1868-94

«Dans tous ces écrits, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste. Pour Marx, comme pour moi, il est absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre. »
Fr. Engels - Préface à la brochure du Volksstaat de 1871-1875.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La social-démocratie allemande

K. Marx - F. Engels

3
Pénétration petite-bourgeoise de la social-démocratie


Victoires électorales ?


Engels à Fr.-A. Sorge, 3 mars 1887.

Nous pouvons être très satisfaits des élections en Allemagne [1]. L'accroissement des voix est brillant, surtout si l'on considère la pression énorme, non seulement du gouvernement, mais encore des fabricants qui, partout où c'était possible, contraignirent leurs ouvriers à choisir entre le licenciement et le vote obligatoire pour les bismarckiens. Je crains que cela ne se répète encore dans les élections de ballottage, dont les résultats ne sont pas encore connus ici. Le pape interdit aux catholiques de voter pour nous, ces messieurs les progressistes préfèrent les bismarckiens, aux socialistes, et les fabricants exercent leur pression directe - et si dans de telles conditions nous arrachons encore quelques sièges, nous les aurons vraiment gagnés [2]. Cependant ce n'est pas le nombre des sièges qui importe, mais uniquement la démonstration statistique du progrès ininterrompu du parti.

Tu estimes que nos gens se discréditent en faisant élire des gens comme Geiser, Frohme, Viereck, etc. [3]. Mais ils ne peuvent faire autrement. Ils doivent prendre les candidats où ils les trouvent et tels qu'ils les trouvent. C'est le sort commun à tous les partis ouvriers lorsque les chambres ne versent pas d'indemnités parlementaires. Mais cela est sans importance. Nos gens ne se font pas d'illusions sur leurs représentants; la meilleure preuve en est la défaite complète de la fraction parlementaire dans sa lutte contre le Sozialdemokrat. Et ces messieurs les parlementaires le savent aussi fort bien, ceux de l'aile droite savent qu'ils ne sont tolérés qu'à cause de la loi anti-socialiste et s'envoleront dès que le parti aura de nouveau obtenu sa liberté d'action [4]. Et alors encore la représentation parlementaire sera assez minable; mais je pense qu'il est préférable que le parti soit meilleur que ses héros parlementaires que l'inverse.

En ce qui concerne Liebknecht, tu peux aussi être tranquille. On le considère en Allemagne pour ce qu'il est. J'ai rarement connu un homme sur lequel les jugements des gens les plus divers concordent à ce point. Alors qu'il s'imagine qu'il les a tous dans sa poche, ils le jugent de manière très critique. Il est d'un optimisme incorrigible, notamment pour toutes les affaires dans lesquelles il a trempé. Il croit fermement qu'il est l'âme du mouvement, qu'il fait tout, dirige tout, et que ce ne sont que les autres « ânes » qui gâchent les choses; il est fortement enclin à ne vouloir que des affaires bien ordonnées et pour cela il masque toutes les oppositions sous un flot de paroles; enfin, il ne peut s'empêcher d'obtenir des succès extérieurs à tout moment-même au prix de pertes durables. Or tout le monde se rend parfaitement compte de toutes ces tendances de Liebknecht. Mais tout le monde sait aussi que tous ces défauts ne sont que le revers de ses précieuses qualités, et que, sans ces faiblesses, il ne pourrait réaliser ce qu'il réalise effectivement. Tant que Bebel demeurera à ses côtés, il occasionnera bien sûr beaucoup de contrariétés et d'ennuis, mais il ne fera pas de gaffes majeures. Et quand l'heure de la scission d'avec les petits bourgeois aura sonné, il les défendra certes jusqu'à la dernière minute, mais il sera au bon endroit. au moment décisif.

J'espère que ta santé s'améliorera avec le printemps.


Engels à Julie Bebel, 12 mars 1887.

Si je prends la liberté de vous écrire aujourd'hui, c'est dans l'espoir d'avoir grâce à vous quelques nouvelles de, mon ami Bebel qui séjourne pour l'heure dans l'institution close de Zwickau [5]. Depuis le séjour de Singer à Londres en décembre, je suis sans nouvelles de Bebel. De toute façon, je sais que son emprisonnement n'aura aucun effet sur son énergie morale, mais je serais néanmoins heureux d'apprendre que sa santé physique ne se trouve pas défavorablement affectée. Il a dû être très dur pour lui d'être derrière les barreaux durant la lutte électorale, mais il peut se réjouir d'autant plus des résultats, qui correspondent littéralement à la prédiction qu'il a faite avec moi il y a quelques mois déjà : fort accroissement du nombre de voix, mais perte de mandats [6]. Il est facile de prendre son parti de cette dernière - car seule l'absence de Liebknecht représente une véritable perte - , et qui plus est c'est même un avantage à de nombreux points je vue. C'est ce que reconnaissent même des gens dont on attendrait difficilement cet aveu, à savoir des gens qui sont intérieurement satisfaits du parlementarisme, et déclarent maintenant à qui veut l'entendre que c'est une bonne chose que le parti et surtout sa fraction parlementaire ait échappé au danger de succomber aux tentations parlementaristes. C'est une excellente chose que les raisins deviennent parfois acides ! En revanche les 225 000 voix nouvelles que nous avons conquises, malgré la pression la plus vive, représentent un nouveau pas en avant qui a eu son effet dans toute l'Europe et l'Amérique, et ils gâchent même le triomphe momentané de messieurs nos gouvernants.

