1868-94

«Dans tous ces écrits, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste. Pour Marx, comme pour moi, il est absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre. »
Fr. Engels - Préface à la brochure du Volksstaat de 1871-1875.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La social-démocratie allemande

K. Marx - F. Engels

4
Succès de la social-démocratie allemande


« En Allemagne les choses se développent de manière régulière. C'est une armée bien organisée et bien disciplinée, qui devient chaque jour plus grande et avance d'un pas assuré, sans se laisser détourner de son but. En Allemagne, on peut pour ainsi dire calculer d'avance le jour où notre parti sera le seul en mesure de prendre en main le pouvoir » (Engels à Pablo Iglesias, 26-03-1894).

Fondation de la II° Internationale

Engels à August Bebel, 5 janvier 1889.

Il faut que je t'écrive aujourd'hui à la demande [de P. Lafargue] sur deux points délicats, si ma vue le permet. Dans les deux cas, on craint que Liebknecht, à l'occasion du voyage qu'il a prévu de faire ici et à Paris, ne veuille engager le parti dans une direction non souhaitable (surtout s'il vient seul), et je ne peux donner tort à ceux qui le craignent, étant donné qu'il est sujet à des sautes d'humeur, qui à leur tour reposent sur le fait qu'il s'illusionne sur lui-même [1].

À Paris, il s'agit du congrès international [2] (ou des deux congrès, celui des possibilistes ou des nôtres) décidé au congrès des syndicats à Bordeaux en novembre [3] et récemment encore au congrès socialiste de Troyes [4]. Lafargue redoute que Liebknecht ne se soit laissé entraîner par les possibilistes et qu'il puisse admettre que vous participiez à leur congrès. J'ai écrit à Lafargue qu'à mon avis cela était absolument exclu de votre part. Les possibilistes ont lutté à mort contre les nôtres, ceux qu'on appelle les marxistes, en se targuant d'être la seule église, celle « hors de laquelle il n'est point de salut », après avoir absolument interdit toute liaison et toute action commune avec les autres - les marxistes aussi bien que les blanquistes - et conclu une alliance avec l'église londonienne « hors de laquelle il n'est point de salut » - la Social Democratic Federation - dont le but - et non le moindre - est de combattre partout le Parti allemand jusqu'à ce qu'il cède, se rallie à cette triste bande et abjure toute communauté de vue avec les autres français et anglais. Par-dessus le marché, il se trouve que les possibilistes sont vendus à l'actuel gouvernement, qui leur paie leurs frais de déplacement, de congrès et de presse à partir de fonds secrets - tout cela sous prétexte de combattre Boulanger et de défendre la République, donc aussi les exploiteurs opportunistes de la France - les Ferry, etc. - , leurs actuels alliés. Et ils défendent l'actuel gouvernement radical qui, pour rester en place, doit exécuter toutes les besognes les plus dégoûtantes pour le compte des opportunistes [républicains bourgeois modérés des années 1880]. Ceux-ci ont, par exemple, fait taper sur le peuple lors de l'enterrement d'Eudes, et à Bordeaux, à Troyes comme à Paris, il s'en prend aux drapeaux rouges avec plus de rage que n'importe quel gouvernement précédent [5]. Marcher de concert avec cette bande serait renier toute la politique extérieure que vous avez menée jusqu'ici. Il y a deux ans, cette bande a fait cause commune à Paris avec les syndicats anglais vendus pour s'opposer aux revendications socialistes [6], et s'ils ont pris une autre position en novembre, c'était parce qu'ils ne pouvaient faire autrement. Avec cela, ils ne sont forts qu'à Paris, et ils n'existent pas en province. La preuve: ils ne peuvent pas tenir de congrès à Paris, parce que les provinciaux ou bien ne viendraient pas, ou bien leur seraient hostiles, et en province, ils ne peuvent pas non plus tenir de congrès. Il y a deux ans, ils se sont rencontrés dans un coin perdu des Ardennes, et cette année ils croyaient pouvoir trouver un refuge à Troyes, où certains conseillers municipaux avaient trahi leur classe après les élections et avaient rejoint les rangs des possibilistes. Mais ceux-ci ne furent pas réélus, et leur comité - leur propre comité - invita tous les socialistes français [7]. Là-dessus ce fut la plus grande indignation dans le camp parisien; on chercha à revenir sur tout cela, mais vainement. C'est ce qui explique qu'ils n'allèrent pas à leur propre congrès, dont nos marxistes s’emparèrent et tinrent avec éclat. Tu peux voir d'après le document ci - inclus du congrès syndical de Bordeaux de novembre, ce que les syndicats de province pensent d'eux. Ils ont neuf hommes au Conseil municipal de Paris, et leur tâche principale est de contrecarrer par tous les moyens l'activité socialiste de Vaillant, de trahir les ouvriers et de recevoir en échange, pour eux et leurs caudataires, de l'argent et le monopole sur les bourses du travail [8].

