1913

Un ouvrage qui est encore discuté aujourd'hui...


L'accumulation du capital

Rosa Luxemburg

I: Le problème de la reproduction


7: Analyse du schéma de la reproduction élargie de Marx

Le premier élargissement de la production se présentait de la manière suivante :

I- 4 400 c + 1 100 v + 1 100 pl = 6 600
II- 1600 c + 800 v + 800 pl = 3 200

Total : 9 800.

Ici se manifeste déjà nettement la dépendance réciproque de l'accumulation dans les deux sections. Mais cette dépendance est d'une nature toute particulière. L'accu­mulation part ici de la section I, la section Il ne fait que suivre le mouvement, et, de plus, les dimensions de l'accumulation sont déterminées uniquement par la section I. Marx met ici au point l'accumulation en faisant capitaliser dans la section I la moitié de la plus-value, mais dans la section II tout juste ce qu'il faut pour assurer la production et l'accumulation dans la section I. Il fait consommer par les capitalistes de la section II- 600 pl, tandis que ceux de la section I, qui s'approprient une valeur deux fois plus grande et une plus-value beaucoup plus considérable, ne consomment que 500 pl. Au cours de l'année suivante, il fait de nouveau capitaliser par les capitalistes de la section I la moitié de leur plus-value, et cette fois, il « oblige » les capitalistes de la section II à capitaliser davantage que l'année précédente et arbitrairement autant que la section I en a besoin, 560 pl restant cette fois pour les capitalistes de la section II - c'est-à-dire moins que l'année précédente, ce qui est en tout cas un résultat assez étrange de l'accumulation. Marx décrit le processus de la manière suivante :

« Supposons qu'en I- l'accumulation se poursuive dans la même proportion : 550 pl sont dépensés comme revenu, 550 pl sont accumulés. Tout d'abord, 1100 I- v sont remplacés par 1100 II- c; en outre, 550 I- pl sont à réaliser dans une somme égale de marchandises II-; au total 1650 I- (v + pl). Mais le capital à remplacer en II- n'est que de 1600, les 50 autres doivent être prélevés sur 800 II- pl. Si nous faisons abstraction de l'argent, nous avons comme résultat de cette transaction :
« I- 4400 c + 550 pl (à capitaliser); puis, en fonds de consommation des capitalistes et des ouvriers, 1650 v + pl réalisés en marchandises II- c;
« II- 1650 c (50 prélevés sur II- pl) + 800 v + 750 pl (fonds de consommation des capitalistes).
« Mais si l'ancien rapport entre v et c persiste en II-, il faut, pour 50 c ajouter 25 c, à prendre sur les 750 pl. Nous aurons donc :
« II- 1650 c + 825 v + 725 pl.
« 550 pl sont à capitaliser en I-. Si l'ancien rapport est maintenu, 440 forment du capital constant et 110 du capital variable. Ces 110 sont à prélever éventuellement sur 725 Il pl ; des moyens de consommation d'une valeur de 110 sont consommés par les ouvriers I au lieu de l'être par les capitalistes II-; ces derniers sont donc forcés de capitaliser ces 110 pl qu'ils ne peuvent consommer. Sur les 725 pl, il reste donc 615 II- pl. Mais si II- convertit ainsi ces 110 en capital constant additionnel, il lui faut en outre un capital variable additionnel de 55 ; celui-ci doit également être fourni par sa plus-value ; sur 615 Il pl, il reste donc 560 pour la consommation des capitalistes Il et nous avons en valeur capital, après tous les transferts actuels et potentiels :
« I- (4 400 c + 440 c) + (1 100 v + 110 v) = 4 840 c + 1 210 v = 6 050;
« II- (1 600 c + 50 c + 110 c) + (800 v + 25 v + 55 v) = 1 760 c + 880 v = 2640.
« Au total : 8 690  [1]. »

Nous avons reproduit ce long passage, parce qu'il montre nettement comment Marx réalise ici l'accumulation dans la section I aux dépens de la section II. C'est avec le même manque de douceur qu'il procède avec les capitalistes de la section des moyens de consommation au cours des années suivantes. La troisième année, il les fait, de la même façon, accumuler 264 pl et consommer 616 pl, cette fois plus qu'au cours des deux années précédentes. La quatrième année, il les fait capitaliser 290 pl et consommer 678 pl; la cinquième, ils accumulent 320 pl et consomment 745 pl. A ce propos, Marx dit même : « Pour que tout se passe normalement, l'accumulation doit être plus rapide en Il qu'en I parce que la partie I (v + pl) qui doit se convertir en marchandises II- c augmenterait sans cela plus rapidement que II c, le seul où elle puisse se convertir  [2]. » Mais les chiffres indiqués, non seulement ne montrent pas une accumulation plus rapide, mais plutôt une accumulation oscillante dans la section II, la règle étant la suivante : Marx mène l'accumulation de plus en plus loin en faisant produire la section I sur une base de plus en plus large ; l'accumulation dans la section II n’apparaît que comme conséquence et condition de l'autre : premièrement, pour faire entrer dans la production les moyens de production supplémentaires ; deuxième­ment, pour fournir le surplus nécessaire de moyens de consommation pour les forces de travail supplémentaires. L'initiative du mouvement appartient exclusivement à la section I, la section Il n'étant qu'un appendice passif. C'est ainsi que les capitalistes de la section II ne peuvent chaque fois accumuler et consommer que la quantité néces­saire pour permettre l'accumulation dans la section I. Tandis que celle-ci capitalise chaque fois la moitié de la plus-value et consomme l'autre moitié, ce qui entraîne une augmentation régulière tant de la production que de la consom­mation personnelle de la classe capitaliste, le double mouvement dans la section Il se poursuit par bonds de la manière suivante :

