1942

Au plus fort de la tourmente, avant d'être déporté à Auschwitz où il mourra, le jeune dirigeant trotskyste Abraham Leon rassemble des notes sur la question juive. Elles lui survivront.


La conception matérialiste de la question juive

Abraham Léon

3

La période de l'usurier juif


Jusqu'au XI° siècle, le régime économique qui dominait en Europe occidentale, se caractérisait par l'absence d'une production destinée à l'échange. Les quelques villes qui subsistaient de l'époque romaine, remplissaient principalement des fonctions administratives et militaires. Toute la production était uniquement destinée à la consommation locale et les domaines seigneuriaux se suffisant à eux-mêmes, entraient seulement en contact avec le vaste monde par les marchands juifs qui s'aventuraient dans ces parages [1]. Le rôle joué par les Européens dans le commerce ne pouvait être que passif.

Mais avec le temps, l'importation des marchandises orientales augmentant toujours, on a intérêt à produire directement pour l'échange. Le développement commercial stimule ainsi la production indigène. La production des valeurs d'usage cède progressivement la place à la production des valeurs d'échange.

Tous les produits indigènes ne sont pas recherchés en Orient. La production des valeurs d'échange se développe d'abord là où diverses conditions sont réunies pour la fabrication ou l'extraction de certaines marchandises particulièrement prisées à l'étranger, des produits des monopoles. Ainsi, les laines d'Angleterre, les draps de Flandre, le sel de Venise, les cuivres dinantais, etc. Là, dans ces endroits privilégiés, se développent rapidement

« ces industries spécialisées dont les produits ont tout de suite débordé, grâce au commerce au-delà des lieux d'origine » [2].

De passif, le commerce devient actif. Les draps de Flandre, les tissus de Florence partent à la conquête du vaste monde. Etant particulièrement recherchés, ces produits sont ainsi source d'énormes bénéfices. Cette rapide accumulation de richesses rend possible un développement accéléré de la classe marchande indigène. Ainsi, le sel fut entre les mains des Vénitiens un puissant moyen de s'enrichir et de tenir les peuples dans la sujétion. Dès l'origine, ces insulaires avaient fait, dans leurs lagunes, un sel qui fut recherché par tous les peuples situés dans l'Adriatique et qui valut à Venise des privilèges de commerce, des faveurs et des traités [3].

Aussi longtemps que l'Europe vécut sous le régime de l'économie naturelle, l'initiative du trafic commercial appartint aux marchands venus de l'Orient, principalement aux Juifs. Seuls, quelques colporteurs, quelques humbles fournisseurs des châteaux de nobles et du clergé parviennent à se détacher de la masse humble des serfs rivés à la glèbe. Mais le développement de la production indigène rend possible la formation rapide d'une classe puissante de marchands indigènes. Issus des artisans, ils se les subordonnent en mettant la main sur la distribution des matières premières [4]. Contrairement au commerce mené par les Juifs, nettement séparé de la production, le commerce indigène est essentiellement basé sur l'industrie.

Partout le développement industriel va de pair avec l'extension commerciale.

« Venise eut l'avantage d'être à la fois une des villes les plus commerçantes et les plus industrielles du monde. Ses fabriques servaient merveilleusement ses négociants dans leurs relations avec l'Orient. Venise et les villes voisines furent remplies de fabriques de toute espèce. »[5]
« En Italie comme en Flandre, le commerce de terre, par lequel il se prolonge, a pour conséquence l'activité des ports : Venise, Pise et Gênes ici; Bruges là-bas. Puis, derrière eux se développent les villes industrielles : les communes lombardes et Florence, d'une part; de l'autre, Gand, Ypres, Lille, Douai, et plus loin, Valenciennes, Bruxelles. » [6]

L'industrie lainière devint la base de la grandeur et de la prospérité des villes médiévales. Les draps et les tissus constituaient les marchandises les plus importantes sur les foires du Moyen Age [7]. Par là apparaît aussi la différence profonde entre le capitalisme médiéval et le capitalisme moderne ; celui-ci reposant sur une formidable révolution des moyens de production, celui-là uniquement basé sur le développement de la production des valeurs d'échange.

L'évolution échangiste de l'économie médiévale s'avéra fatale pour les positions des Juifs dans le commerce. Le marchand juif, important des épices en Europe et exportant des esclaves, est remplacé par de respectables commerçants chrétiens auxquels l'industrie urbaine fournit le principal aliment de leur négoce.

Cette classe commerçante indigène se heurte violemment aux Juifs, détenteurs d'une position économique surannée, héritée d'une période antérieure de l'évolution historique.

La contradiction croissante entre le commerce « chrétien » et juif se ramène donc à l'opposition de deux régimes : celui de l'économie échangiste et celui de l'économie naturelle. C'est donc le développement économique de l'Occident qui détruisit la fonction commerciale des Juifs, basée sur l'état arriéré de la production [8].

Le monopole commercial des Juifs déclinait à mesure que se développaient les peuples dont l'exploitation l'alimentait.

« Des siècles durant, les Juifs furent les tuteurs commerciaux des peuples nouveaux. Rôle dont ces derniers ne méconnaissaient pas l'utilité. Mais toute tutelle devient incommode lorsqu'elle se prolonge. Des peuples entiers s'émancipent, tout comme les hommes, et non sans lutte, de la tutelle d'autres peuples. » [9].

Avec le développement de l'économie échangiste en Europe, la croissance des villes et de l'industrie corporative, les Juifs sont évincés progressivement des positions économiques qu'ils occupaient [10]. Cette éviction est accompagnée d'une lutte farouche de la classe commerçante indigène contre les Juifs. Les croisades qui furent aussi l'expression de la volonté des villes marchandes de se frayer un chemin vers l'Orient, leur fournissent l'occasion de violentes persécutions et sanglants massacres contre les Juifs. A partir de cette époque, la situation des Juifs dans les villes de l'Europe occidentale est définitivement compromise.

Au début, la transformation économique n'atteint que certains centres urbains importants. Les domaines seigneuriaux sont très peu affectés par ce changement et le système féodal continue à y fleurir. Partant, la carrière de la richesse juive n'est pas encore terminée. Les domaines seigneuriaux offrent encore un champ d'action important aux Juifs. Mais maintenant, le capital juif, principalement commercial à l'époque précédente, devient presque exclusivement usuraire. Ce n'est plus le Juif qui fournit au seigneur les marchandises orientales, mais pendant un certain temps, c'est encore lui qui avance de l'argent pour ses dépenses. Si dans la période précédente, « Juif » était synonyme de « marchand », il commence de plus en plus à s'identifier avec « usurier » [11].

Il va sans dire que prétendre, comme le font la plupart des historiens, que les Juifs ont commencé à s'occuper du crédit seulement après leur éviction du commerce, est une grossière erreur. Le capital usuraire est frère du capital commercial. Dans les pays d'Europe orientale, où il n'y eut pas d'élimination des Juifs du commerce, on rencontre, comme nous le verrons plus tard, un nombre respectable d'usuriers juifs [12]. En réalité, l'éviction des Juifs du commerce a eu pour conséquence de les cantonner dans une des professions qu'ils avaient déjà pratiquées auparavant.

Le fait que les Juifs aient possédé, à différentes époques, des propriétés terriennes ne peut servir d'argument sérieux en faveur de la thèse traditionnelle des historiens juifs. Loin de constituer une preuve de la multiplicité, des occupations des Juifs, la propriété juive doit être considérée comme fruit de leurs opérations usuraires et commerciales [13].

Dans les livres commerciaux du Juif français Heliot, de Franche-Comté, qui vécut au début du XIV° siècle, nous trouvons des vignobles mentionnés parmi ses propriétés. Mais il ressort clairement de ses livres que ces vignobles ne constituaient pas pour Heliot la base d'une profession agricole : ils étaient le produit de ses opérations mercantiles. Lorsque, en 1360, le roi de France eut invité à nouveau les Juifs sur son territoire, le représentant des Juifs, un certain Manassé, souleva le problème de la protection royale pour les vignobles et les bêtes qui passeraient aux mains des Juifs comme gages non libérés. En Espagne, lors de grandes disputes théologiques entre Juifs et chrétiens, ces derniers reprochent aux Juifs de s'être enrichis grâce à leurs opérations « d'usure. Ils se sont emparés des champs et des bêtes... Ils possèdent les trois quarts des champs et des terrains d'Espagne » [14].

Les propriétés nobles passant aux mains des Juifs sont un fait courant à cette époque. Tel le village de Strizov, en Bohême, ayant appartenu à deux nobles et attribué en paiement de dettes aux Juifs Fater et Merklin (1382). Le village Zlamany Ujezd, en Moravie, alloué au Juif Aron de Hradic; le village Neverovo, en Lituanie, attribué au Juif Levon Salomic, etc.

Aussi longtemps que la propriété foncière des Juifs ne constituait pour eux qu'un objet des spéculations, elle ne pouvait avoir qu'un caractère extrêmement précaire parce que la classe féodale parvint très tôt à imposer l'interdiction d'engager des propriétés immobilières chez les Juifs.

Il en fut autrement là où il se produisait une véritable mutation économique et sociale, là où les Juifs abandonnaient leurs affaires pour devenir de véritables propriétaires terriens. Il fallait que, tôt ou tard, ils changeassent également de religion.

Au début du XV° siècle, un Juif du nom de Woltschko étant devenu propriétaire de plusieurs villages, le roi de Pologne s'efforçait absolument de l'amener à « reconnaître son aveuglement et à se joindre à la sainte religion chrétienne ». Ce fait est significatif, car les rois de Pologne protégeaient avec sollicitude la religion juive. Jamais l'idée ne leur serait venue de convertir au christianisme des marchands ou des banquiers juifs. Mais un propriétaire terrien juif au Moyen Age ne pouvait constituer qu'une anomalie.

Ceci est généralement vrai en ce qui concerne l'usurier chrétien.

Ce problème n'a naturellement rien de commun avec les niaiseries raciales. Il est clair qu'il est complètement inepte de prétendre, avec Sombart, que l'usure constitue une qualité spécifique de la « race juive ». L'usure, qui joue, comme nous l'avons vu, un rôle important dans les société précapitalistes, est presque aussi vieille que l'humanité et a été pratiquée par toutes les races et nations. Il suffit de rappeler le rôle prédominant joué par l'usure dans les sociétés grecque et romaine [15]

Prétendre que les Juifs ont pratiqué l'usure en raison de leurs dispositions raciales, c'est renverser les données du problème. Ce n'est pas par les capacités « innées » ou l'idéologie d'un groupe social qu'il faut expliquer sa position économique. C'est, au contraire, sa position économique qui explique ses capacités et son idéologie. La société médiévale n'a pas été divisée en seigneurs et en serfs, parce que chacun de ces groupes possédait à l'origine des dispositions spécifiques pour le rôle économique qu'il devait jouer. L'idéologie et les capacités de chaque classe se sont formées lentement en fonction de leurs positions économiques.

Il en est de même des Juifs. Ce n'est pas leur disposition « innée » au commerce qui explique leur position économique, c'est leur position économique qui explique leurs dispositions au commerce. Les Juifs constituent d'ailleurs un conglomérat racial très hétérogène. Ils ont absorbé, au cours de leur histoire, une multitude d'éléments ethniques non sémitiques. En Angleterre, le « monopole de l'usure leur apportait de telles richesses qu'on indique des chrétiens qui sont passés au judaïsme pour participer au monopole de prêt juif » [16]. Le judaïsme constitue donc bien le résultat d'une sélection sociale et non pas une « race ayant des dispositions innées pour le commerce ». Mais la primauté du facteur économique et social n'exclut pas, loin s'en faut, l'influence du facteur psychologique.

Tout comme il est enfantin de voir dans la position économique du judaïsme le résultat des « dispositions des Juifs », il est puéril de la considérer comme le fruit des persécutions et d'interdictions légales d'exercer d'autres professions que le commerce ou l'usure.

« Dans de nombreux écrits sur la vie économique des Juifs au Moyen Age, il est dit qu'ils furent exclus, dès le début, de l'artisanat, du trafic des marchandises et qu'il leur était interdit de posséder des propriétés foncières. Ce n'est là qu'une fable. En fait, au XII° siècle et au XIII° siècle, habitant dans presque toutes les grandes villes de l'Allemagne de l'Ouest, ils demeuraient parmi les chrétiens et ils jouissaient des mêmes droits civiques que ces derniers... A Cologne, pendant toute une période, les Juifs avaient même possédé le droit d'obliger un chrétien, qui avait une réclamation à adresser à un Juif, de comparaître devant des juges juifs pour être jugé selon le droit hébraïque...
Il est tout aussi faux de prétendre que les Juifs ne pouvaient point être admis dans les corporations artisanales. Certes, plusieurs corporations n'admettaient pas ce qu'on appelait « les enfants juifs » (Juden Kinder), comme apprentis, mais ce n'était pas le cas pour toutes les corporations. L'existence d'orfèvres juifs, même à l'époque où les règlements corporatifs devinrent beaucoup plus sévères, le prouve à suffisance. Il y avait certainement peu de forgerons et de charpentiers juifs parmi les artisans au Moyen Age : les parents juifs qui donnaient leurs enfants en apprentissage dans ces métiers étaient très rares. Même les corporations qui excluaient les Juifs ne le faisaient pas par animosité religieuse ou par haine de race, mais parce que les métiers d'usuriers et de colporteurs étaient réputés « malhonnêtes ». Les corporations excluaient les enfants d'hommes d'affaires, d'usuriers et de colporteurs juifs, tout comme elles n'acceptaient pas en leur sein des fils de simples manoeuvres, de bateliers et de tisserands de lin [17].

La société féodale était essentiellement une société de castes. Elle voulait que chacun « restât à sa place » [18]. Elle combattait l'usure des chrétiens comme elle rendait impossible aux bourgeois l'accession à la noblesse, comme elle regardait avec mépris le noble qui s'abaissait à pratiquer un métier ou à faire du commerce.

En 1462, on chasse, de la ville de Nordlingen, le docteur Han Winter parce qu'il pratiquait l'usure par l'intermédiaire d'un Juif. Trente ans plus tard, dans la même ville, un bourgeois du nom de Kinkel a été exposé au pilori et chassé de la ville pour avoir pratiqué la « profession juive ». Le synode de Bamberg, en 1491, menace de chasser de la communauté chrétienne tout chrétien pratiquant l'usure, seul ou par l'intermédiaire des Juifs. En 1487, en Silésie, on décrète que tout chrétien qui aura pratiqué l'usure sera mis à la disposition du tribunal royal et puni d'une façon exemplaire.

Aussi longtemps que l'édifice féodal demeure solide, l'attitude de la société chrétienne à l'égard du prêt à intérêt ne change pas. Mais les profondes mutations économiques que nous avons examinées plus haut renversent les données du problème. Le développement industriel et commercial hisse la banque à un rôle indispensable dans l'économie. Le banquier avançant des fonds au commerçant ou à l'artisan, devient un élément essentiel du développement économique.

Le trésor de l'usurier remplit, à l'époque féodale, le rôle d'une réserve nécessaire, mais absolument improductive.

« Les formes caractéristiques - dans la production capitaliste, ces formes sont secondaires et ne déterminent plus le caractère du capital productif d'intérêt - sous lesquelles fonctionne le capital usuraire dans la période précapitaliste sont au nombre de deux : l'usure est prélevée soit sur les prêts aux grands, généralement des propriétaires fonciers qui dissipent leur fortune, soit sur les prêts aux petits producteurs, propriétaires de leurs instruments de travail, c'est-à-dire aux artisans et surtout aux paysans qui représentaient à cette époque la classe la plus importante. » [19].

L'usurier prête aux féodaux et aux rois pour leur luxe et leurs dépenses de guerre. Il prête aux paysans et aux artisans pour leur permettre de payer les taxes, les redevances, etc. L'argent prêté par l'usurier ne crée pas de la plus-value; il lui permet seulement de s'emparer d'une partie du surproduit déjà existant.

La fonction du banquier est toute différente. Il contribue directement à la production de la plus-value. Il est productif. Le banquier finance les grandes entreprises commerciales et industrielles. Tandis que le crédit est essentiellement un crédit de consommation à l'époque féodale, il devient un crédit de production et de circulation à l'époque du développement commercial et industriel.

Il y a donc une différence essentielle entre l'usurier et le banquier. Le premier est l'organe du crédit à l'époque féodale, tandis que le second est l'organe du crédit à l'époque de l'économie échangiste. Le fait d'ignorer cette distinction fondamentale induit presque tous les historiens en erreur. Ils ne voient aucune différence entre le banquier de l'Antiquité, le banquier juif d'Angleterre au XI° siècle et Rothschild ou même Fugger.

« Newman dit que la différence entre l'usurier et le banquier consiste en ce que le premier prête au pauvre et le second au riche. Il ne voit pas qu'il ne s'agit pas simplement d'une question de riche et de pauvre, mais de la différence entre deux modes sociaux de production et entre les structures sociales qui y correspondent. » [20]

Bien entendu, cette distinction devient surtout visible à l'époque capitaliste proprement dite. Mais

« déjà, dans les formes antérieures, le commerçant a, avec le prêteur, les mêmes rapports que le capitaliste moderne, et ce rapport n'échappe pas à l'attention des universités catholiques. Les universités d'Alcala, de Salamanque, d'Ingolstadt, de Fribourg-en-Brisgau, de Mayence, de Cologne et de Trèves reconnurent l'une après l'autre la légitimité de l'intérêt de l'argent avancé pour le commerce » [21].

A mesure que le développement économique se poursuit, la banque conquiert des positions de plus en plus solides, tandis que l'usurier juif perd de plus en plus de terrain. On ne le trouve plus dans les prospères cités commerciales de Flandres, parce que

« les Juifs, à la différence des Lombards, ne pratiquaient que le taux à intérêt et ne jouaient pas le rôle d'intermédiaires dans les opérations de négoce » [22].

Après leur élimination du commerce, procès qui s'achève en Europe occidentale au XIII° siècle, les Juifs développent encore les affaires d'usure dans les régions non encore atteintes par l'économie échangiste.

En Angleterre, à l'époque du roi Henri II (deuxième moitié du XII° siècle), les Juifs sont déjà enfoncés dans l'usure. Ils sont généralement très riches et leur clientèle est constituée par des grands propriétaires fonciers. Le plus célèbre de ces banquiers juifs était un certain Aaron de Lincoln, très actif à la fin du XII° siècle. Le roi Henri II, seul, lui devait 100.000 £, somme équivalente au budget annuel du royaume d'Angleterre à cette époque.

Grâce au taux d'intérêt extrêmement élevé - il oscillait entre 43 et 86 % - une masse de terres de la noblesse est passée aux mains des usuriers juifs. Mais ils avaient des associés puissants et... exigeants. Si les rois d'Angleterre soutenaient les affaires des Juifs, c'est parce qu'elles constituaient pour eux une source très importante de revenus. Tous les prêts contractés chez les Juifs étaient enregistrés dans le scaccarium judaeorum et étaient frappés d'une taxe de 10 % au profit du trésor royal. Mais cette contribution légale était loin de suffire aux rois. Tous les prétextes leur étaient bons pour déposséder les Juifs et continuellement, l'usure exercée par les Juifs contribuait à grossir le trésor royal. Il était surtout mauvais pour les Juifs d'avoir les rois comme débiteurs importants. Les héritiers d'Aaron de Lincoln s'en aperçurent en 1187, lorsque le roi d'Angleterre confisqua les biens de ce riche banquier.

La noblesse dépossédée se vengeait en organisant des massacres de Juifs. En 1189, les Juifs sont massacrés à Londres, à Lincoln et à Stamford. Une année plus tard, la noblesse, conduite par un certain Malebysse, détruit le scaccarium judaeorum de York. Les traites sont solennellement brûlées. Les Juifs, assiégés dans le château, se suicident. Mais le roi continue à protéger les Juifs, même après leur mort... Il exige le paiement, à son profit, des sommes dues aux Juifs, étant donné que les Juifs étaient les « esclaves de son trésor ». Des employés spéciaux sont chargés par lui de faire une liste exacte de toutes les dettes.