Les marxistes, qui dominent en province, sont le seul parti anti-chauvin de France et se sont rendus impopulaires à Paris en raison de. leur prise de position en faveur du mouvement ouvrier allemand [9] : prendre part à un congrès qui leur serait hostile, ce serait une gifle que vous vous donneriez à vous-mêmes en plein visage.


Engels à Paul Lafargue, 27 mars 1889.

Vous connaissez la formule de Hegel : tout ce qui a été gâté l'a été pour de bonnes raisons. Et vos amis parisiens se sont donnés le plus grand mal pour en démontrer la justesse. Voici les faits : après la disparition du Socialiste, votre parti s'est effacé de la scène internationale. Vous aviez abdiqué, et vous étiez morts pour les autres partis socialistes à l'étranger. C'était entièrement la faute de vos ouvriers, qui, ne voulaient ni lire, ni soutenir l'un des meilleurs organes que le parti ait jamais eu. Mais après avoir ruiné votre organe de communication avec les autres socialistes, il vous faut inévitablement subir les conséquences naturelles de cette action.

Les possibilistes étant restés seuls possesseurs du champ de bataille, profitèrent de la situation que vous leur avez faite : ils ont trouvé des amis - Bruxellois et Londoniens - grâce auxquels ils apparaissent maintenant dans le monde comme les seuls représentants des socialistes français. Ils ont réussi à attirer à leur congrès les Danois, les Hollandais et les Flamands, et vous savez quelle peine nous avons eue à annihiler les succès remportés par eux. Or voici que les Allemands vous offrent l'occasion, non seulement de revenir en scène avec éclat, mais de vous voir reconnus par tous les partis organisés d'Europe, comme les seuls socialistes français avec lesquels ils veulent fraterniser. On vous offre l'occasion d'effacer d'un seul coup l'effet de toutes les erreurs commises, de vous rétablir dans la situation que vous méritez par votre intelligence théorique, mais que votre tactique erronée a compromise; on vous offre un congrès, où se présenteront tous les partis ouvriers véritables - même les Belges. On vous offre la possibilité inespérée d'isoler les possibilistes qui devront ainsi se borner à tenir un congrès fantôme. En somme, on vous offre bien plus que vous n'étiez en droit d'espérer, étant donné la situation que vous vous étiez faite vous-mêmes. Eh bien, la saisissez - vous des deux mains ? Pas du tout, vous jouez à l'enfant gâté, vous marchandez, vous demandez plus, et quand enfin on parvient à vous faire accepter ce qui est convenu par tous, vous vous lancez dans des considérations qui compromettent tout ce qu'on a obtenu pour vous.

Il n'est qu'une chose qui doive vous intéresser, c'est qu'il y ait un congrès à Paris, où vous soyiez reconnus par tous comme le seul parti socialiste français au plan international et qu'à l'inverse le congrès des possibilistes soit un congrès fantôme, en dépit de tout l'éclat que peuvent lui procurer le 14 Juillet et les fonds secrets. Tout le reste est secondaire, et moins que secondaire. Pour vous remettre sur pieds, il faut que votre congrès se réunisse, et peu importe alors qu'il soit un four aux yeux du public bourgeois. Pour reconquérir votre position en France, il faut qu'au plan international on vous reconnaisse et condamne les possibilistes. On vous l'offre - et vous faites la moue !

Comme je vous l'ai déjà dit, je crois que la date que vous proposez est la meilleure pour ce qui concerne l'effet en France. Or il aurait fallu que vous en parliez à La Haye [10]. Ce n'est pas la faute aux autres, si au moment décisif vous êtes passés dans la pièce voisine de sorte que tout s'est passe sans vous. J'ai scrupuleusement exposé vos arguments à Bebel, en le priant de les considérer avec soin, mais j'ai dû ajouter qu'à mon avis il fallait assurer la tenue du congrès, quelle qu'en soit la date, et que toute démarche compromettant cette réunion serait un faux pas. N'oubliez pas qu'en rouvrant les débats sur la date, vous allez vous perdre dans des discussions et des chamailleries sans fin et que vous aurez probablement réuni toutes les voix vers la fin octobre pour vous réunir... le 14 juillet, si toutefois on s'accorde sur une nouvelle date quelconque sans une nouvelle conférence qui n'aura certainement jamais lieu.