La année, on capitalise150et on consomme 600
-240560
-264616
-290678
-320745

Il n'y a aucune règle visible dans cette accumulation et cette consommation ; l'une et l'autre ne servent qu'aux besoins de la section I. Que les chiffres absolus du schéma dans chaque équation soient arbitraires, cela va de soi et ne diminue en rien leur valeur scientifique. Ce qui importe, ce sont les rapports de grandeur, qui doivent exprimer les rapports exacts. Mais les rapports de l'accumulation dictés par une claire légalité semblent être achetés au prix d'une construction purement arbitraire des rapports dans la section Il, et cette circonstance est de nature à nous inciter à un examen attentif des rapports internes de l'analyse.

On pourrait penser qu'il ne s'agit ici que d'un exemple pas très heureusement choisi. Marx lui-même ne se contente pas du schéma ci-dessus, mais fournit immédia­tement après un second exemple pour expliquer le mouvement de l'accumulation. Dans cet exemple, les chiffres de l'équation sont ordonnés de la manière suivante  [3] :

I- 5000 c + 1000 v + 1000 pl = 7000
II- 1430 c + 285 v + 285 pl = 2000

Total : 9 000.

Nous voyons ici qu'à la différence de l'exemple précédent la composition du capital est la même dans les deux sections, à savoir 5 pour le capital constant et 1 pour le capital variable. Cela suppose un développement déjà considérable de la production capitaliste et par conséquent de la force productive du travail social, une extension considérable, déjà réalisée, de l'échelle de la production, enfin un dévelop­pe­ment de toutes les conditions qui produisent une surproduction relative dans la classe ouvrière. Ne faisons par conséquent plus, comme dans le premier exemple, le premier passage du début de la reproduction simple à la reproduction élargie, qui n'a d'ailleurs qu'une valeur théorique, mais prenons le mouvement de l'accumulation au milieu même de son cours, à une étape de développement déjà élevée. En soi, ces suppositions sont parfaitement admissibles et ne changent d'ailleurs rien aux règles qui doivent nous guider dans le développement des différentes courbes de la spirale de la reproduction. Ici aussi, encore une fois, Marx prend comme point de départ la capitalisation de la moitié de la plus-value de la section I :

« Supposons que la classe capitaliste I- consomme la moitié de la plus-value et accumule l'autre moitié. Il y aurait alors 1000 v + 500 pl I- = 1500 à convertir en 1500 II- c. Comme II- c = 1430 seulement, il faut prélever 70 de la plus-value ; sur 285 II- pl il ne reste donc que 215 II- pl. Nous avons donc :
« I- 5000 c + 500 pl (à capitaliser) + 1500 (v + pl) en fonds de consommation des capitalistes et des ouvriers;
« II- 1430 c + 70 pl (à capitaliser) + 285 v + 215 pl.
« Comme 70 II- pl sont ici directement annexés à II- c, il faut, pour mettre en mouvement ce capital constant additionnel, un capital variable de 70 : 5 = 14; ces 14 sont encore à déduire de 215 II- pl; il reste donc 201 II- pl, et nous avons :
« II- (1430 c + 70 c) + (285 v + 14 v) + 201 pl  [4]. »

Après ces premiers arrangements, la capitalisation peut se faire sans heurts. Elle se réalise de la façon suivante :

Dans la section I, les 500 pl qui sont capitalisés se divisent en 5/6 = 417 c + 1/6 = 83 v. Ces 83 v enlèvent une quantité équivalente de II- pl, qui achète des éléments du capital constant et se transforme par conséquent en II- c. Un accroissement de II- c de 83 détermine un accroissement de II- v de 115 de 83 = 17. Nous avons par conséquent à la fin de toute l'opération :

I- (5000 c + 417 pl) + (1000 v + 83 pl) v = 5417 c + 1083 v = 6500
II- (1500 c + 83 pl) + (299 v + 17 pl) v = 1583 c + 316 v = 1899
Au total : 8399.

 

Le capital dans la section I est passé de 6000 à 6500, soit une augmentation de 1/12, dans la section II de 1715 à 1899, soit une augmentation d'environ 1/9.

La reproduction sur cette base, l'année suivante, donnera à la fin de l'année :

I- 5417 c + 1083 v + 1083 pl = 7 583
II- 1583 c + 316 v + 316 pl = 2 215

Total : 9798

Si on continue à accumuler dans la même proportion, nous obtenons à la fin de la deuxième année :

I- 5869 c + 1173 v + 1173 pl = 8215
II- 1715 c + 342 v + 342 pl = 2399

Total : 10 614

Et à la fin de la troisième année :

I- 6358 c + 1271 v + 1271 pl = 8 900
II- 1858 c + 371 v + 371 pl = 2 600

Total : 11 500

En trois ans, le capital social sera passé de 6000 I- + 1715 II- = 7715 à 7629 I- + 2229 II- = 9858 ; le produit total, de 9000 à 11500.