Au début du XIII° siècle, le roi concède à la noblesse anglaise une « magna charta » qui apporte certaines améliorations au régime des prêts. Cependant, en 1262 et en 1264, de nouvelles émeutes éclatent contre les Juifs.

En 1290, toute la population juive d'Angleterre, c'est-à-dire près de 3.000 personnes, est expulsée et ses biens sont confisqués. La situation économique des Juifs, beaucoup plus nombreux en France (100.000), n'est pas sensiblement différente de celle des Juifs anglais.

« A l'avènement de Philippe Auguste (1180) et dans les premières années de son règne, les Hébreux étaient riches et nombreux en France. De savants rabbins avaient été attirés à la synagogue de Paris, laquelle, à l'entrée solennelle du pape Innocent à Saint-Denis en 1135, avait déjà figuré parmi les corporations de la capitale au passage du pontife. Suivant l'historien Rigord, ils avaient acquis presque la moitié de Paris... Dans les villages, les villes et les faubourgs, partout s'étendaient leurs créances. Un grand nombre de chrétiens avaient même été expropriés par les Juifs pour cause de dettes. » [23].

C'est surtout dans la France du Nord que les Juifs s'occupent d'usure. En Provence, au XIII° siècle, la participation des Juifs au commerce est encore très importante. Les Juifs de Marseille étaient en relations d'affaires suivies avec l'Espagne, l'Afrique du Nord, la Sicile et la Palestine. Ils possédaient même des bateaux et importaient, comme leurs ancêtres de l'époque carolingienne, des épices, des esclaves.

Mais ce ne sont là que les vestiges d'une époque révolue. L'usure semble constituer, au XIII° siècle, la fonction économique principale des Juifs de France. Dans chaque ville, un notaire était désigné pour les affaires de prêt. Le taux d'intérêt s'élevait à 43 %. Jusqu'au statut de Melun (1230) qui interdit aux Juifs le prêt sur gages immobiliers, les clients principaux des banquiers juifs étaient les princes et les seigneurs. Au début du XII° siècle, le Juif Salomon, de Dijon, était créancier des plus grands cloîtres de France. Le comte de Montpellier devait à un Juif du nom de Bendet, la somme de 50.000 sous. Le pape Innocent III, dans une lettre au roi de France, exprime son indignation du fait que les Juifs s'approprient des biens de l'Eglise, qu'ils s'emparent de terres, de vignobles.

Si la position économique des Juifs de France ressemblait à celle des Juifs d'Angleterre, leur situation politique était différente. Le pouvoir, beaucoup plus morcelé, les livrait aux mains d'une multitude de princes et de seigneurs. Les Juifs étaient assujettis à une foule d'impôts et de taxes qui enrichissaient les puissants. Différents moyens étaient mis en oeuvre pour extraire le plus d'argent des Juifs. Les arrestations en masse, les procès rituels, les expulsions, tout cela était prétexte à de formidables extorsions de fonds. Les rois de France expulsèrent et accueillirent à plusieurs reprises des Juifs pour s'emparer de leurs biens.

On ne connaît pas exactement la position sociale et économique des Juifs dans l'Espagne musulmane. Il ne fait cependant pas l'ombre d'un doute qu'ils appartenaient aux classes privilégiées de la population.

« Arrivant à Grenade, écrit un certain Abou Ishak d'Elvira, j'ai vu que les Juifs occupent ici des postes dirigeants. Ils se sont partagés la capitale et la province. Partout, ces maudits sont à la tête de l'administration. Ils s'occupent de la rentrée des impôts, vivent dans le luxe pendant que vous, musulmans, vous portez des haillons. »

En Espagne chrétienne, en Castille, les Juifs sont banquiers, fermiers d'impôts, fournisseurs du roi. La royauté les protège parce qu'ils lui fournissent un appui économique et politique. Le taux d'intérêt, plus bas que dans d'autres pays, était de 33 1/3 % au début du XII° siècle. Dans de nombreux cortès, la noblesse a lutté pour la réduction du taux d'intérêt, mais elle s'est toujours heurtée à la résistance des rois. C'est seulement sous le règne d'Alphonse IX que la noblesse est parvenue à des résultats dans ce domaine.

Une situation semblable s'est créée en Aragon. Jehuda de Cavallera est un exemple caractéristique d'un grand « capitaliste » juif du XIII° siècle. Il affermait les salines, battait monnaie, fournissait l'armée et possédait de grands terrains et une multitude de troupeaux. C'est sa fortune qui permit la construction d'une flotte de guerre pour la guerre contre les Arabes.

Le retard économique de l'Espagne rendit possible aux Juifs la conservation de leurs positions commerciales plus longtemps qu'en Angleterre ou en France. Des documents du XII° siècle mentionnent des Juifs de Barcelone effectuant des voyages jusqu'au Bosphore. En 1105, le comte Bernard III concède un monopole d'importation d'esclaves siciliens à trois Juifs, marchands et propriétaires de bateaux de Barcelone. Il faudra attendre le XIV° siècle, lorsque Barcelone sera « transformée en vaste magasin et en vaste atelier » [24], pour que les Juifs soient complètement expulsés de son commerce. Leur situation a tellement empiré qu'ils sont obligés de payer des taxes pour pouvoir passer par cette ville.

« Les infortunés Israélites, loin d'être marchands à Barcelone, y entraient comme marchandise. » [25].

L'usure juive prend une telle extension en Aragon que des mouvements sérieux contre les Juifs se produisent parmi la noblesse et la bourgeoisie.

En Allemagne, la période principalement commerciale s'étend jusqu'à la moitié du XIII° siècle. Les Juifs mettent en rapport l'Allemagne avec la Hongrie, l'Italie, la Grèce et la Bulgarie. Le commerce d'esclaves était florissant jusqu'au XII° siècle. Ainsi, il est rappelé dans les tarifs douaniers de Wallenstadt et de Coblence que les marchands d'esclaves juifs doivent payer pour chaque esclave 4 dinars. Un document de 1213 dit des Juifs de Laubach « qu'ils sont extraordinairement riches et qu'ils mènent un grand commerce avec les Vénitiens, les Hongrois et les Croates ».

A partir du XIII° siècle, l'importance des villes allemandes s'accroît. Comme partout ailleurs, et pour les mêmes causes, les Juifs sont éliminés du commerce et se tournent vers les affaires bancaires.

Le centre de gravité de l'usure juive se concentre sur la noblesse. Les actes de Nuremberg prouvent que la dette moyenne contractée chez les Juifs se montait à 282 Gulden pour les gens de la ville et à 1.672 pour les nobles. Il en est pareillement des 87 traites de l'Ulmen qui appartenaient à des maisons de banque juives. Sur les 17.302 Gulden qu'elles représentent, 90 % sont dus par des nobles. En 1344, le banquier juif Fivelin prête au comte de Zweibrücken 1.090 livres. Le même Fivelin, en collaboration avec un certain Jacob Daniels, prête, en 1339, 61.000 florins au roi d'Angleterre Edouard III [26].

En 1451, l'empereur Frédéric III demande au pape Nicolas V un privilège pour les Juifs, « afin qu'ils puissent habiter l'Autriche et y prêter à intérêt pour la plus grande commodité de la noblesse ». Au XIII° siècle, les Juifs Lublin et Nzklo occupent à Vienne les importantes fonctions de « comtes du trésor du duc autrichien » (Comites camarae ducis austriae).

Mais cet état de choses ne pouvait se maintenir indéfiniment. L'usure détruisait lentement le régime féodal, ruinait toutes les classes de la population sans introduire une économie nouvelle à la place de l'ancienne. Contrairement au capital, l'usure est essentiellement conservatrice.

« L'usure et le commerce exploitent un mode déterminé de production qu'ils ne créent pas et auquel ils restent extérieurs; l'usure cherche à conserver ce procédé intact, afin de perpétuer son exploitation... L'usure agglomère l'argent là où les moyens de production sont éparpillés. Elle ne modifie pas le mode de production, mais s'y attache en parasite. Elle l'épuise, l'énerve et rend de plus en plus misérables les conditions de la production... L'usure exploite, mais ne produit pas comme le capital. » [27].

Malgré cet effet destructif, l'usure reste indispensable dans les systèmes économiques arriérés. Mais elle y devient une cause importante de la stagnation économique, comme cela se voit dans plusieurs pays asiatiques.

Si le fardeau de l'usurier devient de plus en plus insupportable en Europe occidentale, c'est qu'il est incompatible avec les nouvelles formes économiques. L'économie échangiste pénètre la vie rurale. Le développement industriel et commercial des villes produit le recul du vieux système féodal dans les campagnes. Un vaste marché s'offre aux produits agricoles, ce qui entraîne un recul sensible des anciennes formes de servitude, de redevances basées sur l'économie naturelle.

« Ce n'est guère que dans les régions difficilement accessibles ou fort éloignées des grands courants commerciaux que le servage conserve sa forme primitive. Partout ailleurs, s'il ne disparaît pas, il s'atténue. On peut dire qu'à partir du commencement du XIII° siècle, la classe rurale dans l'Europe occidentale et centrale est devenue ou est en passe de devenir une population de paysans libres. » [28].

Partout en Europe occidentale et en partie en Europe centrale, les XII°, XIII° et XIV° siècles sont l'époque du développement de l'usure juive. L'évolution économique entraîne son rapide déclin. L'expulsion définitive des Juifs à lieu à la fin du XIII° siècle en Angleterre; à la fin du XIV° siècle en France; à la fin du XV° siècle en Espagne. Ces dates reflètent la différence de l'allure du développement économique de ces pays. Le XIII° siècle est l'époque d'un épanouissement économique en Angleterre. C'est au XV° siècle que les

« royaumes espagnols s'enrichissent et développent leur commerce. Les campagnes commencent à se couvrir de moutons et la laine espagnole devient, dans le commerce du nord, une rivale de la laine anglaise. L'exportation en augmente considérablement vers les Pays-Bas et l'élevage des moutons commencera à donner son aspect caractéristique à la Castille dont il enrichit la noblesse. Le fer de Bilbao, l'huile d'olive, les oranges, les grenades font aussi l'objet d'un transit grandissant vers le nord » [29].