C'est précisément cette absence de précipitation, ce progrès mesuré, mais sûr et irrésistible qui a quelque chose de formidablement imposant et qui doit susciter chez nos gouvernants le même sentiment d'angoisse qu'éprouvait le prisonnier de l'Inquisition d'État à Venise à la vue des murs de sa cellule qui avançaient d'un pouce chaque jour, si bien qu'il pouvait calculer avec précision le jour où il devait être broyé entre les quatre murs.

Pendant tout l'automne et l'hiver, la diplomatie russe et prussienne a œuvré pour réussir à mener une guerre localisée et pour éviter une guerre européenne. Les Russes eussent bien aimé écraser la seule Autriche, et la Prusse la seule France, tandis que les autres eussent assisté au spectacle. Hélas ces gentils efforts se contrecarraient réciproquement, car celui qui eût frappé le premier eût provoqué une guerre mondiale. Tout enfant - sauf les tristes sires qui gouvernent l'Europe - sait fort bien que le temps des guerres localisées est passé, mais les grands hommes d'État sont bien obligés maintenant de s'en rendre compte eux aussi, et ils redoutent tout de même un peu un conflit incendiant le monde entier, car ses effets sont imprévisibles et leur contrôle échappe aux armées prussienne et russe elles-mêmes. Et c'est en quoi réside, à mon avis, la seule garantie de paix que nous ayons encore..


Engels à H. Schlüter, 19 mars 1887.

C'est une véritable chance que les nôtres ne forment plus de « fraction » au Reichstag [7], du moins pour quelques années. Il est réjouissant de voir combien le « parlementarisme » tombe en discrédit subit chez tant de gens dont on n'attendrait pas une telle attitude. Le principal, c'est la rapidité irrésistible et sans cesse croissante de l'augmentation des suffrages.

Nous menons une guerre de siège contre notre ennemi, et tant que nos tranchées ne cessent de progresser et de resserrer l'étau, tout va bien. Nous sommes maintenant tout près du second parallèle, où nous dresserons nos, batteries démontables et pourront déjà faire taire l'artillerie adverse. Or, si nous sommes déjà assez avancés pour que les assiégés ne puissent être dégagés momentanément de ce blocus par une guerre mondiale, alors nous pouvons calculer le moment où l'artillerie qui ouvrira des brèches dans le glacis adverse commencera son tir et où nous pourrons passer à l'attaque. Mais jusque-là, la lente et tranquille progression des travaux du siège sont la meilleure garantie contre un assaut prématuré et contre des sacrifices inutiles.

Le plus drôle dans tout cela, c'est que les assiégés proclament l'état de siège contre nous, les assaillants !


Notes

[1] Le 14 janvier 1887, Bismarck avait dissous le Reichstag qui n'avait pas voté pour sept ans, mais trois ans seulement son projet de loi militaire. Les élections au Reichstag eurent lieu le 21 février 1887. Malgré une propagande effrénée contre la social-démocratie, celle-ci obtint 763 128 voix. Malgré un gain de voix, le nombre des mandats sociaux-démocrates tomba de 24 à 11, à la suite de la tactique électorale suivie par le cartel favorable à Bismarck et un découpage électoral adéquat. Le nouveau Reichstag vota le programme de Bismarck pour sept ans.

[2] Le scrutin de ballottage permit aux sociaux-démocrates de gagner encore 5 sièges, à Breslau, Elberfeld, Francfort-sur-le-Main, Hanovre et Solingen.

[3] Dans la correspondance publiée par Sorge, celui-ci réduit cette liste au seul Viereck, cf. Briefe und Auszüge aus Briefen von Joh. Phil. Becker usw., Stuttgart 1906. Il en est de même dans sa traduction française des Éditions Costes.

[4] Ce jugement pessimiste témoigne du peu d'estime qu'Engels pouvait avoir pour les parlementaires sociaux-démocrates. Est - il besoin de dire que sa prévision de l'exclusion des députés sociaux-démocrates opportunistes ne s'est pas vérifiée après l'abrogation de la loi anti-socialiste - au grand dam du mouvement ouvrier allemand. Dans ce cas, comme dans presque tous les autres, les jugements sévères d'Engels, contre les déviations opportunistes, n'ont pas eu d'effet pratique.

[5] A. Bebel, I. Auer, J.H.W. Dietz, P.H. Müller, C. Ulrich, L. Viereck. G. von Vollmar, K.Fr. Frohme et St. Heinzel furent jugés devant le tribunal de Chemnitz pour avoir « fomenté une association secrète ». L’accusation se fondait sur leur participation au congrès illégal de Copenhague. Mais les accusés durent être acquittés. Le ministère public fit alors opposition au jugement, et l'affaire fut finalement renvoyée pour de nouveaux débais devant le tribunal de Freiberg. Celui-ci condamna Auer, Bebel, Ulrich, Viereck, Vollmar et Frohme à neuf mois de prison et Dietz, MüIler et Heinzel à six mois. Bebel fut emprisonné à Zwickau du 15 novembre 1886 au 14 août 1887.

[6] Lors des élections du 21 février 1887, Liebknecht se présenta à Offenbach (7 957 voix), à Brème (7 742) et à Mitweida (7 655). Dans ces trois villes, il gagna à chaque fois des voix, sans obtenir cependant une majorité. Ce n'est qu'à l'occasion d'une élection partielle à Berlin, le 30 août 1888 qu'il retrouva son siège au Reichstag.

[7] La social-démocratie allemande ne disposait plus que de 11 sièges au Reichstag après les élections du 21 février 1887. Pour pouvoir déposer des motions ou des interpellations, il fallait réunir au moins 15 députés.


Archives Lenine Archives Internet des marxistes
Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin