1843-50

"On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.." F. Engels, 1894.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Le parti de classe

K. Marx - F. Engels

Activités d'organisation (1843-1847)

Création du Comité de correspondance communiste


De concert avec deux de mes amis, Friedrich Engels et Philippe Gigot (tous deux à Bruxelles), j'ai organisé une correspondance suivie avec les communistes et socialistes allemands [1]. Elle porte aussi bien sur la discussion de problèmes scientifiques et la critique de l'ensemble des écrits populaires que sur la propagande socialiste que l'on peut effectuer en Allemagne par ce moyen. Cependant, le but principal de notre correspondance sera celui de mettre les socialistes allemands en rapport avec les socialistes français et anglais [2], de tenir les étrangers au courant de l'agitation et des organisations socialistes qui s'opèrent en Allemagne, et d'informer les Allemands des progrès du socialisme en France et en Angleterre. Ainsi, les divergences de vue pourront apparaître au jour, et l'on parviendra à un échange d'idées et une critique impartiale. C'est un pas que le mouvement social doit effectuer, dans sa forme d'expression littéraire, pour se débarrasser de ses limitations nationales. Et, au moment de l'action, il sera certainement d'une grande utilité pour tous d'être informés de l'état de chose dans les pays étrangers aussi bien que dans le sien propre.

Outre les communistes en Allemagne, notre correspondance réunira aussi les socialistes allemands de Paris et de Londres. Nous avons déjà établi la liaison avec l'Angleterre ; en ce qui concerne la France, nous croyons tous que nous ne pouvons y trouver de meilleur correspondant que vous : vous savez que les Anglais et les Allemands ont su vous apprécier davantage jusqu'ici que vos propres compatriotes [3].

Vous voyez donc qu'il s'agit simplement de créer une correspondance régulière, et de lui assurer les moyens de suivre le mouvement social dans les différents pays, de rassembler des conclusions riches et variées, comme le travail d'un seul ne pourra jamais le réaliser.

Si vous voulez accéder à notre proposition, les frais de port des lettres qui vous seront envoyées, comme de celles que vous nous enverrez, seront supportés ici, les collectes faites en Allemagne étant destinées à couvrir les frais de la correspondance.

L'adresse à laquelle vous écrirez ici est celle de M. Philippe Gigot, 8, rue de Bodenbroek. C'est lui également qui signera les lettres de Bruxelles. Est-il besoin d'ajouter que toute cette correspondance exige de votre part le secret le plus absolu ; en Allemagne, nos amis doivent agir avec la plus grande circonspection, pour éviter de se compromettre...

P.-S. — Je vous préviens contre monsieur Grün [4] qui est à Paris. Cet individu n'est qu'un chevalier d'industrie littéraire, une sorte de charlatan qui cherche à faire commerce avec les idées modernes...


Notes

[1] Cf. Marx à P.J. Proudhon, 5 mai 1846. À Bruxelles, début 1846, Marx et Engels fondèrent un Comité de correspondance communiste, afin de grouper en un réseau international les forces socialistes dispersées en Europe occidentale grâce à la collaboration de socialistes et communistes connus. L'aile gauche du chartisme et l'Association ouvrière allemande de Londres sous l'impulsion de Schapper acceptèrent l'offre, comme il ressort d'une lettre de Harney à Engels (30-3- 1846) et des lettres de K. Schapper à Marx (6-6-1846 et 17-7-1846). Mais ce fut en vain que Marx-Engels demandèrent à Étienne Cabet, Pierre-Joseph Proudhon et à d'autres socialistes français de collaborer à leur effort international à la veille de la grande crise révolutionnaire qui secoua toute l'Europe en 1848.
L'esprit internationaliste était le plus vivace chez les extrémistes anglais et allemands. Parmi ces derniers, Wolff maintenait le contact avec les ouvriers de Silésie, Georg Weber avec ceux de Kiel, Weydemeyer avec ceux de Westphalie, Naut et Köttgen avec ceux d'Elberfeld. Les communistes de Cologne — Daniels, Bürgers et Karl d'Ester — correspondirent à intervalles réguliers avec le comité de Bruxelles.
Pour Marx-Engels, l'objectif de ce comité était évidemment la constitution d'un parti prolétarien révolutionnaire. Cependant, étant donné le rapport des forces donné et le degré de maturité de conscience et d'organisation, la tâche immédiate en était d'abord la préparation, la prise de contact. Pour cela, il fallait d'abord gagner au programme révolutionnaire des individus, groupes ou mouvements déjà engagés politiquement, en utilisant des moyens simples, disponibles immédiatement, tels la correspondance personnelle, les circulaires, les résultats déjà acquis dans les revues socialistes ou populaires par le truchement des correspondants intéressés par le comité.
En somme, c'est comme point de départ — à conserver et à dépasser dans la dynamique du mouvement — qu'il faut considérer cette initiative, et non comme schéma d'organisation achevé, sorte de bureau d'informations et de statistique (que Marx-Engels critiqueront avec force chez les anarchistes, après 1871 surtout). En général, il faut éviter d'enfermer une forme d'organisation transitoire dans un schéma rigide de statuts ou un programme qu'il faut soi-même faire sauter pour se développer et croître, ce qui entraîne toujours des frictions et des heurts avec l'action et l'organisation développées jusque-là.

[2] Toute mesure organisationnelle doit se greffer, comme acte de volonté et de systématisation, sur une activité ou une fonction déjà existante ou en tendance. Ainsi elle correspond à un besoin qui se développe dès lors de manière cohérente vers un but déterminé. Ce n'est donc pas par hasard que Marx-Engels ont pris l'initiative de ce Comité de correspondance international. Déjà à Bruxelles, ils étaient en contact permanent avec les militants ou avec les foyers communistes des travailleurs allemands qui circulaient d'un pays à l'autre. Et depuis quelques années déjà, Marx et surtout Engels écrivaient des articles d'information et de formation : quand un événement révolutionnaire, ou intéressant les ouvriers, se produisait dans un pays, l'Angleterre par exemple, ils en faisaient la synthèse pour les ouvriers des autres pays, l'Allemagne et la France par exemple ; mieux, à chaque fois, ils en tiraient les enseignements théoriques et pratiques pour l'action de la classe ouvrière de tous les pays. Cf. ainsi les articles parus dans la Rheinische Zeitung, le Schweizerischer Republikaner, The New Moral World, les Annales franco-allemandes, le Vorwäerts, Deutsches Bürgerbuch für 1845, les Rheinische Jahrbücher für 1846, le Telegraph für Deutschland, The Northern Star, la Deutsche Brüsseler Zeitung, La Réforme, L 'Atelier, etc.
Par ailleurs, Marx-Engels ne manqueront jamais l'occasion d'exposer leur point de vue, de démentir une fausse rumeur ou de dévoiler une falsification, en utilisant leur droit de réponse dans les journaux petits-bourgeois ou bourgeois. De la même façon, ils exploitèrent la moindre possibilité d'atteindre le public ou les masses, même si ce n'est qu'en répondant aux innombrables falsifications ou calomnies de la presse, allant jusqu'à provoquer l'adversaire devant le jury ou sur le terrain. Cf. par exemple, Marx-Engels, La Commune de 1871, 10/18, p. 143-209.
Une fois établie la liaison internationale d’information ou de contacts avec des éléments des divers mouvements nationaux, Marx-Engels la maintiendront toute leur vie autant que faire se peut, gardant toujours un pied dans le mouvement international.

[3] Dans sa réponse du 17 mai 1846, Proudhon rejeta l'offre de Marx, en déclarant qu'il était hostile aux méthodes de combat révolutionnaires et au communisme : cf. Correspondance de P.- J. Proudhon, t. II, Paris, 1875, p. 198-202.

[4] Marx et Engels publièrent plusieurs déclarations contre Karl Grün dans la Deutsche Brüsseler Zeitung et la Triersche Zeitung d'avril 1847, puis dans le Westphälisches Dampfboot de septembre 1847. Ils consacrèrent un chapitre de L 'Idéologie allemande à la critique de l'ouvrage de Grün intitulé Le Mouvement social en France et en Belgique dans la partie dénonçant le « socialisme vrai » (Éd. sociales, p. 535-586).


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