Et alors vous m'écrivez avec une naïveté toute parisienne : « On attend avec impatience la fixation de la date du congrès international ! » Or cette date était fixée fin septembre, et le même « on » (qui « attend ») - ce même « on » veut bouleverser cette date et ouvrir un nouveau débat ! « On » devra attendre jusqu'à ce que les autres aient pris connaissance des nouvelles propositions de ce même « on », les aient discutées et se soient mis d'accord - si toutefois un tel accord est possible !

« On s'attend aussi à ce que les Belges protestent. » Or ce ne sont pas seulement les Belges qui protesteront, tous sont bien décidés à protester. Nous aurions certainement déjà à faire face à cette protestation, si vous n'aviez pas tout remis en question en demandant de changer la date. Or tant que l'on ne se sera pas mis d'accord là-dessus, rien ne sera fait.

Acceptez donc ce que l'on vous offre, car le point décisif c'est bien la victoire sur les possibilistes. Ne compromettez pas la tenue du congrès, ne donnez pas de prétexte aux Bruxellois de se tirer d'affaire, de tergiverser et d'intriguer. N'embrouillez pas de nouveau ce que l'on a conquis pour vous ! Vous ne pouvez pas avoir tout ce que vous désirez, mais vous pouvez avoir la victoire.

Ne poussez pas les Allemands qui font tout pour vous, au point qu'ils devront désespérer d'agir de concert avec vous. Retirez votre demande de changement de date, agissez en hommes, et non en enfants gâtés who want to eat their cake and to have it (qui veulent manger leur gâteau et l'avoir encore) - sans cela, je le crains, il n'y aura pas de congrès, et les possibilistes se moqueront de vous, et avec raison.

Bien à vous,

F. E.

P. - S. - Naturellement j'ai écrit à Bebel que vous acceptez toutes les résolutions de La Haye, mais il rétorquera qu'à la fin vous remettez tout en question.

Je n'ai pas trouvé Bernstein, je ne pourrai donc vous expédier les adresses suisses que demain. Notre pamphlet commence à faire son effet ici [11].


Engels à Wilhem Liebknecht, 5 avril 1889.

Notre pamphlet - diffusé à quelque 2 000 exemplaires à Londres et 1 000 en province et, grâce à Eléanore Marx, aux endroits justes - a fait l'effet d'une bombe et a ouvert une énorme brèche dans le réseau des intrigues de Hyndman - Brousse, et ce, à l'endroit décisif. Les gens d'ici ont subitement été éclairés sur le contenu réel de l'affaire et se sont aperçus que Hyndman leur a honteusement menti sur le congrès, les partis socialistes français, les Allemands et le congrès de La Haye, et leur a caché les faits les plus importants. Les éléments rebelles et progressifs des syndicats que Hyndman était en passe d'attraper s'adressent maintenant à Bernstein, et tout le monde réclame des éclaircissements supplémentaires. Dans son propre camp - la Social Democratic Federation - Hyndman se heurte également à une opposition, de sorte que notre pamphlet a fait vaciller le seul allié sûr des possibilistes, la Social Democratic Federation. La conséquence en est qu'abandonnant son langage arrogant d'antan, Hyndman répond tout à fait merdeusement dans la Justice, en faisant un repli concentrique. Tu trouveras ci-joint cet article. Jamais encore Hyndman n'avait amorcé une retraite aussi honteuse, et l'article nous procurera de nouveaux succès. D'un seul coup, le Sozialdemokrat a conquis à Londres une position qui force le respect et réclamerait des années d'effort en. d'autres circonstances. Au lieu de nous engueuler, on nous prie maintenant littéralement de ne pas mettre en œuvre deux congres.

Bon ! Bernstein me répondra qu'il ne peut parler qu'en son nom, mais qu'il croit pouvoir dire que si les possibilistes voulaient accepter intégralement et sans délai les résolutions de la Haye, alors il ne serait pas encore trop tard peut-être pour s'unir, et qu'il agirait avec plaisir en ce sens.

Les possibilistes ont reçu de mauvaises nouvelles d'Espagne, leur agent Gély ayant purement et simplement été renvoyé chez lui à Madrid, où nous avons tout en mains; il n'a pu obtenir quelques assurances que chez un syndicat de Barcelone. Enfin les Belges semblent être plus obstinés que les possibilistes ne le pensaient et il est très possible que ce dernier coup - qui fait vaciller leur principale réserve - les amollira. Et comme le fer est chaud en ce moment, il faut le battre maintenant : il serait bon que tu recopies autant que possible littéralement la lettre ci-après à Bernstein [12], que tu lui enverras par retour de courrier. J'envoie la même lettre à Bebel, avec la même prière. Mais reproduis-la autant que possible littéralement, car une seule expression impropre pour la situation que nous connaissons ici nous empêcherait d'en faire usage. Il est possible aussi que ces lettres soient ensuite publiées. Il importe d'amener Hyndman à agir sur les possibilistes dans notre sens; si cela se produit, ils se feront tout petits, et nous avons sauvé un congrès.

