renier le travail à la Douma et les possibilités légales; que la majorité de l'Organe central devrait, de toutes les manières, inviter les partisans du Goloss et de « Vpériod » à « collaborer », à la condition qu'ils renoncent, d'une manière sincère, conséquente et définitive, aux « déviations » dont le plénum a donné une description détaillée dans sa résolution ?

Ou bien la résolution veut-elle dire que la majorité de l'Organe central est responsable de l'exécution des résolutions (relatives à l'éviction des déviations liquidatrice et otzoviste) « en collaboration avec certains hommes du Goloss, qui, comme par le passé, et même plus grossièrement encore, continuent de défendre le liquidationnisme, avec certains partisans de « Vpériod » qui, comme par le passé, et même plus grossièrement encore, continuent à défendre la légalité de l'otzovisme, de l'ultimatisme [11], etc. ?

Il suffit de poser la question pour se rendre compte combien sont creuses les phrases de la résolution de Trotsky combien elles contribuent en fait à défendre la position d'Axelrod et Cie, d'Alexinski et Cie.

Dès les premières lignes de sa résolution, Trotsky a manifesté un « esprit de conciliation » des plus critiquables, un « esprit de conciliation » entre guillemets, un esprit de conciliation du groupuscule, du petit-bourgeois, celui qui tient compte de « personnes déterminées », et non d'une ligne, d'un esprit, d'un contenu idéologique et politique déterminés du travail du parti.

C'est justement l'abîme qui sépare l'« esprit de conciliation » de Trotsky et Cie, qui, en fait, rend un fier service aux liquidateurs et otzovistes ! et, pour cette raison, constitue pour le parti un mal d'autant plus pernicieux qu'il se cache, avec ruse, avec de belles phrases derrière des déclarations prétendument pro-parti et antifractionnistes - l'abîme qui sépare l'« esprit de conciliation » de Trotsky et Cie et l'esprit de parti véritable, qui consiste à purger le parti du liquidationnisme et de l'otzovisme.

Quelle est la tâche du parti, en fin de compte ?

S'agit-il d'avoir des « personnes, groupes et institutions déterminés » à « concilier », indépendamment de leur orientation, du contenu de leur travail, de leur attitude vis-à-vis de l'otzovisme et du liquidationnisme ?

Ou bien s'agit-il d'avoir une ligne du parti, une orientation idéologique et politique et un contenu dans notre travail, s'agit-il d'éliminer de ce travail l'otzovisme et le liquidationnisme, tâche qui doit être accomplie abstraction faite de « personnes, groupes et institutions », malgré l'opposition des « personnes, groupes et institutions » qui ne sont pas d'accord avec la ligne ou ne l'appliquent pas ?

Deux manières de voir sont possibles quant à la signification et aux conditions d'une unification du parti quelle qu'elle soit. Comprendre la différence qui sépare ces deux points de vue est fort important, parce qu'ils s'entrecroisent et se confondent à mesure que se développe notre « crise d'unification », et que si on ne les délimite pas exactement, la crise devient impossible à débrouiller.

L'un de ces deux points de vue sur l'unification place au premier plan la « conciliation » de « personnes, groupes et institutions déterminés ». Leur unité de vue sur le travail du parti, sur la ligne de ce travail devient alors secondaire. Il faut s'efforcer de passer les désaccords sous silence au lieu de mettre en lumière leurs racines, leur portée, les conditions objectives qui les suscitent. « Concilier » personnes et groupes, voilà l'essentiel. S'ils n'arrivent pas à s'entendre pour appliquer une ligne commune, il convient de l'interpréter de telle manière qu'elle devienne acceptable pour tous. Vivez et laissez vivre les autres. Cela, c'est « l'esprit de conciliation » petit-bourgeois, celui qui conduit tout droit à la diplomatie de cénacles. « Etouffer » les causes de désaccord, les passer sous silence, « apaiser » coûte que coûte les « conflits », neutraliser les tendances antagonistes, voilà quel est l'objectif essentiel de l'« esprit de conciliation » en question. Comme la base d'opérations du parti illégal est située à l'étranger, on conçoit que cette diplomatie de cénacles ouvre grande la porte aux « personnnes, groupes et institutions » qui jouent le rôle d'« honnêtes courtiers » dans toute sorte de tentatives visant à la « conciliation » et à la « neutralisation ».

A propos d'une tentative semblable effectuée au plénum, voici ce que raconte Martov dans le n°19-20 du Goloss :

« Les mencheviks, les « pravdistes » et les bundistes ont proposé de composer l'Organe central de telle manière que les deux courants opposés de la pensée du parti soient « neutralisés » qu'aucun d'entre eux ne soit franchement en majorité et que l'organe du parti soit ainsi contraint d'élaborer à propos de chaque question fondamentale, une ligne moyenne capable de réunir la majorité des militants du parti. »

La proposition menchévique n'a pas abouti, comme on sait. Trotsky, qui avait posé sa candidature à l'Organe central en qualité de neutralisateur, a subi un échec. La candidature d'un bundiste à cette même fonction - les mencheviks l'avaient proposée dans leurs discours - ne fut même pas mise aux voix.