Ici, l'accumulation, à la différence de ce qui se passait dans le premier exemple, s'est poursuivie d'une façon égale dans les deux sections. Dans la première comme dans la seconde, à partir de la deuxième année, la moitié de la plus-value a été capita­lisée et la moitié consommée. Le caractère arbitraire du premier exemple semble n'être dû par conséquent qu'à des chiffres mal choisis. Il nous faut cependant exami­ner si cette fois la marche sans obstacles de l'accumulation représente quelque chose de plus qu'une série d'opérations mathématiques faites avec des chiffres habilement choisis.

Ce qui apparaît immédiatement comme une règle générale de l'accumulation, tant dans le premier que dans le deuxième exemple, c'est toujours de nouveau ceci : afin que l'accumulation puisse se faire, la section Il doit chaque fois procéder à l'élargisse­ment du capital constant dans la même mesure où la section I procède, d'une part, à l'accroissement de la partie consommée de la plus-value, et, d'autre part, à l'accroisse­ment du capital variable. En prenant l'exemple de la première année, il doit y avoir un supplément de 70 au capital constant dans la section II. Pourquoi ? Parce que ce capital représente jusqu'ici 1430. Mais si les capitalistes de la section I accumulent la moitié de leur plus-value (1000) et consomment l'autre moitié, ils ont besoin pour eux comme pour leurs ouvriers de moyens de consommation pour une valeur de 1500. Ils ne peuvent les recevoir de la section II qu'en échange de leurs propres produits, les moyens de production. Mais étant donné que la section Il n'a pu couvrir ses propres besoins en moyens de production que jusqu'à concurrence de la valeur représentée par son propre capital constant (1430), l'échange ne peut se faire que dans le cas où la section Il se déciderait à augmenter de 70 son capital constant, c'est-à-dire à accroître sa propre production, ce qui ne peut se faire autrement que par la capitalisation d'une partie correspondante de la plus-value. Si celle-ci représente dans la section Il 285 pl, sur cette quantité 70 devront être transformés en capital constant. Ici est déterminé le premier pas dans l'élargissement de la production dans la section II en tant que con­dition et conséquence d'un accroissement de la consommation des capitalistes de la section I. Allons plus loin. Jusqu'à présent, la classe capitaliste n'a pu consommer personnellement que la moitié de sa plus-value (500). Pour pouvoir capitaliser l'autre moitié (500), elle doit la diviser tout au moins d'une façon correspondant à la composition existant jusqu'ici du capital, par conséquent transformer 417 en capital constant et 83 en capital variable. La première opération n'offre aucune difficulté : les capitalistes de la section I possèdent dans leur propre produit un excédent de 500 qui consiste en moyens de production, dont la forme naturelle lui permet d'être intégré directement dans le processus de la production. Ainsi se réalise un élargissement du capital constant de la section I pour un montant correspondant au produit propre de cette section. Mais pour pouvoir occuper ces 83 en tant que capital variable, il est nécessaire d'avoir pour une valeur égale de moyens de consommation pour les nouveaux ouvriers qu'on veut embaucher. Ici apparaît de nouveau la dépendance dans laquelle se trouve l'accumulation dans la section I à l'égard de la section II. La première doit acheter à la seconde pour 83 de moyens de consommation de plus que jusqu'alors. Comme cela, encore une fois, ne peut se faire qu'au moyen de l'échange des marchandises, ces besoins de la section I ne peuvent être satisfaits qu'à la condition que la section II, à son tour, se déclare prête à acheter des produits de la section I, c'est-à-dire des moyens de production, pour une valeur de 83. Comme elle ne peut faire rien d'autre avec ces moyens de production que les utiliser dans le processus de la production, il en résulte pour la section II la possibilité et en même temps la nécessité d'accroître de nouveau son capital constant, de 83, par quoi encore une fois, sur la plus-value de cette section, 83 sont enlevés à la consommation personnelle et employés à la capitalisation. Le deuxième pas dans l'élargissement de la production de la section II est déterminé par l'élargissement du capital variable dans la section I. Maintenant, toutes les conditions matérielles de l'accumulation sont données dans la section I, et la reproduction élargie peut se faire. Dans la section II par contre, il n'y a eu d'abord qu'un élargissement, à deux reprises différentes, du capital constant. Il en résulte que pour que les moyens de production nouvellement acquis soient vraiment utilisés, il sera nécessaire de procéder à une aug­mentation correspondante du nombre des forces de travail. Si l'on maintient le rapport existant jusqu'ici, pour le nouveau capital constant de 153 un nouveau capital variable de 31 sera nécessaire. Cela veut dire qu'une quantité égale sera de nouveau tirée de la plus-value et capitalisée. Le fonds de consommation personnelle des capitalistes de la section II apparaît ainsi comme la quantité restante de la plus-value (285 pl), après prélèvement du double accroissement du capital constant (70 + 83) et de l'accroisse­ment correspondant du capital variable (31), en tout 184. Reste par conséquent 101. Après des manipulations semblables, il se produit à la deuxième année de l'accumu­lation dans la section II une division de la plus-value en 158 pour la capitalisation et 158 pour la consommation des capitalistes, la troisième année, 172 et 170.