Tout cela a été convenu aujourd'hui entre Bernstein et moi. Et je te permets maintenant en réponse à ma lettre d'hier [13] de dire une, fois de plus que je suis l'homme le plus grossier d'Europe.

« Cher Bernstein,
« Je suis très heureux d'apprendre que la Social Democratic Federation se montre plus conciliante. Cependant, à la suite du refus que les possibilistes ont opposé aux résolutions de la Haye, nous sommes obligés, que nous le voulions ou non, d'agir indépendamment et nous devons convoquer un congrès, dont l'accès reste néanmoins ouvert à tous et décide souverainement de toutes ses propres affaires. Les préparatifs en sont en cours et ne peuvent être interrompus.
« Si la Social Democratic Federation veut sérieusement l'unification, alors elle peut indubitablement y contribuer à présent. Il n'est peut-être pas trop tard. Il est possible que l'unification se réalise encore, si les possibilistes acceptent purement et simplement les décisions de la Haye - mais très vite, car nous ne pouvons pas subir de nouveaux retards par un nouveau refus.
« Je ne peux parler ici au nom du Parti allemand, étant donné que la fraction n'est pas réunie, et moins encore au nom des autres groupes réunis à la Haye. Mais je veux bien promettre ceci : au cas où les possibilistes déposeraient par écrit avant le 20 avril entre les mains des délégués belges Volders et Anseele qu'ils acceptent sans conditions les résolutions de la Haye, alors je ferai ce qui est en mon pouvoir pour permettre l'unification et la venue des possibilistes au congrès à convoquer dans les conditions proposées par les résolutions de la Haye.
Ton W. L. »

[P.S. d'Engels :] La date du 20 avril est importante, parce que la décision doit intervenir avant le congrès national belge du 21.

Ci-inclus le Socialist : les Américains sont tout à fait du côté de Bernstein.

Ce qui a fait plus d'effet que n'importe quel autre texte, c'est la publication des résolutions de la Haye [14] sur lesquelles Hyndman n'avait écrit que des mensonges et qui a fait un effet énorme étant donné qu'il se limitait effectivement à des exigences de choses qui vont de soi.


Engels à Karl Kautsky, 21 mai 1889.