Le féodalisme cède progressivement la place au régime échangiste. Par voie de conséquence, le champ d'activité de l'usure juive se rétrécit constamment. Elle devient de plus en plus insupportable parce que de moins en moins nécessaire. Plus l'argent devient abondant par suite de la circulation plus intense des marchandises, et plus la lutte devient impitoyable contre une fonction économique qui n'a pu guère trouver de justification économique qu'au temps de l'immobilité économique, quand le trésor de l'usurier constituait la réserve indispensable de la société.

Maintenant, le paysan commence à vendre ses produits et à payer son seigneur en argent. La noblesse, pour satisfaire ses besoins de luxe croissants, a intérêt à affranchir la paysannerie, à remplacer partout en rente en argent la rente stable en produits.

« La transformation d'abord localisée, ensuite plus ou moins nationale, de la rente produit en rente argent, suppose un développement déjà plus considérable du commerce, de l'industrie urbaine, de la production marchande en général et par conséquent de la circulation monétaire. » [30].

La transformation de toutes les classes de la société en producteurs de valeurs d'échange, en possesseurs d'argent, les dresse unanimement contre l'usure juive dont le caractère archaïque accentue l'apparence spoliatrice. La lutte contre les Juifs prend des formes de plus en plus violentes. Il fallait que la royauté, traditionnelle protectrice des Juifs, cédât aux revendications répétées des congrès de la noblesse et de la bourgeoisie. D'ailleurs, les monarques eux-mêmes devaient puiser toujours plus souvent dans les caisses de la bourgeoisie, classe qui monopolise bientôt la partie la plus importante des biens immobiliers. Les Juifs, en tant que source de revenus, perdent de plus en plus d'intérêt aux yeux des rois (sans compter que l'expulsion des Juifs était toujours une opération extrêmement profitable).

C'est ainsi que les Juifs sont expulsés progressivement de tous les pays occidentaux. C'est un exode des pays plus développés vers les pays arriérés de l'Europe orientale. La Pologne, plongée en plein dans le chaos féodal, devient le refuge principal des Juifs chassés de partout ailleurs. Dans d'autres pays, en Allemagne, en Italie, les Juifs se maintiennent encore dans les régions les moins évoluées. Lors du voyage de Benjamin de Tudèle, il n'y avait presque pas de Juifs dans les centres commerciaux tels que Pise, Amalfi, Gênes. Par contre, ils étaient très nombreux dans les parties les plus arriérées de l'Italie. Même dans les Etats de l'Eglise, les conditions pour le commerce et la banque juifs étaient beaucoup plus favorables que dans les riches républiques marchandes de Venise, de Gênes, de Florence.

L'économie marchande expulse donc les Juifs de leurs derniers retranchements. Le Juif, « banquier de la noblesse », est déjà tout à fait inconnu en Europe occidentale vers la fin du Moyen Age. Ici et là, de petites communautés juives parviennent à se maintenir dans certaines fonctions économiques subordonnées. Les « banques juives » ne sont plus maintenant que des Monts-de-Piété où c'est la misère qui emprunte.

C'est la chute totale. Le Juif devient le petit usurier qui prête contre des gages de peu de valeur aux pauvres des villes et des campagnes. Et que peut-il faire avec les gages non retirés ? Il faut les vendre. Le Juif devient petit colporteur, frippier. C'en est complètement fini de l'ancienne splendeur.

C'est alors que commence l'époque des ghettos [31] et des pires persécutions et humiliations.

L'image de ces malheureux portant rouelle et costumes les ridiculisant, payant comme des bêtes des taxes pour le passage des villes et des ponts, honnis et abaissés, s'est incrustée pour longtemps dans la mémoire des populations de l'Europe occidentale et centrale.

Les rapports des juifs avec les autres classes de la société

L'évolution de la situation sociale et économique des Juifs fut d'une influence déterminante sur les rapports qui les liaient aux autres classes sociales. A l'époque de leur apogée commerciale, ils sont protégés avec sollicitude par les rois et les nobles. Leurs relations avec les paysans sont sans grande importance. Par contre, les rapports des Juifs avec la classe bourgeoise furent hostiles dès son entrée sur la scène de l'histoire.

Eliminé du commerce, le « capital » juif se cantonne uniquement dans l'usure. Cette nouvelle situation a pour résultat le changement d'attitude de la noblesse et de la royauté à l'égard des Juifs. Les seigneurs, dans l'obligation de défendre leurs propriétés menacées, passent souvent à une lutte impitoyable contre les usuriers qui les ruinent. Les rois continuent à « protéger les Juifs » mais en réalité, ils s'en servent pour pomper à leur profit les ressources du pays. Mais aussi longtemps que l'économie échangiste n'a pas encore pénétré dans le domaine rural, la situation des Juifs demeure encore relativement supportable.

C'est seulement lorsque la campagne commence à se « capitaliser », lorsque seigneurs et paysans commencent à conquérir un champ d'activité de plus en plus étendu, que toutes les classes de la société se trouvent d'accord pour persécuter et expulser les Juifs. La victoire de l'économie basée sur l'argent est aussi la défaite de l'ancien « homme d'argent ». Eliminés de leur rôle de banquiers de la noblesse, quelques Juifs parviennent encore à se cramponner dans les « trous » de l'économie. Devenus tenanciers des Monts-de-Piété, marchands de vieux habits, colporteurs et fripiers, il mènent une vie misérable dans de sombres ghettos, en butte à la haine et au mépris du peuple. C'est de plus en plus avec les pauvres, les artisans et les paysans que les Juifs sont uniquement en rapport. Et souvent la colère du peuple, dépouillé par les rois et les seigneurs et obligé d'engager ses dernières hardes chez les Juifs, se tourne contre les murs du ghetto. Les seigneurs et les riches bourgeois qui se servent des Juifs pour exploiter encore le peuple, utilisent souvent ces émeutes populaires pour dépouiller les « esclaves de leur trésor ».

 

A) la royauté et les Juifs

Lorsque l'ennemi des Juifs, Gonzalo Matiguez, offrit au roi de Castille trois millions de pièces d'or à condition qu'il chassât les Juifs, l'évêque don Gil lui répondit:

« Les Juifs sont un trésor pour le roi, un vrai trésor ! Et toi, tu veux les chasser... Tu n'es donc pas un moindre ennemi du roi que des Juifs... »

Encore, en 1307, à la suite d'une résolution des prêtres castillans contre l'usure juive, le roi interdit de susciter des difficultés aux Juifs.

« Les Juifs, dit un décret à ce sujet, appartiennent au roi à qui ils paient des impôts; et c'est la raison pour laquelle il est impossible d'admettre une quelconque limitation de leur vie économique, étant donné que cela porterait préjudice au trésor royal. »

En Pologne, la protection royale a pris des proportions inaccoutumées à cette époque. Ainsi, en 1504, le roi polonais Alexandre déclare

« qu'il agit envers les Juifs comme il sied aux rois et aux puissants qui ne doivent pas se distinguer seulement par leur tolérance à l'égard des chrétiens, mais aussi envers les adeptes d'autres religions » [32].

Un autre roi polonais, le roi Casimir Jagellon, dit de même

« qu'il fait ce que lui dicte le principe de tolérance imposé par la loi divine ».

La raison de cette attitude n'est pas difficile à comprendre. Les Juifs constituaient pour les rois une source de revenus des plus appréciable. Par exemple, en Espagne, ce sont les financiers juifs, les frères Ravia, qui ont permis aux rois castillans de finir heureusement la guerre contre les Maures. D'autres banquiers juifs ont soutenu les rois espagnols dans leur lutte contre la noblesse. Une organisation fiscale spéciale, constituée pour la perception d'impôts juifs fonctionnait dans plusieurs pays. En Angleterre, le scaccarium judaeorum permettait d'enregistrer toutes les affaires des Juifs et c'est par son intermédiaire que s'effectuait le recouvrement de leurs créances. Il était dirigé par un collège de sept membres, dont trois juifs, deux chrétiens et deux employés du roi. Chaque opération de crédit rapportait 10 % au trésor royal.

Il va de soi que la royauté ne pouvait se contenter d'une aussi maigre part. Aussi, les mesures appropriées, telles que des confiscations extraordinaires, venaient suppléer à la carence des impôts normaux.

Juridiquement, les Juifs étaient des Kammerknechte, des esclaves du trésor royal, et dans les pays où le pouvoir politique était extrêmement morcelé, les esclaves du trésor des seigneurs.

Remplir les caisses des puissants, telle devint leur raison d'être [33].

Dans les lois anglo-saxonnes, il est dit: « Ipsi Judaei et omnia sua regis sunt », c'est-à-dire, les Juifs et tous leurs biens appartiennent au roi. La législation de l'Espagne du Nord s'exprime de la même façon :

« Les Juifs sont esclaves du roi et appartiennent pour toujours au fisc royal. » [34].

Le système était d'une grande simplicité. Les Juifs dépouillaient les seigneurs et les rois écorchaient les Juifs. Mais pour pouvoir les écorcher, il fallait qu'ils fussent là. C'est pourquoi les rois protégeaient les Juifs et stimulaient leurs entreprises par tous les moyens en leur pouvoir.

Mais si le roi, en tant que représentant de l'Etat, avait intérêt à protéger les Juifs, il ne faut pas oublier qu'il était en même temps un grand seigneur, par conséquent un de leurs grands débiteurs.

Dans ce rôle, il était évidemment tenté de mettre un terme à leurs entreprises, ce qui constituait toujours une opération fort fructueuse. Mais tandis que la volonté des seigneurs de moindre importance de se libérer de leurs dette et de leur convoitise était précisément mise en échec et contenue par la protection que la royauté accordait aux Juifs, le « Grand Seigneur-roi » n'avait évidemment pas de telles entraves extérieures à surmonter. « Deux âmes habitaient donc son corps. » En tant que roi, il combattait les revendications de la noblesse et de la bourgeoisie et s'opposait aux massacres et à l'expulsion des Juifs; en tant que le plus grand propriétaire terrien, il avait lui-même le plus grand intérêt aux persécutions dirigées contre les Juifs.