Nous n'avons si minutieusement examiné et suivi. pas à pas tout ce processus que parce qu'il en ressort nettement que l'accumulation dans la section Il dépend entière­ment de l'accumulation dans la section I. Certes, cette dépendance ne se manifeste plus dans les modifications arbitraires réalisées dans la division de la plus-value dans la section II, comme c'était le cas dans le premier exemple du schéma de Marx, mais le fait lui-même reste, même si la plus-value est partagée dans les deux sections en moitiés égales, l'une pour des buts de capitalisation, l'autre pour des buts de consommation personnelle. Malgré cette égalisation numérique de la classe capitaliste dans les deux sections, il est visible que tout le mouvement de l'accumulation est mené activement et dirigé par la section I et accepté passivement par la section II. Cette dépendance trouve aussi son expression dans la règle stricte suivante : l'accumulation ne peut se faire que dans les deux sections à la fois et seulement à la condition que la section des moyens de consommation augmente chaque fois son capital constant dans la mesure exacte où les capitalistes de la section des moyens de production augmentent leur capital variable et leur fonds de consommation personnel. Ce rapport (accroissement de II- c = accroissement de I- v + accroissement de I- pl) est la base mathématique du schéma de l'accumulation de Marx, quels que soient les rapports numériques que nous puissions donner en exemple.

Examinons maintenant si cette règle stricte de l'accumulation capitaliste corres­pond aux faits réels.

Revenons d'abord à la reproduction simple. Le schéma de Marx est. ainsi que nous l'avons dit :

I- 4000 c + 1000 v + 1000 pl = 6000 moyens de production.
II- 2000 c + 500 v + 500 pl = 3000 moyens de consommation.

Ici aussi nous avons constaté certains rapports, sur lesquels repose la reproduction simple. Ces rapports étaient les suivants :

  1. Le produit de la section I est égal (en valeur) à la somme des capitaux constants dans les sections I et II;
  2. Ce qui découle automatiquement du 1º : le capital constant de la section Il est égal à la somme du capital variable et de la plus-value dans la section I ;
  3. Ce qui découle du 1º et du 2º : le produit de la section II est égal à la somme des capitaux variables et des plus-values dans les deux sections.

Ces rapports du schéma correspondent aux conditions de la production capitaliste des marchandises (réduite, à vrai dire, à la reproduction simple). Ainsi, par exemple, le rapport 2º est conditionné par la production des marchandises, c'est-à-dire par le fait que les entrepreneurs de chaque section ne peuvent recevoir les produits de l'autre section qu'en échange d'équivalents. Le capital variable et la plus-value de la section I expriment ensemble les besoins de cette section en moyens de consommation. Ceux-ci doivent être couverts à l'aide du produit de la section Il, mais ils ne peuvent l’être qu'en échange de la même quantité de valeur du produit de la section I, c'est-à-dire de moyens de production. Comme la section II ne peut rien faire d'autre, avec cet équivalent, étant donné sa forme naturelle, que l'employer dans le processus de la production en tant que capital constant, la grandeur du capital constant de la section II est ainsi donnée. S'il y avait ici une disproportion, si par exemple le capital constant dans la section II (en tant que grandeur de valeur) était plus grand que (v + pl) dans la section I, il ne pourrait pas être transformé entièrement en moyens de consommation, car la section I aurait des besoins de moyens de consommation trop petits. Si le capital constant de la section II était plus petit que (v + pl) dans la section I, les forces de travail de cette section ne pourraient pas être employées dans les mêmes dimensions que jusqu'alors, ou les capitalistes ne pourraient consommer toute leur plus-value. En tout cas, les conditions de la reproduction simple seraient violées.

Mais ces proportions ne sont pas de simples exercices mathématiques et ne sont pas déterminées seulement par la forme de marchandises des produits. Pour nous en convaincre, nous avons un moyen bien simple. Représentons-nous pour un instant, au lieu du mode de production capitaliste, le mode de production socialiste, par consé­quent une économie organisée, où la division du travail social a pris la place de l'é­chan­ge. Dans cette société, il y aurait également une division du travail en production de moyens de production et production de moyens de consommation. Représentons-nous encore que le niveau technique du travail oblige à consacrer deux tiers du travail social à la fabrication de moyens de production et un tiers à la fabrication de moyens de consommation. Supposons que dans ces conditions 1500 unités de travail (jours, mois ou années) suffiraient tous les ans pour l'entretien de toute la partie travailleuse de la société, c'est-à-dire, selon notre supposition, 1000 dans la section des moyens de production et 500 dans la section des moyens de consommation, chaque année des moyens de production provenant de la période de travail précédente étant utilisés, moyens de production représentant eux-mêmes le produit de 3000 unités de travail. Cette quantité de travail ne suffit cependant pas pour la société, car l'entretien de tous les membres non-travailleurs (dans le sens matériel, productif) de la société - enfants, vieillards. malades, fonctionnaires, artistes et savants - exige un supplément considé­rable de travail. En outre, toute société cultivée a besoin, pour se garantir contre des cas de crise de nature élémentaire, d'un certain fonds d'assurances. Supposons que l'entretien de tous les membres non-travailleurs de la société, y compris le fonds d'assurances, exige encore une quantité de travail égale à celle nécessitée par l'entre­tien des travailleurs, et par conséquent encore autant de moyens de production. Nous aurions alors, d'après les chiffres adoptés précédemment par nous, le schéma suivant d'une production organisée :

I- 4000 c + 1000 v + 1000 pl : 6000 moyens de production
II- 2000 c + 500 v + 500 pl : 3000 moyens de consommation

c représentant les moyens de production matériels employés, exprimés en temps de travail social, v le temps de travail socialement nécessaire à l'entretien des travail­leurs, pl le temps de travail socialement nécessaire à l'entretien des non-travailleurs, plus le fonds d'assurances.