Je dispose enfin de quelques minutes pour t'écrire. Le maudit congrès avec tout ce qu'il entraîne avec lui m'a enlevé tout mon temps depuis 3 mois: écrire ici et là, courir sans arrêt et se crever complètement et, avec cela, des contrariétés, des irritations et des chamailleries. Ces braves Allemands, surtout depuis St. Gallen, s'imaginaient qu'il leur suffisait de convoquer un congrès - et ça y est : jehi ör, vajehi ör ! (Comprenne qui pourra !) Depuis qu'ils ont surmonté leurs querelles intestines, ils se figurent que, dans tout le monde socialiste, il règne l'amour et l'amitié, la paix et là concorde [15]. Ils n'ont pas la moindre idée de ce que signifie la convocation du congrès - ou bien se plier à l'alliance Brousse-Hyndman, ou bien lutter contre eux. Cependant même après avoir acquis une expérience suffisante à présent, cela ne leur semble toujours encore pas tout à fait clair : ils se bercent de l'illusion d'unir les deux congrès, dès qu'ils se seront réunis et avec cela ont une sainte horreur du seul moyen de lutte qui pourrait amener ce résultat : montrer les dents aux Brousse-Hyndman [16]. Si l'on connaît bien ces gaillards, on sait clairement qu'ils ne reculent que devant la force et considèrent toute concession comme un signe de faiblesse. Au lieu de cela, Liebknecht demande qu'on les ménage : il faudrait non seulement qu'on ne les touche qu'avec des gants, mais encore qu'on les porte presque dans ses mains. Liebknecht a fourvoyé toute l'affaire et nous a mis dans la mélasse. La conférence de la Haye a été qualifiée ici par Hyndman de caucus [17], parce qu'il n'y était pas invité (ce qui était déjà une bêtise). Elle cessa effectivement d'être un caucus, dès lors que les possibilistes n'y vinrent pas, et acquit son importance à partir du moment où l'on se procura l'adhésion d'autres forces, celle des Autrichiens, des Scandinaves, etc. Cela eût également fait pression sur les Belges. Mais rien de tout cela - il ne se produisit absolument rien, l'affaire de La Haye qui était un bon départ, devait aussi être la fin déjà. Après le refus des possibilistes, les Belges traînent les choses en longueur, ne répondent pas et disent, enfin, qu'ils veulent laisser la décision à leur congrès le 21 avril [18]. Au lieu d'envoyer quelqu'un pour forcer les Belges à dire tout de suite oui ou non, et de lancer ensuite l'affaire, on laisse tout aller à la dérive sans agir. Liebknecht tient des discours aux fêtes commémoratives en Suisse, et lorsqu'ici nous agissons - à un moment décisif, alors il commence à vitupérer: nous aurions rompu le secret des résolutions de La Haye (ce secret après le refus des possibilistes a perdu tout sens, et de plus nous ne savions pas que ces résolutions étaient secrètes); nous aurions contrecarré son action, à savoir attirer à nous les possibilistes par dessus la tête (!?!) de Brousse, etc. Et lorsque secoués par nous, les Anglais - les syndicalistes mécontents - se tournent enfin vers la Belgique, la Hollande, l'Allemagne, le Danemark pour savoir ce qu'ils pensaient de notre congrès, ils ne reçoivent que des réponses vagues et creuses, et ils se décidèrent naturellement pour des gens qui savent ce qu'ils veulent - les possibilistes. On s'est agité ainsi et tourné en rond pendant des mois, tandis que les possibilistes submergeaient le monde de leurs circulaires - jusqu'à ce qu'enfin, dans le camp allemand lui-même, des gens ont perdu patience et demandé d'aller au congrès des possibilistes [19]. Cela fit, son effet, et 24 heures après que nous ayions dit aux Français qu'ils étaient libres de leur choix à la suite des décisions du congrès belge et pouvaient également convoquer leur congrès le 14 juillet ne voilà-t-il pas que Liebknecht vint avec ce plan si chaudement combattu jusqu'ici. Avant d'être capable de prendre une décision audacieuse, il faut d'abord qu'il se soit empêtré complètement dans ses propres filets.

Mais pour beaucoup de choses, il est trop tard maintenant. En Angleterre, la bataille est perdue sur toute la ligne, parce qu'au moment décisif on nous a laissé en plan. Des gens qui sympathisaient avec nous, ont dû compter sur la chance d'être élus - pour l'autre congrès, possibiliste. En Belgique, les possibilistes, grâce aux intrigants bruxellois, ont pratiquement triomphé. Anseele, qui était bon par ailleurs, ne semble pas vouloir pousser les choses jusqu'à la rupture avec les Bruxellois. Même les Danois semblent vaciller, et avec eux les Suédois et Norvégiens, qui certes importent guère, mais représentent néanmoins deux nations. C'est à devenir fou, lorsqu'on voit comment Liebknecht a totalement compromis la magnifique position internationale des Allemands et l'a peut-être même ruinée en grande partie.

Nous avions une fameuse position : une solide alliance avec les Autrichiens; les Américains qui sont en grande partie une simple mascotte du parti allemand; les Danois, Suédois, Norvégiens, Suisses, pour ainsi dire des rejetons des Allemands; les Hollandais, un intermédiaire solide pour l'Ouest; en plus, il y a partout des colonies allemandes, et les Français qui ne sont pas possibilistes, sont directement voués à l'alliance allemande; les colonies slaves et les réfugiés à l'Ouest gravitent pratiquement autour des Allemands, depuis qu'ils se sont ridiculisés avec l'anarchisme. Et tout cela a été ébranlé par l'illusion de Liebknecht, croyant qu'il lui suffisait d'ouvrir la bouche pour que toute l'Europe danse à sa convenance, et que s'il ne commandait pas le mouvement, l'ennemi ne ferait rien non plus. Bebel n'étant pas familiarisé avec les affaires de l'étranger, Liebknecht avait les mains relativement libres. Si l'affaire tourne mal, c'est à cause de son manque d'initiative (sauf pour intriguer) et de sa répugnance à apparaître en public au moment du refus possibiliste de début mars jusqu'au congrès belge du 22 avril.