Voilà quel a été en fait le rôle de ces « conciliateurs » dans le mauvais sens du terme, qui ont rédigé la résolution de Vienne et dont le point de vue se trouve exprimé dans l'article d'Ionov [12] paru dans le n°4 des Echos du Bund et que je viens de recevoir à l'instant. Les mencheviks ne se sont pas risqués à proposer un Organe central où leur tendance aurait eu la majorité, ils ont reconnu cependant, comme on peut le voir dans le raisonnement de Martov que j'ai cité, qu'il existe dans le parti deux courants opposés. Les mencheviks n'ont même pas eu l'idée de proposer un Organe central où leur tendance aurait la majorité. Ils n'ont même pas essayé d'obtenir un Organe central ayant une tendance déterminée (on a vu au plénum jusqu'où allait cette absence de tendance chez les mencheviks, à qui on demandait seulement, de qui on attendait encore seulement qu'ils renoncent sincèrement et définitivement au liquidationnisme). Les mencheviks souhaitaient la « neutralisation » de l'Organe central et mettaient en avant comme neutralisateur un bundiste, ou Trotsky. Ce bundiste ou Trotsky devait jouer le rôle d'une marieuse qui se serait engagée à « unir par les liens du mariage » des personnes, des groupes et des institutions déterminés », sans se préoccuper de savoir si l'une des parties en présence avait renoncé ou non au liquidationnisme.

Ce point de vue de la marieuse constitue toute la « base idéologique » de l'esprit de conciliation de Trotsky et d'lonov. Lorsqu'ils se répandent en pleurs et lamentations sur l'échec de l'unification, il convient de l'entendre cum grano salis. Il faut comprendre par là que la marieuse a échoué. Les espérances « déçues » de Trotsky et d'Ionov quant à une alliance avec « des personnes, des groupes et institutions déterminés », abstraction faite de leur attitude à l'égard du liquidationnisme, ces espérances déçues signifient seulement l'échec des marieuses, la fausseté et la mesquinerie du point de vue de la marieuse, mais absolument pas l'échec de l'unification du parti.

Il existe un deuxième point de vue sur ladite unification. Ce deuxième point de vue est fondé sur le fait qu'il existe toute une série de causes objectives profondes, indépendantes de la nature des « personnes, des groupes et des institutions déterminés » (au plénum ou par le plénum), causes qui, depuis longtemps déjà, ont commencé à susciter et continuent à susciter, au sein des deux anciennes, des deux principales fractions russes de la social-démocratie, des changements tels que - parfois contre le gré ou même à l'insu d'une partie des « personnes, des groupes et des institutions déterminés » - se créent les bases idéologiques et organisationnelles de l'unification. Ces conditions objectives tiennent aux particularités de l'époque de développement bourgeois de la Russie que nous sommes en train de vivre, époque de la contre-révolution bourgeoise et des tentatives de l'autocratie pour se réorganiser sur le modèle d'une monarchie bourgeoise. Ces conditions objectives provoquent dans le même temps des changements corrélatifs dans le caractère du mouvement ouvrier, dans la composition, le type et la physionomie de l'avant-garde ouvrière social-démocrate, et des changements dans les tâches idéelogiques et politiques du mouvement social-démocrate. C'est pourquoi l'influence de la bourgeoisie sur le prolétariat, créatrice du courant liquidateur (c'est-à-dire un semi-libéralisme qui cherche à se rattacher à la social-démocratie), de l'otzovisme (c'est-à-dire un semi-anarchisme qui cherche à se rattacher à la social-démocratie), est un phénomène qui ne peut être considéré comme un hasard ou comme le fruit de quelque malveillance, sottise ou erreur individuelle, mais représente le résultat inévitable de l'action exercée par ces causes objectives, une superstructure indissociable de la « base », bâtie au-dessus de tout le mouvement ouvrier de la Russie actuelle. La conscience du danger que représentent ces deux déviations, du préjudice qu'elles infligent au mouvement ouvrier, de l'absence de social-démocratisme en elles, suscite un rapprochement des éléments des diverses fractions et fraye la voie à une unification du parti « en dépit de tous les obstacles ».

De ce point de vue, l'unification peut se dérouler lentement, difficilement, avec des hésitations, des flottements, des retours en arrière, mais elle ne peut pas ne pas progresser. De ce point de vue, l'unification ne concerne pas forcément « des personnes, des groupes et des institutions déterminés », mais elle a lieu, au contraire, indépendamment de ces personnes, elle se les soumet, elle écarte celles qui ne voient pas ou qui refusent de voir les exigences du développement objectif, elle met en avant et attire des personnalités nouvelles qui n'appartenaient pas au lot primitif, elle procède à des remaniements, à des permutations, à des regroupements à l'intérieur des anciennes fractions, tendances ou divisions. De ce point de vue, l'unification est indissociable de sa base idéologique, elle ne peut progresser que sur la base d'un rapprochement idéologique, elle est liée à l'apparition, au développement, à la croissance de déviations telles que le liquidationnisme et l'otzovisme, non pas par le lien fortuit de telle ou . telle polémique, de tel ou tel différend littéraire, mais en vertu d'un lien interne, indestructible, comme celui qui rattache la cause à l'effet.


Notes

[11] Ultimatisme : courant parmi les bolchéviques préconisant qu’un ultimatum soit lancé à la fraction parlementaire social-démocrate pour qu’elle se soumette au Comité central. En cas de refus, ces députés devait être rappelés. Lénine considérait que l’ultimatisme était un « otzovisme honteux ».

[12] Illya Ionov (1887-1936) : beau-frère de Zinoviev, membre de l’éxécutif des Soviets durant le révolution d’octobre puis directeur de la librairie d’Etat (Gosizdat) après 1917.


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