Si nous examinons maintenant les rapports du schéma, nous obtenons ce qui suit : il n'y a pas ici production de marchandises, et par conséquent pas non plus d'échange, mais seulement division de travail social. Les produits de la section I sont attribués dans la quantité nécessaire aux travailleurs dans la section II, les produits de la section Il sont attribués à tous les travailleurs et non-travailleurs (dans les deux sections), ainsi qu'au fonds d'assurances - non pas parce qu'il y a ici échange d'équi­valents, mais parce que l'organisation sociale dirige méthodiquement tout le proces­sus, parce que les besoins existants doivent être couverts, parce que la production ne connaît précisément pas d'autre but que la satisfaction des besoins sociaux.

Malgré cela, les rapports de grandeurs conservent toute leur valeur. Le produit dans la section I doit être égal à I- c + II- c. Cela signifie simplement que dans la section I tous les moyens de production usés par la société dans son processus de travail annuel doivent être renouvelés. Le produit de la section II doit être égal à la somme (v + pl) I- + (v + pl) II-. Cela signifie que la société doit fabriquer annuelle­ment autant de moyens de consommation qu'il en faut pour couvrir les besoins de tous ses membres, travailleurs et non-travailleurs, plus les réserves pour le fonds d'assurances. Les rapports du schéma apparaissent tout aussi naturels et nécessaires dans une économie organisée que dans une économie capitaliste fondée sur l'échange des marchandises et l'anarchie. C'est ce qui prouve la validité sociale objective du schéma - bien qu'en tant que reproduction simple, aussi bien dans la société capitaliste que dans la société socialiste, il ne puisse être que pensé théoriquement, et qu'il ne puisse se réaliser qu'exceptionnellement.

Essayons maintenant d'examiner de la même façon le schéma de la reproduction élargie.

Représentons-nous une société socialiste et mettons à la base de l'examen le schéma du second exemple de Marx. Du point de vue de la société organisée, l'affaire ne doit naturellement pas être engagée en partant de la section I, mais de la section II. Représentons-nous que la société s’accroît rapidement, d'où il résulte des besoins croissants de moyens de consommation pour les travailleurs et les non-travailleurs. Ces besoins s'accroissent si rapidement que - si on laisse momentanément de côté les progrès de la productivité du travail - une quantité toujours croissante de travail sera nécessaire pour la fabrication de moyens de consommation. La quantité nécessaire de moyens de consommation, exprimée en temps de travail social contenu en eux, s'accroît d'année en année, disons dans la proportion suivante : 2000, 2215, 2399, 2600, etc. Pour fabriquer cette quantité croissante de moyens de consommation, une quantité croissante de moyens de production est techniquement nécessaire, laquelle, mesurée en temps de travail social, s’accroît d'année en année dans la proportion suivante : 7000, 7583, 8215, 8900, etc. En outre, supposons que pour cette extension de la production une quantité de travail annuelle de 2570, 2798, 3030, 3284 (les chiffres correspondent aux sommes respectives de (v + pl) I- + (v + pl) II-) soit nécessaire. Et enfin que la division du travail social soit telle que la moitié est employée chaque fois à l'entretien des travailleurs eux-mêmes, un quart à l'entretien des non-travailleurs et un dernier quart à l'élargissement de la production de l'année suivante. Nous obtenons alors pour la société socialiste les rapports du second schéma de la reproduction élargie de Marx. En fait, un élargissement de la production n'est possible dans toute société, même dans la société socialiste, que : si la société dispose d'une quantité croissante de forces de travail, si l'entretien immédiat de la société dans chaque période de travail ne prend pas tout son temps de travail, de telle sorte qu'une partie de ce temps puisse être consacrée au souci pour l'avenir et ses exigences croissantes, si d'année en année une quantité suffisamment croissante de moyens de production est fabriquée, sans laquelle un élargissement croissant de la production est impossible.

De ces points de vue généraux, le schéma de la reproduction élargie de Marx conserve par conséquent - mutatis mutandis - sa valeur objective pour la société organisée.

Examinons maintenant la validité du schéma pour l'économie capitaliste. Ici, la question qui se pose est la suivante : quel est le point de départ de l'accumulation ? De ce point de vue, il nous faut suivre la dépendance réciproque du procès de l'accumu­lation dans les deux sections de la production. Il est incontestable que dans la société capitaliste également la section Il dépend de la section I dans la mesure ou son accumulation est liée à une quantité correspondante de moyens de production supplé­men­taires disponibles. Réciproquement, l'accumulation dans la section I est liée à une quantité additionnelle correspondante de moyens de consommation pour des forces de travail supplémentaires. Il n'en résulte d'ailleurs nullement qu'il suffise d'observer ces deux conditions pour que l'accumulation puisse avoir lieu, en fait, dans les deux sections et se poursuive automatiquement d'année en année, ainsi qu'il pourrait le sem­bler d'après le schéma de Marx. Les conditions ci-dessus indiquées de l'accumu­lation ne sont précisément que des conditions à défaut desquelles l'accumulation ne peut pas avoir lieu. De même la volonté d'accumulation peut exister dans la section I comme dans la section II. Mais, à elles seules, la volonté et les conditions techniques de l'accumulation ne suffisent pas dans une société capitaliste marchande. Afin que l'accumulation ait lieu en fait, c'est-à-dire que la production soit élargie, il y faut encore une autre condition, à savoir une augmentation de la demande solvable de marchandises. Or, d'où vient la demande constamment croissante, qui est à la base de l'élargissement croissant de la production dans le schéma de Marx ?