Les moyens dont disposaient les rois pour « extraire » de l'argent de leurs esclaves juifs étaient très variés. Il y avait d'abord les arrestations en masse. On emprisonnait les Juifs sous le premier prétexte venu et on ne les libérait que lorsqu'ils s'étaient acquittés de sommes considérables. Par ce moyen, en 1180, le roi de France Philippe II Auguste a extorqué aux Juifs 15.000 marks. Le comte Alphonse de Poitiers a « encaissé » dans une occasion semblable 20.000 livres.

On usait encore d'autres moyens. On accusait les Juifs d'empoisonner les puits et d'employer le sang des chrétiens pour leurs cérémonies religieuses (procès rituels). En 1321, les Juifs de France sont condamnés à une amende de 150.000 livres pour avoir empoisonné les puits.

Enfin l'opération la plus réussie du genre consistait à expulser les Juifs, à confisquer leurs biens et à les réadmettre ensuite contre paiement de sommes formidables. En 1182, Philippe Auguste chasse tous les Juifs de son royaume et confisque tous leurs biens immobiliers. Il leur permet de rentrer quinze ans plus tard et se fait offrir pour cette « charité » 150.000 marks. A nouveau, en 1268, le roi de France Louis IX décrète que tous les Juifs doivent quitter la France et que leurs trésors seront confisqués. Aussitôt après, des pourparlers sont engagés avec ses « servi camerae » et la mesure est rapportée moyennant des cadeaux considérables.

L'expulsion des Juifs en 1306 rapporte au roi de France Philippe le Bel 228.460 livres, somme énorme pour l'époque.

Invités à nouveau à rentrer en 1315, les Juifs versent pour cette nouvelle faveur 22.500 livres. Mais déjà six ans plus tard, ils se trouvent obligés de prendre à nouveau le chemin de l'exil.

L'histoire des Juifs de France et du Languedoc finit en 1394 par leur expulsion définitive, accompagnée de l'épilogue habituel : la confiscation de tous leurs biens.

Ces procédés ne sont pas limités à la France. En 1379, les princes autrichiens emprisonnent tous les Juifs se trouvant sous leur dépendance, ceux-ci ne parviennent à se libérer qu'en s'acquittant de fortes sommes. Les mêmes princes mettent à profit une agitation antijuive parmi les paysans, en 1387, pour faire payer aux Juifs 16.000 marks.

L'attitude des rois et des princes envers les Juifs semble donc assez contradictoire. Mais c'est le développement économique qui la déterminé en dernière analyse. Là où les Juifs jouent un rôle indispensable dans la vie économique, là où l'économie échangiste ne se développe que faiblement, l'intérêt étatique pousse les rois à protéger les Juifs, à les défendre contre tous leurs ennemis. Ainsi, en Pologne, la royauté apparaît toujours comme leur protectrice la plus ferme.

Dans les pays plus développés, où l'usure n'est plus qu'un anachronisme, les rois se font moins de scrupules à piller les Juifs. Bientôt la seule puissance financière importante sera celle de la bourgeoisie, s'appuyant sur le développement de l'économie et les Juifs perdront tout intérêt aux yeux des rois. Que sont les « banquiers juifs » à côté de financiers tels que les Fugger, les Médicis ? Voilà ce que dit Schipper à propos de l'importance de ces « banquiers juifs » :

« En ce qui concerne l'importance des capitaux des banquiers juifs d'Italie, nous n'avons trouvé parmi les capitalistes juifs que deux familles réellement riches. Mais qu'étaient-ils en comparaison des magnats tels que les Médicis qui, vers 1440, possédaient un demi-million de florins, ou Agostino Chigi qui a laissé, en 1520, 800.000 ducats ! » [35].

Les banquiers juifs n'avaient à leur disposition que quelques milliers de florins.

Il va de soi que dans ces conditions, les Juifs ne pouvaient plus présenter d'intérêt pour les rois. L'ère des grands magnats juifs qui soutenaient le pouvoir royal contre ses ennemis intérieurs et extérieurs, était définitivement close.

« Les dépenses croissantes de la guerre, plus coûteuse à mesure que les mercenaires et la flotte y jouent un plus grand rôle, imposent à l'Etat et aux princes des nécessités les obligeant à alimenter leur trésor à une source nouvelle. Dès lors, il n'y a qu'une chose à faire : s'adresser au Tiers-Etat, c'est-à-dire aux villes et à leur demander d'ouvrir la bourse. » [36].

Le déclin de la position économique des Juifs produit de la « capitalisation » de l'économie a eu pour effet la perte de la protection que leur avaient accordée les rois et princes. Les rois s'associent activement aux persécutions et au pillage des Juifs.

 

B) La noblesse et les Juifs

Dans le haut Moyen Age, les Juifs étaient indispensables aux nobles en tant que principaux fournisseurs de produits orientaux. Plus tard, le noble dissipateur, vivant sans calcul, avait besoin des Juifs comme réserve d'argent toujours prête à satisfaire ses caprices. Pour beaucoup de seigneurs puissants le Juif était, comme pour les rois, une source de revenus importants. A l'époque où l'autorité royale ne s'était pas encore imposée incontestablement à la noblesse, des conflits fréquents éclatent entre princes, seigneurs et rois pour la possession des Juifs [37].

Au XII° siècle, on parle beaucoup du procès entre la comtesse Blanche et le roi Philippe Auguste au sujet du Juif Kresslin qui s'était enfui du territoire de la comtesse pour se réfugier sur les terres du roi.

A l'exemple des rois, les barons s'étaient appropriés les Juifs. Quand il énumérait ses revenus, un baron disait « mes Juifs » comme il disait « mes terres ». Cette propriété était, en effet, d'un bon rapport.

Thibaut, comte de Champagne, était aussi convaincu que le roi Philippe, de son droit de propriété sur les Juifs qui demeuraient sur ses domaines. Ils concluent en 1198 une convention par laquelle ils se promettaient réciproquement de ne pas retenir les Juifs de l'autre [38] .

La pratique de conventions au sujet des Juifs se propage rapidement au XIII° siècle. Au lieu d'avoir à mener de longs procès, les rois et les princes s'engagent à se livrer réciproquement les Juifs qui se réfugient sur leur territoire. Un accord semblable conclu en 1250 dit qu'aussi bien le roi que les princes conservent leurs droits envers les Juifs « qui sont comme esclaves ». (« Judaeus tamquarn proprius servus ».)

« Plus tard, nous voyons des Juifs mis en quelque sorte aux enchères. Philippe II achète au comte de Valois, son frère, tous les Juifs de son comté après avoir eu un procès avec lui au sujet de 43 Juifs dont il réclamait la propriété. Il lui achète en outre un Juif de Rouen qui rapportait 300 livres par trimestre. » [39]
« Etant donné que les princes électeurs ont le droit d'exploiter dans leurs domaines toutes les mines d'or, d'argent, d'étain, de fer, ainsi que les mines de sel, qu'il leur soit aussi permis d'admettre et de posséder des Juifs. »

C'est ainsi que s'exprime une « bulle d'or » de l'empereur germanique de l'an 1356.

Bientôt les villes allemandes, de plus en plus prospères disputeront aux rois et aux princes le droit de posséder les Juifs. Tout comme entre la royauté et les princes, un accord interviendra aussi avec les villes qui acquerront ainsi une part importante des bénéfices que rapportait l'exploitation des Juifs.

Il va de soi que tous ceux qui profitaient ainsi de l'usure juive ne pouvaient être qu'hostiles à la conversion des Juifs au christianisme. Il est tellement vrai que la religion est le reflet d'une fonction économique, que le passage des Juifs au christianisme amenait automatiquement l'abandon de leur profession par les convertis.

« Les conférences provoquées par les nouveaux convertis amenaient toujours sinon la conviction des rabbins qui soutenaient la discussion, du moins la conversion violente d'un certain nombre de Juifs. C'était au point que les seigneurs et les évêques eux-mêmes, à qui on enlevait ainsi leurs Juifs et que l'on privait des revenus qu'ils en retiraient adressèrent à plusieurs reprises leurs plaintes au roi. L'évêque Palencia, à la suite d'une conférence provoquée par un Juif converti, Jehuda Nosca - conférence qui avait amené la conversion d'un grand nombre de Juifs, suppliait le roi de venir à son aide, vu que ses ressources allaient être considérablement réduites. » [40].

Le roi anglais, Guillaume II, qui allait jusqu'à affermer aux Juifs les revenus des sièges épiscopaux vacants, forçait les Juifs convertis à retourner au judaïsme pour ne pas perdre les bénéfices qu'il en tirait.

Pour empêcher la conversion des Juifs, un autre roi anglais, Henri II, décréta que les biens des Juifs embrassant le christianisme, seraient attribués à la Couronne, pour compenser les pertes des profits que les Juifs eussent apportés au roi s'ils ne se fussent pas convertis [41].

On voit par là la naïveté de nos historiens idéalistes qui s'imaginent que tous les efforts de la chrétienté tendaient vers la conversion des Juifs et qui croient que toutes les souffrances des Juifs doivent être expliquées par la résistance qu'ils ont opposée à ces efforts. Aussi longtemps que la fonction économique représentée par le judaïsme était nécessaire, on s'opposait à leur assimilation religieuse. C'est seulement quand le judaïsme est devenu superflu économiquement qu'il dut s'assimiler ou disparaître.

Ce n'était naturellement qu'une partie minime de la noblesse qui tirait profit de l'usure juive. Pour la majorité des seigneurs féodaux, le Juif était une cause directe de leur ruine. Pour que le roi ou le prince pussent dépouiller les Juifs, il fallait que la majorité des nobles gémît sous le poids de ses dettes.

Forcés d'abandonner ainsi aux Juifs une partie de la plus-value qu'ils extorquaient aux paysans, il était évident que les nobles essaieraient de la leur reprendre à la première occasion. L'endettement des nobles chez les usuriers juifs contenait en germe des conflits sanglants.

En 1189, il y eut des excès antijuifs dans une série de villes anglaises : à Londres, à Lincoln, etc.

Une année plus tard éclata la tragédie de York. Les chevaliers débiteurs des Juifs yorkais, sous la direction d'un certain Mallebidde, attaquent les Juifs et le scaccarium judaeorum. Les traites trouvées dans le scaccarium sont solennellement brûlées et les Juifs réfugiés au château doivent subir un siège. L'affaire finit par un suicide en masse des Juifs assiégés. L'habituel épilogue ne manque pas : le roi fait passer en sa possession les dettes des suicidés, étant donné que les Juifs étaient esclaves de son trésor. Les massacres antijuifs à Londres, en 1264, où il y eut 550 victimes, avaient été organisés aussi par des propriétaires fonciers débiteurs des Juifs. Il en est de même en ce qui concerne les émeutes antijuives dans d'autres villes. Ainsi, à Canterbury, on commença par assaillir le scaccarium judaeorurn.

Dans l'Europe entière, des assemblées de la noblesse ne cessent de protester contre l'usure juive. Leurs différentes revendications caractérisent le mieux la position des féodaux vis-à-vis des Juifs.

Dans la deuxième moitié du XIII° siècle, les cortès castillans soumettent trois exigences au roi :

La réglementation des opérations de crédit juives et la limitation du taux d'intérêt réclamé par les usuriers;
L'interdiction du droit héréditaire de possession de terres aux Juifs;
Une réforme de l'administration des finances et l'élimination des fonctionnaires et intendants juifs.

Ce seront là les revendications classiques de la noblesse dans tous les pays européens. Elles visent à limiter la part de la plus-value que la noblesse est forcée d'abandonner aux Juifs, à les empêcher de devenir propriétaires terriens et de s'emparer de l'appareil étatique.

C'est seulement au XIV° siècle que la noblesse espagnole atteignit les premiers résultats dans ce domaine. En 1328, le roi Alphonse IX réduisit le taux d'intérêt à 25 % et annula un quart de toutes les créances des Juifs. En 1371 il y eut une nonvelle amputation de ces créances. C'est à plusieurs reprises que les cortès aragonais élevèrent des protestations au sujet du taux élevé d'intérêt payé aux Juifs, notamment en 1235, 1241, 1283, 1292, 1300.

Les cortès du Portugal se plaignent en 1361 de l'usure juive qui devient un joug de plus en plus difficile à supporter par la population.

« Dans les cercles de la noblesse et du riche patriciat espagnols, on haïssait les Juifs à cause de leurs fonctions étatiques où ils se montraient des instruments serviles de la royauté, ainsi qu'à cause des gros fermages d'impôts et de taxes par lesquels les magnats juifs augmentaient sans cesse leur fortune. » [42].

En Pologne aussi, les revendications de la noblesse et du clergé contre l'usure juive se font de plus en plus pressantes. Un congrès ecclésiastique qui se tient en 1420 demande au roi des mesures contre la « grande usure juive ». En 1423, Ladislas Jagellon promulgue le « statut de Warta » qui interdit aux Juifs le prêt sur hypothèques. En 1454, le « statut de Nieszawa » limite la validité des créances juives pour trois ans. Les seyms (diètes) des nobles parviennent aussi à interdire aux Juifs l'accès des emplois étatiques.

La noblesse polonaise poursuit les mêmes objectifs que la noblesse espagnole : limitation du taux d'intérêt, sauvegarde de ses propriétés, élimination des Juifs des emplois étatiques.

Des raisons politiques s'ajoutent aux causes économiques de l'hostilité que nourrissait à l'égard des Juifs la noblesse.

« En 1469, les cortès protestent contre l'admission des Juifs aux fermages et la protection dont les entourent les rois. Des procès rituels et des massacres viennent appuyer la pression exercée par la noblesse sur la royauté. » [43].

Les Juifs étaient, en effet, de solides soutiens de l'absolutisme royal dirigé avant tout contre la noblesse. La plus-value abandonnée par les nobles aux Juifs contribuait à leur forger des chaînes.

Les petits barons haïssaient les Juifs comme créanciers, les grands voyaient en eux une des principales ressources financières sur lesquelles reposait l'indépendance des rois à leur égard.

L'appui financier fourni par les Juifs aux rois, leur était indispensable pour lutter contre la noblesse ainsi que pour s'opposer aux exigences croissantes des villes. Ce sont d'abord eux qui permirent aux rois d'entretenir de coûteuses armées de mercenaires qui commencent à se substituer aux hordes indisciplinées de la noblesse. Ces armées servent d'abord la politique extérieure. Ainsi, en Espagne, c'est en grande partie la finance juive qui permet aux rois de vaincre les Arabes.

« En 1233, le banquier juif Jehouda Cavallera prête au roi aragonais une forte somme qui lui permet d'équiper une flotte contre les Arabes. En 1276, Cavallera réunit des fonds pour une armée qui combat les Arabes à Valence. » [44].

Mais ce qui est plus grave aux yeux de la noblesse et augmente la liste de ses griefs, c'est l'appui que fournissent les Juifs à la royauté dans la lutte qu'elle mène contre les féodaux.

Nous avons parlé des frères Ravia qui alimentaient l'armée royale en argent et en armes pendant les guerres intérieures que le roi menait contre les nobles insurgés en Catalogne. La noblesse ne pouvait pas pardonner cela aux Juifs. Les frères Ravia tombèrent victimes des assassins ainsi que beaucoup de leurs successeurs.

En ligne générale, la lutte de la noblesse contre les Juifs est beaucoup moins radicale que celle de la bourgeoisie. Le contenu social différent influence l'intensité et les formes de lutte de chaque classe. Tandis que le propriétaire foncier a encore besoin de l'usurier et vise à limiter seulement le champ de ses entreprises, le bourgeois et même le noble embourgeoisé la ressentiront de plus en plus comme une entrave insupportable.

 

C) La bourgeoisie et les Juifs

Le monopole commercial des Juifs fut un des plus grands obstacles qu'eut à surmonter la bourgeoisie naissante. La destruction de la prédominance commerciale des Juifs était la condition de son développement.

Il ne s'agissait pas d'une lutte de deux groupements nationaux ou religieux pour la domination commerciale, mais d'un conflit de deux classes représentant chacune un système économique différent. La concurrence soi-disant nationale ne fait que refléter ici la transition de l'économie féodale à l'économie échangiste. Les Juifs dominaient le commerce à l'époque où

« les grands propriétaires achetaient des ouvrages raffinés et des objets de luxe de grand prix contre de grandes quantités de produits bruts de leurs terres » [45]

Le développement industriel de l'Europe occidentale mit fin à leur monopole [46].

En luttant contre les Juifs, les commerçants indigènes se dressent contre une fonction économique désuète qui apparaît de plus en plus comme une exploitation intolérable du pays par les étrangers.

Les rapports de la classe marchande avec les Juifs après l'éviction de ceux-ci du commerce, subirent une modification profonde. Le crédit juif était essentiellement un crédit de consommation. Ce n'est pas aux banquiers juifs que recourent les commerçants pour leurs affaires. De grandes maisons de banque comme les Médicis, les Chigi, les Fugger se développent dans les grandes villes. Plus tard, lorsque l'économie échangiste aura pénétré dans les domaines ruraux, les usuriers juifs seront refoulés par l'influence envahissante de ces grandes banques chrétiennes. Tout comme le commerce précapitaliste que l'économie échangiste chasse des villes, l'usurier est délogé par la pénétration du capitaliste dans le domaine féodal.

Tout autre sera la position des grands marchands envers les Juifs lorsque ceux-ci, au déclin de leur rôle économique, ne seront plus que de petits usuriers prêtant aux artisans et petits boutiquiers.

Le Juif n'apparaît plus à cette époque comme concurrent du riche commerçant ou banquier; il l'intéresse en tant que source intéressante de profit et en tant que moyen d'affaiblir les classes populaires avec lesquelles il était en lutte ininterrompue. Les grands marchands disputeront maintenant les Juifs aux rois et seigneurs. C'est surtout en Allemagne que les villes passent à une offensive générale pour s'emparer des profits que procuraient aux princes le « régal » juif.

« Le régal juif » s'éparpille de plus en plus à partir de la deuxième moitié du XIII°, siècle. Les villes allemandes, déjà florissantes à cette époque, se mettent à en revendiquer aussi une part. Leur lutte obstinée contre les seigneurs féodaux leur a permis de conquérir une série de libertés tels les tribunaux autonomes, le droit d'administration. Elles tournent leur attention maintenant vers le « régal » juif; elles s'efforcent de l'arracher aux mains des seigneurs et de l'empereur.

La ville de Cologne obtient en 1252 de son archevêque, le droit sur un tiers d'impôts perçus sur les Juifs de la ville. L'évêque de Worms permet en 1293 au conseil urbain d'admettre et de taxer les Juifs [47].

Le « régal » juif est conquis par Mayence, en 1259; par Ratisbonne, à la fin du XIII° siècle; par Nuremberg, en 1315; par Spire, en 1315; par Zurich, en 1335; par Francfort, en 1337; par Strasbourg, en 1338, etc.

La lutte de ces trois forces : la noblesse, l'empereur et les villes, finit par un compromis dont les Juifs paient les frais.

 

Ils paieront :

a) A l'Empereur :
L'impôt normal (en 1240 les Juifs en versaient un cinquième).
Un pfennig or que devait payer chaque Juif ou Juive possédant plus de 20 gulden.

b) A la noblesse :
L'impôt annuel.
L'impôt extraordinaire.

c) Aux villes :

L'impôt spécial dont le montant est fixé pour chaque Juif au moment où il recevait « la lettre de citoyennat » (Burgerbrief).

De nombreux impôts et impositions extraordinaires venaient s'ajouter à ceux que nous venons de citer. Des moyens semblables à ceux que nous avons rencontrés dans d'autres pays européens furent employés pour extorquer aux Juifs le plus d'argent possible. Les émeutes populaires et paysannes constituaient également une occasion unique de faire payer grassement aux Juifs la protection qu'on leur accordait.

L'accroissement de la puissance des villes augmentait leur pouvoir sur les Juifs.

« En 1352, d'après une autorisation de l'empereur à la ville de Speyer, les Juifs qui habitaient chez nous nous appartiendront exclusivement, seront notre propriété corps et biens. »

Un accord de 1352 stipule que la ville de Francfort doit payer à l'empereur la moitié des bénéfices qu'elle percevait des Juifs. A Nuremberg, la part de l'empereur s'élevait à deux tiers.

La lutte des classes dont l'objet était le partage des bénéfices que rapportait l'exploitation des Juifs, se tournait souvent contre ces derniers. « L'évêque de Cologne, dit une chronique de cette ville, voulait monopoliser pour toujours les profits du « régal juif. » C'est la raison pour laquelle les Juifs furent chassés de cette ville pour toujours. Les Juifs « des empereurs » étaient maltraités par les princes, ceux des princes par les bourgeois.

 

D) Rapports des Juifs avec les artisans et paysans

A mesure que l'usure devenait l'occupation principale des Juifs, ils entraient de plus en plus en rapport avec les masses populaires et ces rapports empiraient sans cesse [48]. Ce n'étaient pas les besoins de luxe qui poussaient le paysan ou l'artisan à emprunter chez l'usurier juif mais la détresse la plus noire. Ils engageaient les instruments de travail qui leur étaient souvent indispensables pour assurer leur subsistance. On peut comprendre la haine que devait éprouver l'homme du peuple pour le Juif en qui il voyait la cause directe de sa ruine, sans apercevoir l'empereur, le prince ou le riche bourgeois qui s'enrichissaient grâce à l'usure juive. C'est en Allemagne surtout, où l'usure juive a pris sa forme la plus «populaire», principalement aux XIV° et XV° siècles, que s'est le plus manifestée la haine contre les Juifs, haine qui aboutit aux massacres antijuifs et aux « incendies » des Juifs (Judenbrand).

« Beaucoup de persécutions antijuives dans la période du Moyen Age et dans lesquelles il s'agissait en premier lieu d'anéantir les traîtres, doivent être considérées comme des formes médiévales de ce qu'on appelle aujourd'hui une révolution sociale. » [49]

Les premières émeutes contre les Juifs ayant une grande envergure ont lieu entre 1336 et 1338. Elles furent dirigées par le cabaretier Cimberlin, le « roi des pauvres » et, d'Alsace, elles se sont étendues en Bavière, en Autriche et en Bohême. Mais c'est surtout pendant les années de la « mort noire », entre 1348 et 1350 que le fanatisme joint à la haine, fit des ravages terribles.

« A Strasbourg, ce sont les corporations qui prêchent l'anéantissement des Juifs. Mais le conseil urbain, où siège une majorité patricienne qui tire des grands profits de l'usure, se refuse à donner son accord. Des bourgeois tels que Conrad von Winterbourg, le riche Sturin et le riche artisan Schwarber, tiennent des discours en faveur des Juifs. Les corporations n'abandonnent pas pour cela leurs revendications antijuives. En fin de compte, on remet l'affaire à un congrès qui devra se tenir en 1343 et où prendraient part des représentants de l'Eglise, de la noblesse et des villes. Les revendications des corporations sont soutenues par l'Eglise et les chevaliers, désireux de se débarrasser de leurs dettes. » [50].

Suite à cela, les Juifs sont déclarés hors la loi « et des incendies juifs se propagent dans toute l'Alsace ».

A Mayence et à Cologne, le patriciat essaya de protéger les Juifs, mais il fut submergé par la vague populaire. Une chronique urbaine d'Augsbourg relate ce qui suit:

« En 1384, les bourgeois de Nedlingen, ayant massacré tous les Juifs de Nedlingen, s'emparèrent de leurs biens. Les débiteurs des Juifs, dont le comte de Etingen, furent libérés de leurs dettes. On a rendu au comte ses gages et traites. Tout cela fut fait par la foule contre la volonté du conseil urbain. »

Les révoltes des paysans s'accompagnaient de massacres des Juifs.

« En 1431, les paysans du Palatinat en armes marchèrent contre Worms et exigèrent du conseil urbain qu'il leur livrât les Juifs, « étant donné qu'ils les avaient ruinés et dépouillés de leur dernière chemise ». Le conseil s'opposa à ces demandes, vu que c'était lui qui avait le plus profité de l'usure juive. Les seigneurs entrèrent en pourparlers avec lui pour obtenir la résignation des intérêts accumulés sur la pauvreté des paysans. »

Les émeutes antijuives en Catalogne et aux îles Baléares portent le même caractère. Les paysans vivant dans une grande misère et fortement endettés chez les Juifs à cause du poids des impôts, se révoltent pour se libérer de leurs dettes. Ils brûlent les archives judiciaires.


Notes

[1] « Le domaine doit avoir en soi tout ce qui est nécessaire à la vie. Il doit autant que possible, ne rien acheter en dehors et ne pas appeler d'échanges. Il est à lui seul un petit monde et doit se suffire à lui-même. » Fustel de Coulanges, Histoire des Institutions politiques de l'ancienne France, Paris, 1888-1892, tome IV, p. 45.

[2] Henri Pirenne, Anciennes Démocraties des Pays-Bas, p. 114.
« Les cuivres dinantais ou les draps flamands semblent avoir dû à une réputation méritée, d'avoir franchi l'étroite enceinte du marché urbain. » M. Ansiaux, Traité d'Economie politique, p. 276.

[3] G. B. Depping, Histoire du commerce entre l'Europe et le Levant, p. 182.

[4] Chez les drapiers, qui travaillent parfois pour des marchés lointains, on voit des marchands se différencier de la masse des artisans : ce sont les marchands drapiers. H. Sée Esquisse d'une histoire économique et sociale de la France, p. 102.

[5] G. B. Depping, op. cit., p. 184.

[6] Henri Pirenne, Histoire de l'Europe, p.166.

[7] M. Weber, Wirtschaftsgeschichte, München et Leipzig, 1923, p. 142.

[8] W. Roscher dit: « Plus s'élevait la culture économique générale et plus la situation des Juifs empirait.»

[9] W. Roscher, op. cit., p. 129.
« La loi d'après laquelle le développement autonome du capital commercial est en raison inverse du développement de la production capitaliste se vérifie le plus clairement chez les peuples dont le commerce était un commerce d'intermédiaires. » Karl Marx, Le Capital, livre III, p. 360 (éd. allemande, Berlin, 1953); t. 1, p. 337 (trad. fr., Paris, 1957).

[10] A. Schulte, dans sa Geschichte des mittelalterlichen Handels und Verkehrs zwischen Westdeutschland und Italien, Leipzig, 1900, prétend que les Juifs n'ont pas essayé de se lier avec les artisans comme le faisaient les entrepreneurs chrétiens et, perdant par là leurs positions commerciales, ont dû s'occuper exclusivement du crédit. Cette remarque est fort intéressante. Elle montre l'essentiel du problème : la liaison du commerce chrétien avec l'industrie et le manque de ce lien de la part du commerce juif.

[11] Dans une étude consacrée aux Juifs d'une ville allemande, Halberstadt, Max Köhler dit qu'« à partir du XIII° siècle, la profession la plus importante des Juifs de Halberstadt semble être l'usure.» Max Köhler, Beiträge zur neueren jüdischen Wirtschaftsgeschichte Die Juden in Halberstadt und Umgebung bis zur Emanzipation, Berlin, 1927.
M. Cunow dit dans son Allgemeine Wirtschaftsgeschichte (tome III, p. 45). « Malgré le fait que les conditions économiques de la noblesse allaient toujours en s'aggravant, ses jeux militaires, ses orgies, ses fêtes, ses magnifiques tournois, ne cessaient de prendre de l'extension au XIV° siècle. Les chevaliers pauvres considéraient aussi qu'il était de leur devoir d'y prendre part. Comme les moyens pécuniaires nécessaires à cet effet leur faisaient défaut, ils s'endettaient chez les Juifs dont la principale occupation était le prêt à intérêt... ».

[12] L'exemple de la Pologne prouve encore la puérilité du schéma habituel des historiens juifs qui prétendent expliquer la fonction commerciale ou usuraire des Juifs par les persécutions. Qui avait donc interdit aux Juifs de Pologne de devenir agriculteurs ou artisans ? Bien avant les premières tentatives des villes polonaises de lutter contre les Juifs, tout le commerce et toute la banque de ce pays reposaient déjà entre leurs mains.

[13] Cette conception fausse des historiens juifs trouve son pendant dans l'affirmation selon laquelle les Juifs durent abandonner leur « profession agricole » par suite d'interdictions légales. « Il est faux de penser qu'il était interdit aux Juifs de posséder la terre. Là où nous trouvons, dans les villes médiévales, des Juifs faisant des affaires, ils sont aussi en possession de leur propres maisons. Ils possèdent également des terrains sur le territoire de la ville. A vrai dire, il ne semble pas qu'ils aient cultivé quelque part ces terrains. Aussitôt qu'une terre passait en leurs mains comme gage, ils s'efforçaient de la vendre. Ce n'est pas parce qu'il leur était interdit de la garder mais simplement parce qu'ils n'en éprouvaient pas le désir. Nous trouvons cependant souvent, dans les registres, des vignobles et des vergers appartenant aux Juifs. Les produits de ces terres pouvaient être facilement vendus. » H. Cunow, Allgemeine Wirtschaftsgeschichte, tome III, p. 110.

[14] I. Schipper, Yidishe Geschikhte (Wirtschaftsgeschikhte). « Les Juifs formaient une classe sociale très puissante par les richesses acquises dans l'industrie, le commerce et spécialement les opérations bancaires. » R. Ballester, Histoire d'Espagne, trad. fr., Paris, 1938, p. 154.