Cependant je pense que cela peut s'arranger encore, si tout le monde y met du sien et œuvre dans le même sens. Si nous pouvons retourner les Danois, alors nous aurons gagné - mais cela ne peut être fait qu'à partir de l'Allemagne, c’est-à-dire par le truchement de Liebknecht. Mais cela me rend fou de penser que l'on en soit arrivé à cette situation trouble, alors qu'une action rapide en mars et début avril nous eût donné toute l'Europe. Les possibilistes ont agi, alors que Liebknecht non seulement n'a rien fait, mais a encore rendu impossible que quiconque agisse : les Français ne devaient absolument pas bouger, ni prendre aucune décision, ni lancer aucune circulaire, ni convoquer aucun congrès, jusqu'à ce que Liebknecht remarque que les Bruxellois l'avaient conduit par le bout du nez pendant six semaines et que l'influence de l'action possibiliste, contrairement à sa magistrale inactivité, avaient rendu ses propres Allemands récalcitrants.


Engels à Fr.-A. Sorge, 17 juillet 1889.

Notre congrès marche et est un brillant succès [20]. 358 délégués jusqu'avant-hier et des nouveaux arrivent sans cesse. Plus de la moitié sont des étrangers, dont 81 allemands de tous les États, villes et provinces hors de Posnanie. Dès le premier jour, le premier local s'avéra trop petit. Malgré quelques objections françaises [21] (ils pensaient qu'à Paris les possibilistes auraient un plus grand public et pour cette raison il valait mieux siéger à huis-clos), les séances furent absolument publiques, à la demande unanime des Allemands, ce qui constitue la seule garantie contre les mouchards. Toute l'Europe était représentée. Avec le prochain courrier, le Sozialdemokrat apportera les chiffres en Amérique. Des mineurs écossais et allemands des districts charbonniers y ont pour la première fois eu l'occasion de délibérer ensemble [22].

Les possibilistes ont eu 80 étrangers (42 britanniques, dont 15 de la Social - Democratic Federation, 17 des syndicats), 7 d'Autriche-Hongrie (ce ne peut être qu'une escroquerie, tout le mouvement réel y étant avec nous), 7 d'Espagne, 7 italiens (3 représentants de sociétés italiennes à l'étranger), 7 Belges, 4 Américains (dont deux - Bowen et Georgei de. Washington DC - étaient chez moi), 2 du Portugal, 1 de Suisse (nommé par lui-même), 1 de Pologne. Presque tous des syndicalistes. En outre, 477 Français, mais qui ne représentaient que 136 chambres syndicales et 77 cercles d'études socialistes, chaque petite clique pouvant envoyer 3 délégués, alors que nos 180 Français représentent tous une société particulière.

L'escroquerie de la fusion est naturellement très forte dans les deux congrès; les étrangers veulent la fusion; dans les deux camps, les Français sont réticents. Dans des conditions rationnelles, la fusion est tout à fait bonne, mais la filouterie consiste à réclamer la fusion à cor et à cri, surtout chez certains d'entre nous.

Je viens d'apprendre tout juste en lisant le Sozialdemokrat que le projet de fusion déposé par Liebknecht a été vraiment adopté à une grande majorité. Hélas je n'ai pu y lire en quoi il consiste : s'il signifie une véritable fusion sur la base de négociations privées, ou si ce n'est qu'un souhait abstrait qui doit y conduire. La commodité allemande est au-dessus de telles mesquineries : le seul fait que les Français l'aient accepté suffit à mes yeux pour nous préserver du ridicule vis-à-vis des possibilistes...

En tout cas, l'intrigue des possibilistes et de la Social Democratic Federation qui cherchaient à capter subrepticement la direction en France et en Angleterre a totalement échoué, et leur prétention à la direction internationale davantage encore. Si les deux congrès tenus côte à côte ne remplissaient que le but de passer en revue les forces dont ils disposent - ici des intrigants possibilistes et londoniens ici, là des socialistes européens (qui grâce aux premiers font figure de marxistes) - et de montrer au monde, où se trouve concentré le véritable mouvement et où il y a filouterie - cela serait suffisant. Bien sûr, si la véritable fusion se réalisait, elle n'empêcherait pas le moins du monde que les chamailleries continuent en Angleterre et en France - au contraire. Elle ne signifiera qu'une manifestation impressionnante pour le grand public bourgeois - un congrès ouvrier de plus de 900 hommes, et des syndicalistes les plus dociles aux communistes les plus révolutionnaires. Et elle aura coupé court une fois pour toutes aux intrigants, car cette fois - ci ils ont vu où se trouve la véritable force, que nous sommes aussi forts qu'eux en France, que nous les dépassons sur tout le continent et que leur position en Angleterre est très vacillante.