Avant tout, une chose est claire : elle ne peut pas provenir des capitalistes eux-mê­mes, c'est-à-dire de leur propre consommation personnelle. Au contraire, l'accu­mu­lation consiste précisément en ceci qu'ils ne consomment pas eux-mêmes une partie - et une partie croissante, tout au moins absolument - de la plus-value, mais créent avec cette partie des biens qui sont employés par d'autres. La consommation personnelle des capitalistes croît certes avec l'accumulation, elle peut même croître en valeur consommée. Cependant, ce n'est qu'une partie de la plus-value qui est employée à la consommation des capitalistes. La base de l'accumulation est précisément la non-consommation de la plus-value par les capita­listes. Pour qui produit donc cette autre partie, celle qui est accumulée, de la plus-value ? D'après le schéma de Marx, le mouvement part de la section I, de la production des moyens de production. Qui a besoin de ces moyens de production accrus ? A cela, le schéma répond : c'est la section Il qui en a besoin, pour pouvoir fabriquer plus de moyens de consommation. Mais qui a besoin de ces moyens de consommation accrus ? Le schéma répond : précisément la section I, parce qu'elle occupe maintenant plus d'ouvriers. Nous tournons manifestement dans un cercle. Produire plus de moyens de consommation, pour pouvoir entretenir plus d'ouvriers, et produire plus de moyens de production, pour pouvoir occuper ce surplus d'ouvriers, est du point de vue capitaliste une absur­dité. Pour le capitaliste individuel, l'ouvrier est certes un consommateur, c'est-à-dire un acheteur de ses marchandises - tout aussi bon (à la condition qu'il puisse les payer) qu'un capitaliste ou autre acheteur quelconque. Dans le prix de la marchandise qu'il vend à l'ouvrier, chaque capitaliste réalise sa propre plus-value exactement de la même façon que dans le prix de toute marchandise qu'il vend à n'importe quel autre acheteur. Il n'en est pas de même du point de vue de la classe capitaliste prise dans son ensemble. Celle-ci ne donne à la classe ouvrière, dans son ensemble, qu'un bon sur une part exactement déterminée du produit social total pour le montant du capital variable. Si par conséquent les ouvriers achètent des moyens de consommation, ils ne font que rendre à la classe capitaliste la somme de salaires reçue par eux, le bon pour le montant du capital variable. Ils ne peuvent pas rendre un centime de plus - plutôt moins, s'ils peuvent « épargner », pour devenir indépendants, devenir de petits entre­preneurs, ce qui est d'ailleurs une exception. Une partie de la plus-value, la classe capitaliste la consomme elle-même sous forme de moyens de consommation et conserve dans sa poche l'argent échangé contre eux. Mais qui lui achète les produits où est incorporée l'autre partie, la partie capitalisée, de la plus-value ? Le schéma répond : en partie les capitalistes eux-mêmes, en fabriquant de nouveaux moyens de production, au moyen de l'élargissement de la production ; en partie de nouveaux ouvriers, qui sont nécessaires pour utiliser ces nouveaux moyens de production. Mais pour pouvoir faire travailler de nouveaux ouvriers avec de nouveaux moyens de production, il faut - du point de vue capitaliste - avoir auparavant un but pour l'élargis­se­ment de la production, une nouvelle demande de produits à fabriquer.

On pourrait peut-être répondre : c'est l'accroissement naturel de la population qui crée cette demande croissante. Effectivement, dans notre examen hypothétique de la reproduction élargie dans une société socialiste, nous sommes partis de l'accroisse­ment de la population et de ses besoins. Mais c'est que, dans une telle société, les besoins de la population constituent la base suffisante de la production, comme elle en est aussi le seul but. Dans la société capitaliste, il en est tout autrement. De quelle population s'agit-il, quand nous parlons de son accroissement ? Nous ne connaissons ici - dans le schéma de Marx - que deux classes de la population : capitalistes et ouvriers. L'accroissement de la classe capitaliste est déjà compris dans l'accroisse­ment absolu de la partie consommée de la plus-value. En tout, il ne peut pas consom­mer toute la plus-value, sinon nous reviendrions à la reproduction simple. Restent les ouvriers. La classe ouvrière s'accroît, elle aussi, par accroissement naturel. Mais cet accroissement n'intéresse en rien l'économie capitaliste en tant que point de départ de besoins croissants.