[15] « Nous voyons, dans les lettres de Cicéron, que le vertueux Brutus prêtait son argent en Chypre, à 48 pour cent. » A. Smith, The Wealth ot Nations, t. I, p. 84 (éd. Everyman's Library).

[16] L. Brentano, Eine Geschichte der wirtschaftlichen Entwicklung Englands.

[17] H. Cunow, Allgemeine Wirschaftsgeschichte, tome III, p. 74.

[18] S'il est puéril de croire que la société féodale, dont le principe était que « chacun restât à sa place », ait transformé les « agriculteurs juifs » en commerçants, il est évident par ailleurs que les interdictions légales, elles-mêmes fruit des conditions économiques, ont joué un certain rôle dans le cantonnement des Juifs dans le trafic, surtout dans les périodes où, par suite des changements économiques, la situation traditionnelle des Juifs se trouvait compromise. Ainsi, par exemple, Frédéric le Grand n'était pas favorable à ce que les Juifs exerçassent des professions manuelles. Il voulait « que chacun restât dans sa profession; qu'on aidât les Juifs dans l'exercice du commerce mais qu'on laissât les autres professions aux chrétiens ».

[19] Karl Marx, Le Capital, livre III, p. 642 (éd. allemande, Berlin, 1953); t. 2, p. 254 (trad. française, Paris, Ed. sociales, 1959).

[20] Karl Marx, Le Capital, livre III, p. 642 (éd. all., Berlin, 1953), t. 2, p. 254 (trad. fr., Paris, 1959).

[21] Karl Marx, Le Capital, livre III, p. 641 (éd. all., Berlin, 1953); t. 2, p. 253 (trad. fr., Paris, 1959).
« A la même époque, le fameux théologien Medina, développant une donnée qui est d'ailleurs dans saint Thomas, reconnaît le jeu de l'offre et de la demande comme un mode naturel de détermination du juste prix. Le « Trinus Contractus », cette merveille d'analyse juridique qui justifie la perception d'un intérêt dans les prêts d'affaires où l'argent est réellement employé comme capital, est admis alors par les canonistes, italiens et espagnols, plus éclairés que ceux de France, ou plutôt placés dans un milieu social plus avancé. » Claudio Jannet, Les grandes époques de l'histoire économique jusqu'à la fin du XVI° siècle, p. 284.

[22] Henri Pirenne, Histoire de Belgique, Bruxelles, 1900-1932.

[23] G. B. Depping, op. cit., pp. 13.

[24] Henri Pirenne, Les villes du Moyen Age.

[25] G. B. Depping, op. cit.,p. 233.

[26] Bücher dit ce qui suit, dans son livre Die Bevölkerung von Frankfurt im 14. und 15. Jahrhundert, Tübingen, 1886 (cité par H. Cunow, op. cit., III, p. 46) : « Parmi les débiteurs des Juifs francfortois, on trouve représentée la plus grande majorité de la noblesse de Wettereau, du Pfalz, de l'Odenwald, etc. L'archevêque de Mayence devait aussi de l'argent aux Juifs. C'est la noblesse surtout qui était endettée. Il y avait peu de chevaliers des environs de Francfort dont les traites et les gages ne se trouvaient pas dans le quartier juif. Certains bourgeois de Francfort et des villes voisines ont aussi contracté des « dettes juives », (comme s'exprime à ce sujet le rapport du conseil urbain), mais la plus grande partie des 279 traites, dont s'était occupé le conseil urbain, concernait les nobles.»

[27] Karl Marx, Le Capital, livre III, p. 658, 644, éd. all., Berlin, 1953); t. 2, pp. 269, 256 (trad. fr., Paris, 1959).

[28] Henri Pirenne, Histoire de l'Europe, p. 171.

[29] Henri Pirenne, Histoire de l'Europe, p. 384.

[30] Karl Marx, Le Capital, livre III, p. 848 (éd. all., Berlin, 1953); t. 3, p. 177 (trad. fr., Paris, 1960).
« Cette transformation des coutumes en redevances pécuniaires correspond à l'accroissement de la richesse mobilière; l'argent devient le signe le plus commode de la richesse et pour évaluer les revenus de la propriété foncière, on commence à le préférer aux produits naturels. On saisit une évolution semblable en d'autres pays notamment en Angleterre où elle est encore plus marquée. » Henri Sée, Esquisse d'une histoire économique et sociale de la France.

[31] Contrairement à une conception assez répandue, le ghetto est une institution plutôt récente. C'est seulement en 1462 que les Juifs de Francfort sont enfermés dans un ghetto. « Il n'était nullement question d'une telle mesure au Moyen Age. Au contraire, les Juifs pouvaient choisir leur demeure d'après leurs désirs et pouvaient se trouver en tout temps dans la ville entière. » Kriegk, Geschichte und Lage der Frankfurter Juden, cité par H. Cunow, op. cit.
Il ne faut pas confondre quartiers juifs et ghettos. Si les premiers sont connus à diverses époques de l'histoire juive, les derniers constituent une institution née de la période où le Juif devient un « petit usurier ». Ainsi, en Pologne, le ghetto constitue une exception et non une règle. Ce qui n'a pas empêché la barbarie hitlérienne de « renvoyer » les Juifs polonais dans les ghettos.

[32] Le principe de tolérance religieuse prôné, à la fin du Moyen Age, dans un des pays les plus arriérés de l'Europe ! N'est-ce pas embarrassant pour les historiens idéalistes qui voient tout le problème juif à travers le prisme des persécutions religieuses ?

[33] « Chez des peuples qui ont peu de commerces et de manufactures, le souverain ne peut guère, dans les cas extraordinaires, tirer de ses sujets aucun secours considérable... Aussi est-ce dans ces pays qu'en général, il tâche d'amasser un trésor comme la seule ressource qu'il y ait pour de pareilles circonstances. » Adam Smith, Wealth of Nations, cf. t. II, pp. 390, 393 (Everyman's Library).
C'est aux Juifs « servi camerae » qu'incombe la fonction de remplir ce trésor.

[34] Une interprétation allemande de cette situation ne manque pas d'une certaine saveur: « Par gratitude pour Flavius Josèphe qui avait guéri son fils, l'empereur Vespasien s'est résolu à protéger les Juifs et Titus accueillit après la ruine du deuxième temple beaucoup de Juifs qu'il réduisit en esclavage. Depuis ce temps, les Juifs sont esclaves de l'Etat et c'est comme tels qu'ils doivent être considérés dans l'Etat allemand parce que les rois germaniques sont les successeurs des puissants empereurs de la Rome antique.»

[35] Schipper, op. cit..

[36] Henri Pirenne, op. cit..

[37] « Cétait une chose si fructueuse et si bonne à exploiter que le Juif, que chaque prince cherchait à en avoir le plus possible. Il y avait les Juifs du roi et ceux des seigneurs. Philippe le Bel, en 1299, acheta à son frère, pour 20.000 livres, tous les Juifs du comté de Valois. » G. d'Avenel, Histoire économique de la propriété, tome I, p. 111.

[38] G. B. Depping, op. cit.

[39] Bédarride, op. cit..

[40] Bédarride, Les Juifs en France, en Italie et en Espagne, p. 207.

[41] L. Brentano, Eine Geschichte der wirtschaftlichen Entwicklung Englands: « Il s'introduisait une coutume de confisquer les biens des Juifs qui embrassaient le christianisme. Cette confiscation était une espèce de droit d'amortissement pour le prince ou pour les seigneurs, des taxes qu'ils élevaient sur les Juifs et dont ils étaient frustrés lorsque ceux-ci embrassaient le christianisme. »
Cf. également Montesquieu, L'esprit des Lois, livre XXI, chap. 20.

[42] Schipper, op. cit..

[43] Parfois des Juifs passaient aussi à l'offensive. En 1376, le banquier Jekl emploie des bandes de mercenaires contre des débiteurs nobles ayant refusé le paiement de leur dettes. Son fils engage des mercenaires en vue de lancer une attaque contre Nuremberg, le Conseil de cette ville lui ayant confisqué ses maisons.

[44] Schipper, op. cit..

[45] « Les habitants des villes commerçantes, en important des pays plus riches des ouvrages raffinés et des objets de luxe d'un grand prix, offrirent un aliment à la vanité des grands propriétaires qui en achetèrent avec empressement, moyennant de grandes quantités du produit brut de leurs terres. Le commerce d'une grande partie de l'Europe, à cette époque, consistait dans les échanges du produit brut du pays contre le produit manufacturé d'un autre pays plus avancé en industrie. » Adam Smith, Wealth of Nations, livre III, chapitre III (t. I, pp. 358 s., éd. Everyman's Library).

[46] « Aussi longtemps que les matières premières furent le principal produit d'exportation de l'Angleterre, le commerce extérieur se trouva aux mains des commerçants étrangers et des marchands d'étape... Cela changea au fur et à mesure que les Anglais se mirent à transporter eux-mêmes leurs matières premières, notamment la laine. Ensuite les marchands anglais commencèrent à chercher des débouchés pour écouler leur manufacture » (les marchands entreprenants). L. Brentano, Eine Geschichte der Wirtschaftlichen Entwicklung Englands, II, p. 139.

[47] Schipper, op. cit.]. Le 7 mars 1456, l'évêque Burckard engage les Juifs de Halberstadt pour trois ans au conseil de cette ville [Dr. Max Köhler, Die Juden in Halberstadt und Umgebung bis zur Emanzipation, p. 3.

[48] « L'usure agglomère l'argent là où les moyens de production sont éparpillés. Elle ne modifie pas le mode de production, mais s'y attache en parasite; elle l'épuise et l'énerve, et rend de plus en plus misérables les conditions de la production. De là la haine du peuple pour l'usure. » Karl Marx, Le Capital, livre III, p. 644 (éd. all., Berlin, 1953); t. 2, p. 256 (trad. fr., Paris, 1959).

[49] W. Roscher, Die Juden im Mittelalter..

[50] L'attitude de la noblesse s'explique probablement par le fait que la riche bourgeoisie était parvenue à s'emparer du « régal » juif et que, par conséquent, les intérêts des chevaliers concordaient avec ceux des masses populaires des villes contre le patriciat.


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