Engels à Léo Frankel, 25 décembre 1890

Mais laissons là les compliments, et venons-en au point principal de ta lettre. Ton point de vue sur les chamailleries françaises est parfaitement compréhensible, étant donné que tu as été longtemps absent du mouvement français, et il m'était connu par tes articles dans la Sächsische Arbeiter Zeitung que l'on m'envoie de Berlin. Ces conflits sont tout aussi regrettables, mais inévitables que ceux qui ont surgi autrefois entre les Lassalléens et les Eisenachiens, et ce, du simple fait que dans les deux cas des hommes d'affaires roués s'étaient hissés à la tête de l'un des deux partis et exploitaient l'organisation pour leurs propres intérêts affairistes, tant que le parti le supportait. C'est la raison pour laquelle on ne peut pas collaborer davantage avec Brousse et Cie qu'avec les Schweitzer, Hasselmann et consorts. Si tu avais été comme moi au milieu de la mêlée depuis le début du combat et jusque dans le détail, tu verrais aussi clairement que moi-même qu'ici la fusion signifierait avant tout la capitulation devant une bande composée d'intrigants et d'arrivistes, qui vend sans cesse à la bourgeoisie dominante les principes fondamentaux en sacrifiant les méthodes de lutte que le parti a éprouvées depuis longtemps... afin de se procurer à eux-mêmes des postes et aux ouvriers qui les suivent de petits avantages insignifiants. Dans ces conditions, la fusion équivaudrait à une capitulation pure et simple devant ces messieurs. Les tractations du congrès de Paris de 1889 l'ont encore confirmé.

La fusion viendra, tout comme en Allemagne, mais elle ne saurait être durable que si la bataille est menée jusqu'au bout, les oppositions nivelées et les canailles chassées par leurs propres suivants. Au moment où les Allemands approchaient de la fusion, Liebknecht défendit l'unité à tout prix. Nous y étions opposés : les Lassalléens étaient en pleine décomposition et il fallait attendre la fin de ce procès pour arriver tout seul à l'unification. Marx a rédigé une longue critique de ce que l'on appelle le programme d'unification, et l'on en a fait circuler le manuscrit [23].

Mais on ne nous a pas écouté. Le résultat : nous dûmes accepter Hasselmann dans nos rangs, le réhabilitant devant tout le monde pour le jeter dehors tout de même six mois après, parce que c'était une fripouille. Et nous dûmes reprendre dans le programme les insanités de Lassalle, gâtant ainsi définitivement notre programme. Nous nous sommes doublement discrédités, ce que nous eussions pu éviter en faisant preuve de moins d'impatience.

En France, les possibilistes sont sujet à un procès de dissolution analogue à celui des lassalléens en 1875. À mon avis, les chefs des deux tendances qui sont issues de la scission, ne valent rien [24]. A mon sens, ce serait une erreur de gêner ou de freiner - voire d'arrêter complètement - le processus par lequel les chefs se phagocytent respectivement tandis que la masse des bons éléments nous rejoignent que d'entreprendre de notre part des tentatives prématurées d'unification.

Néanmoins nous avons déjà fait le pas décisif qui accélérera en tout cas l'unification, et peut-être la réalisation aussitôt. Après en avoir délibéré avec Eléanore Marx, Aveling, Bernstein et Fischer (actuellement à la direction du parti), j'ai conseillé d'abord aux Français (nos marxistes) et ensuite aux Allemands à Halle [25] (qui prirent cette résolution à l'unanimité) et furent suivis aussitôt par les Suisses, les Danois, les Suédois et les Autrichiens) de ne pas tenir de congrès séparé en 1891, mais d'aller au congrès de Bruxelles [26] convoqué par les possibilistes, après que les Belges aient accepté les conditions posées par nous en 1889 et que les possibilistes avaient repoussées bien qu'elles allaient parfaitement de soi. Tu admettras que c'était là une importante concession de notre part, étant donné que l'écrasante majorité des partis européens nous suivait. Néanmoins nous avons procédé de la sorte, étant donné que nous savons que l'on doit faire face aux possibilistes avec les mêmes armes et dans les mêmes conditions de lutte, si l'on veut mettre rapidement fin au règne de Brousse ici, et à celui d'Allemane là. Dès que la masse des ouvriers possibilistes aura compris qu'elle est isolée en Europe, ne dispose plus d'aucun allié sûr en dehors de Messieurs Hyndman et Cie (qui se trouvent dans la même situation que Brousse par rapport à leurs adeptes) et que toutes les vantardises n'ont servi qu'à leurs chefs, alors le vacarme cessera. Et c'est ce que le congrès réalisera [27].