La production de moyens de consommation pour couvrir I- v et II- v n'est pas un but en soi, comme dans une société où les travailleurs et la satisfaction de leurs besoins constituent la base du système économique. Ce n'est pas pour nourrir les ouvriers de la section I et de la section II que celle-ci produit des moyens de con­sommation. Tout au contraire. Les ouvriers de la section I et de la section II ne peuvent se nourrir que parce que leur force de travail peut être utilisée dans les conditions d'écoulement données. Cela signifie qu'une quantité donnée d'ouvriers et leurs besoins ne sont pas un point de départ pour la production capitaliste, mais que ces grandeurs elles-mêmes sont des variables très oscillantes et dépendant des perspectives capitalistes de profit. On se demande par conséquent si l'accroissement naturel de la population ouvrière signifie un nouvel accroissement de la demande solvable au-delà du capital variable. Cela ne peut être le cas. Dans notre schéma, la seule source de revenus pour la classe ouvrière est le capital variable. Ce dernier englobe par conséquent d'avance l'accroissement de la classe ouvrière. L'un ou l'autre : ou bien les salaires sont calculés de telle sorte qu'ils permettent de nourrir aussi les enfants des ouvriers, et alors ceux-ci ne peuvent pas, encore une fois, entrer en ligne de compte en tant que base de la consommation élargie. Ou ce n'est pas le cas, et alors la nouvelle génération de jeunes ouvriers doit fournir elle-même du travail pour pouvoir recevoir des salaires et des moyens de consommation. Et, dans ce cas, ces nouveaux ouvriers sont déjà compris dans le nombre des ouvriers occupés. Par conséquent, l'accroissement naturel de la population ne peut pas expliquer le proces­sus de l'accumulation dans le schéma de Marx.

Mais, attention ! La société - même sous la domination du capitalisme - ne consis­te pas uniquement en capitalistes et en ouvriers. En dehors de ces deux classes, il existe encore une grande masse de la population : propriétaires fonciers, employés, membres des professions libérales (avocats, artistes, savants), il y a encore l'Église avec ses servants, le clergé, et enfin l'État, avec ses fonctionnaires et avec l'armée. Toutes ces couches de la population ne peuvent être comptées ni parmi les capitalistes ni parmi les salariés, au sens catégorique du mot. Mais elles doivent être nourries et entretenues par la société. Peut-être sont-ce ces couches existant en dehors des capitalistes et des ouvriers dont la demande rend nécessaire l'élargissement de la production ? Mais cette issue, quand on l'examine de près, n'est qu'apparente. Les propriétaires fonciers sont, en tant que consommateurs de la rente, c'est-à-dire d'une partie de la plus-value capitaliste, manifestement à compter dans la classe capitaliste, sa consommation étant, ici où nous considérons la plus-value dans sa forme primaire, non divisée, déjà contenue dans la consommation de la classe capitaliste. Les membres des professions libérales reçoivent leurs revenus, c'est-à-dire leurs bons sur une partie du produit social, la plupart du temps directement ou indirectement des mains de la classe capitaliste, qui les paye avec des miettes de sa plus-value. Dans cette mesure, en tant que consommateurs de la plus-value, ils sont à compter dans la classe capitaliste. Il en est de même du clergé, avec cette différence qu'il tire égale­ment une partie de ses ressources des travailleurs, par conséquent des salaires. Enfin l'État, avec ses fonctionnaires et avec l'armée, est entretenu au moyen des impôts, mais ceux-ci reposent soit sur la plus-value, soit sur les salaires. D'une façon générale, nous ne connaissons ici - dans les limites du schéma de Marx - que deux sources de revenus dans la société : salaires ou plus-value. C'est ainsi que toutes les couches de la population mentionnées en dehors des capitalistes et des ouvriers ne peuvent être considérées que comme des consommateurs de ces deux sortes de revenus. Marx lui-même rejette comme une échappatoire le renvoi à ces « tierces personnes » en tant qu'acheteurs : « Tous les membres de la société qui ne figurent pas directement dans la reproduction, avec ou sans travail, ne peuvent recevoir leur part du produit marchandise annuel, donc leurs moyens de consommation, que des mains de ceux à qui ce produit revient en première ligne, c'est-à-dire les ouvriers productifs, les capitalistes industriels et les propriétaires fonciers. A ce point de vue, leurs revenus dérivent matériellement du salaire (des ouvriers productifs), du profit et de la rente foncière. Mais, d'autre part, les bénéficiaires de ces revenus dérivés les perçoivent grâce à leur fonction sociale de roi, prêtre, professeur, hétaïre, soldat, etc., et ils peuvent donc voir en leur fonction la source première de leur revenu  [5]. » Au sujet des renvois aux consommateurs d'intérêts et de rente foncière en tant qu'acheteurs, Marx dit : « Mais si la partie de la plus-value des marchandises, que le capitaliste indus­triel doit verser, comme rente foncière ou intérêt, à d'autres copropriétaires de la plus-value, ne peut se réaliser par la vente des marchandises, c'en est fait du paiement de la rente foncière et de l'intérêt, et les anciens bénéficiaires, ne pouvant plus les dépenser, sont dans l'impossibilité d'assurer la conversion en argent de certaines parties de la reproduction annuelle. il en va de même des dépenses de tous les ouvriers improductifs fonctionnaires, médecins, avocats, etc., et tous ceux qui, sous le nom de grand public, servent aux économistes politiques à expliquer ce qu'en réalité ils n'expliquent pas  [6]. »

