1913

Un ouvrage qui est encore discuté aujourd'hui...


L'accumulation du capital

Rosa Luxemburg

II: Exposé historique du problème

III° polémique : Struve-Boulgakov - Tougan-Baranowsky, contre Vorontsov-Nicolai-on.


24 : La fin du marxisme russe « légal »

C'est un mérite des marxistes russes « légaux » et en particulier de Tougan-Baranowsky que d'avoir, dans leur polémique contre les sceptiques de l'accumulation capitaliste, enrichi la science en appliquant l'analyse du processus social de repro­duction et son exposé schématique dans le deuxième livre du Capital. Mais du fait que Tougan-Baranowsky a considéré cet exposé schématique comme la solution du problème au lieu de le regarder comme une formulation, ses conclusions devaient fatalement renverser les bases mêmes de la doctrine de Marx.

La conception de Tougan selon laquelle la production capitaliste peut constituer pour elle-même un marché sans limites et qu'elle est indépendante de la consomma­tion l'amène en droite ligne à la théorie de Say et de Ricardo de l'équilibre naturel entre la production et la consommation, entre la demande et l'offre. La seule diffé­rence est que Say et Ricardo s'en tenaient exclusivement à la circulation simple des marchandises, tandis que Tougan transpose tout simplement leur conception à la circulation du capital. Sa théorie des crises résultant d'une « disproportionnalité » n'est au fond rien d'autre qu'une paraphrase de l'habituel lieu commun de Say : lorsqu'on a trop produit d'une certaine catégorie de marchandises, cela prouve tout simplement que l'on a produit trop peu d'une autre catégorie, à cette seule différence près que Tougan expose ce lieu commun dans la langue de l'analyse marxienne du processus de la reproduction. Et bien qu'à l'encontre de Say il déclare possible une surproduction générale, en se référant à la circulation moné­taire que Say avait tout à fait négligée, en fait cette même omission de la circulation monétaire dont s'étaient rendus coupables Ricardo et Say dans le problème des crises, lui permet seule de mener à bien ses merveilleuses opérations sur le schéma de Marx : le schéma n° 2 est hérissé d'épines et de difficultés dès qu'on commence à le transposer à la circulation monétaire. Boulgakov avait été arrêté par ces difficultés lorsqu'il avait tenté de poursuivre jusqu'au bout l'analyse inachevée de Marx. C'est cette union, ce mélange des formes de pensées empruntées à Marx avec le contenu des thèses de Say et de Ricardo que Tougan-Baranowsky a baptisés modestement « essai de synthèse de la théorie de Marx avec l'économie politique classique ».

Ainsi, presque un siècle plus tard, la théorie optimiste qui affirmait contre le scepticisme petit-bourgeois la possibilité et la capacité de développement de la production capitaliste, revenait, par le détour de la doctrine de Marx exprimée par ses porte-parole « légaux », au point de départ, c'est-à-dire à Ricardo. Les trois « marxis­tes » rejoignent ainsi le camp des avocats bourgeois de l'harmonie sociale du bon vieux temps d'avant le péché originel, avant que les économistes bourgeois ne fussent chassés du jardin d'Eden, du Paradis de l'innocence. La boucle est bouclée.