Étant donné que par ce moyen on ne peut trouver au sein de la société capitaliste aucun acheteur apparent pour les marchandises dans lesquelles se trouve la partie accumulée de la plus-value, il ne reste plus qu'une solution : le commerce extérieur. Mais il y a plusieurs objections qui s'opposent à cette méthode consistant à considérer le commerce extérieur comme un lieu de décharge commode pour les produits dont on ne saurait que faire autrement dans le procès de la reproduction. Le renvoi au commerce extérieur ne tend en réalité qu'à déplacer d'un pays dans un autre, mais sans la résoudre, la difficulté à laquelle on s'est heurté dans l'analyse. Celle-ci ne se rapporte nullement à un pays capitaliste isolé, mais à l'ensemble de l'économie capitaliste, pour laquelle tous les pays sont des marchés intérieurs. Marx le souligne déjà expressément au tome I du Capital en étudiant l'accumulation. « Nous faisons abstraction du commerce d'exportation, par lequel une nation peut convertir des articles de luxe en moyens de production ou de subsistance et inversement. Pour étudier l'objet de notre examen dans toute sa pureté et indépendamment de toutes les conditions accessoires qui pourraient y jeter de la confusion, nous considérons le monde commerçant tout entier comme une seule nation et nous supposerons que la production capitaliste s'est installée partout et s'est emparée de toutes les branches de l'industrie  [7]. »

L'analyse offre la même difficulté si nous considérons la chose d'un autre côté encore. Dans le schéma de Marx, on suppose que la partie à capitaliser de la plus-value sociale vient tout d'abord au monde sous la forme naturelle, qui détermine et permet son emploi en vue de l'accumulation : en un mot, la plus-value n'est convertible en capital que « parce que le surproduit, dont elle est la valeur, contient déjà les éléments matériels d'un nouveau capital  [8]. Exprimé dans les chiffres du schéma, nous avons :

I- 5 000 c + 1 000 v + 1 000 pl = 7 000 moyens de production
II- 1 430 c + 285 v + 285 pl = 2 000 moyens de consommation

Ici la plus-value peut être capitalisée pour un montant de 570 pl, car elle consiste de prime abord en moyens de production ; et à cette masse de moyens de production correspond une masse additionnelle de moyens de consommation pour un montant de 114 pl, soit en tout 684 pl qui peuvent être capitalisés. Mais le processus ici supposé de simple transfert des moyens de production correspondants dans le capital constant, des moyens de consommation dans le capital variable, est en contradiction avec les bases de la production capitaliste marchande. Quelle que soit la forme naturelle dans laquelle elle se trouve, la plus-value ne peut pas être transportée directement en vue de l'accumulation dans les lieux de production, elle doit être auparavant réalisée, échangée contre de l'argent  [9]. La plus-value de la section I pourrait être capitalisée pour un montant de 500, mais dans ce but elle doit auparavant être réalisée, elle doit d'abord rejeter sa forme naturelle et revêtir sa pure forme de valeur avant de pouvoir être transformée en capital productif. Cela vaut non seulement pour chaque capitaliste individuel, mais aussi pour l'ensemble des capitalistes, car la réalisation de la plus-value dans sa pure forme de valeur est l'une des conditions fondamentales de la production capitaliste, et dans l'étude sociale de la production « il ne faut pas tomber dans le travers des économistes bourgeois et de Proudhon et croire qu'une société de production capitaliste perd ce caractère économique particulier et historique, du moment qu'on la prend en bloc, comme un tout. C'est tout le contraire. On se trouve alors aux prises avec le capitaliste total  [10]. »

La plus-value doit par conséquent revêtir absolument la forme argent et rejeter la forme de surproduit avant de la reprendre de nouveau en vue de l'accumulation. Mais quels sont les acheteurs du surproduit de la section I et de la section II ? Pour pouvoir seulement réaliser la plus-value des sections I et II, il faut, d'après ce qui précède, qu'il existe un débouché en dehors d'elles. Ainsi seulement la plus-value serait transformée en argent. Afin que cette plus-value réalisée puisse être encore employée à l'élargissement de la production, à l'accumulation, il faut qu'il y ait une perspective de débouchés ultérieurs encore plus considérables, qui se trouvent également en dehors des sections I et II. Ces débouchés pour le surproduit doivent par conséquent s'augmenter chaque année du taux accumulé de la plus-value. Or, au contraire, l'accumulation ne peut avoir lieu que dans la mesure où les débouchés s'accroissent en dehors des sections I et II.


Notes

[1] Le Capital, II, p. 488, Trad. Molitor, VIII, pp. 186-187.

[2] Le Capital, Il, p. 489. Trad. Molitor, VIII, p. 187.

[3] Le Capital, II, p. 491. Trad. Molitor, VIII, p. 190.

[4] Le Capital, Il, p. 491. Trad. Molitor, VIII, p. 190.

[5] Le Capital, II, p. 346. Trad. Molitor, VII, p. 201.

[6] Le Capital. Il, p. 432. Trad. Molitor, VIII, p. 95.

[7] Le Capital, I, p. 544. Trad. Molitor, IV, pp. 31-32.

[8] Le Capital, I, p. 544. Trad. Molitor, IV, pp. 31.

[9] Nous faisons ici abstraction des cas où une partie du produit, disons par exemple du charbon dans les mines de bouille, peut passer directement de nouveau sans échange dans le procès de la production. Ce sont là, en général, des cas d'exception dans la production capitaliste. Voir Marx, H. D. E., II, p. 256 et suiv.

[10] Le Capital, II, p. 409, Trad. Molitor, VIII, p. 57.


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