Sans aucun doute, les marxistes russes « légaux » ont triomphé de leurs adver­saires, les « populistes », mais ils ont trop triomphé. Tous les trois, Struve, Boulga­kov, Tougan-Baranowsky, ont, dans l'ardeur du combat, prouvé plus qu'il ne fallait. Il s'agissait de savoir si le capitalisme en général et le capitalisme russe en particulier étaient susceptibles de se développer et les trois marxistes cités ont si bien démontré cette capacité qu'ils ont même prouvé par leurs théories la possibilité de la durée éternelle du capitalisme. Il est clair qu'en admettant l'accumulation illimitée du capital, on démontre en même temps la vitalité infinie du capital. L'accumulation est la méthode spécifiquement capitaliste de l'élargissement de la production, de l'accroissement de la productivité du travail, du développement des forces producti­ves, du progrès économique. Si la production capitaliste est en mesure d'assurer l'accroissement illimité des forces productives et le progrès économique, elle est alors invincible. Le pilier objectif le plus important de la théorie socialiste scientifique s'écroule, l'action politique du socialisme, le contenu idéologique de la lutte de classe prolétarienne cesse d'être un reflet des processus économiques, le socialisme cesse d'être une nécessité historique. L'argumentation, partie de la possibilité du capitalis­me, aboutit à l'impossibilité du socialisme. Les trois marxistes russes étaient bien conscients d'avoir changé de terrain au cours même de la bataille. Sans doute Struve ne s’est-il pas affligé outre mesure de la perte de ce fondement précieux, s'extasiant plein d'allégresse devant la mission civilisatrice du capitalisme  [1]. Boulgakov a cher­ché sans succès à colmater la brèche faite à la théorie socialiste avec d'autres lam­beaux de cette théorie : il espérait que l'économie capitaliste, malgré l'équilibre imma­nent entre la production et la consommation, périrait, à cause de la baisse du taux de profit. Mais finalement cette consolation quelque peu fumeuse est réduite à néant par Boulgakov lui-même lorsque, oubliant cette dernière planche de salut qu'il avait tendue au socialisme, soudain à se tourne vers Tougan-Baranowsky, à qui il apprend que la baisse relative du taux de profit est compensée en ce qui concerne les fonds importants, par la croissance absolue du capital  [2].

Enfin Tougan-Baranowsky, le plus conséquent de tous, démolit avec la joie rude d'un barbare, tous les piliers économiques objectifs de la théorie socialiste et reconstruit en esprit le monde « plus beau qu'il n'était » sur le fondement de l' «  éthi­que ». « L'individu proteste contre un ordre social qui transforme le but (l'homme) en un moyen et le moyen (la production) en un but  [3]. »

Nos trois marxistes ont démontré dans leur personne combien les nouveaux fon­de­ments du socialisme étaient fragiles et minces. A peine avaient-ils établi le socialisme sur de nouvelles bases qu'ils lui tournaient le dos. Tandis que les masses en Russie luttaient au péril de leur vie pour l'idéal d'un ordre social qui devait mettre le but (l’homme) au-dessus du moyen (la production), « l'individu » s'esquive tout simplement et cherche chez Kant un apaisement philosophique et éthique. Les marxistes russes légaux ont pratiquement abouti là où leur position théorique les amenait : dans le camp des « harmonies sociales ».


Notes

[1] Dans l'introduction d'un recueil de ses articles russes paru en 1901 Struve écrit : « En 1894, lorsque l'auteur a publié ses observations critiques sur la question du développement économique de la Russie, il était en philosophie un positiviste critique, en sociologie et en économie politique un marxiste sinon orthodoxe, du moins convaincu. Depuis, aussi bien le positivisme que le marxisme qui s'y appuyait (sur ce positivisme !) ont cessé d'être pour l'auteur toute la vérité, ont cessé de déterminer entièrement sa conception du monde. Il s'est vu obligé de chercher et d'élaborer de son propre chef un nouveau système de pensée. Le dogmatisme malveillant qui ne se contente pas de réfuter les arguments de ceux qui pensent autrement que lui, mais encore les espionne moralement et psychologiquement voit dans un tel travail uniquement « une inconstance épicurienne de l'intelligence ». Il n'est pas capable de comprendre que le droit de la critique est en soi un des droits les plus sacrés de l'individu vivant et pensant. L'auteur ne songe pas un instant à renoncer à ce droit, dût-il risquer continuellement l'accusation d'inconstance. » (À propos de différents thèmes, Saint-Pétersbourg, 1901, en langue russe.)

[2] Boulgakov, op. cit., p. 252.

[3] Tougan-Baranowsky, Studien, p. 229.


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