Prends simplement patience un an encore. Toute tentative que nous entreprendrions pour mettre sur pied un compromis serait aussitôt interprété comme la preuve de notre faiblesse par Brousse aussi bien qu'Allemane, et elle nous gênerait plus qu'elle nous profiterait. Cependant quand le temps sera venu, et à mon avis il vient rapidement, les ouvriers possibilistes se rallieront à nous comme les Lassalléens l'ont fait - et ce, sans que nous soyions obligés de nous charger en même temps qu'eux des intrigants, traîtres et vauriens qui occupent les postes dirigeants.

Nul ne peut souhaiter plus que moi un puissant parti socialiste en France. Cependant il me faut tenir un compte exact des réalités existantes et je ne le souhaite que sur une base qui promet la durabilité, et repose sur la réalité afin qu'il n'en sorte pas un simulacre de mouvement à la Brousse. Avec mes saluts cordiaux,

Ton vieil Engels.


Notes

[1] Les textes de ce chapitre montrent le rôle décisif joué par Engels dans la création de la II° Internationale, et l'on est proprement étonné de voir l'inconséquence et le manque de sens politique dont ont fait preuve à cette occasion les dirigeants français et plus encore, si l'on peut dire, allemands du mouvement ouvrier. A propos de Bebel lui-même, Engels écrit : « Tu ne peux avoir idée de la naïveté des Allemands. J'ai eu une peine infinie à faire comprendre même à Bebel de quoi il s'agissait en réalité, bien que les possibilistes le savaient fort bien et le proclamaient tous les jours » (Engels à F.-A. Sorge, 8 juin 1889). D'après la lettre de P. Lafargue à Fr. Engels, il semble même que Bebel ait renoncé à combattre les possibilistes : « Dans sa lettre, Bebel dit qu'il serait ridicule de tenir un autre congrès international si les possibilistes organisent leur congrès » (23-3-1889).
Le mouvement ouvrier français traversait à cette époque l'une des périodes les plus sombres de son histoire, et c'est pour lui venir en aide qu'Engels entreprit essentiellement de faire échec aux possibilistes en apportant aux « marxistes » français l'appui décisif de la nouvelle Internationale dans laquelle le social-démocrate devait jouer un rôle de premier plan.
C'est en se basant sur la force matérielle du parti allemand qu'Engels parvint au bout du compte à surmonter tant d'obstacles et put même mettre au pas, si l'on peut dire, les velléités des dirigeants des partis ouvriers des petits pays de jouer les trublions dans le mouvement international. Dans sa lettre du 27-9-1890 à F.-A. Sorge, Engels écrit finalement que les résultats essentiels du congrès de fondation de la II° Internationale ont été : « Premièrement, nous avons montré en 1889 aux petits (Belges, Hollandais, ,etc.), grâce à notre propre congrès, que nous ne nous laissons pas mener par le bout du nez par eux, et ils feront attention la prochaine fois. Deuxièmement, les possibilistes semblent en pleine dissolution. »
On trouvera divers textes sur la création de la Il° Internationale dans les ouvrages suivants : Fr. Engels - P. et L. Lafargue, Correspondance, tome Il, 1887 - 1890, Paris, Éditions sociales; Correspondance Fr. Engels, K. Marx et divers publiée par F.-A. Sorge, vol. II, Éditions Costes; Marx-Engels, Le Parti de classe, tome IV, pp. 33 - 36.

[2] Le congrès de Saint - Gallen de la social-démocratie allemande avait chargé le Comité central en 1887 « de convoquer de concert avec les organisations ouvrières d'autres pays un congrès ouvrier international pour l'automne 1888 ». Un peu auparavant le congrès des syndicats britanniques avait décidé, lui aussi, de convoquer une conférence ouvrière internationale en 1888. Le parti allemand entra en liaison avec les syndicats anglais et déclara qu'il était disposé à renoncer à son propre congrès, s'il était invité au leur, mais sans résultat. En effet, les syndicats insistèrent sur les conditions d'admission au congrès prévu à Londres, conditions inacceptables aussi bien pour les syndicats que pour le parti allemand. Le congrès fut donc remis à plus tard, les négociations s'avérant interminables.

[3] Les syndicats français tinrent leur congrès national du 28 octobre au 4 novembre à Bordeaux. La plupart des 272 fédérations ou chambres syndicales étaient représentées par des délégués « marxistes ». Après que la police ait déclaré que le congrès était dissous parce qu'un drapeau rouge était étalé sur la tribune, les séances se poursuivirent à Le Bouscat, dans la banlieue de Bordeaux. Le congrès décida de convoquer, à l'occasion du centième anniversaire de la révolution française, un congrès ouvrier international à Paris. Cette décision fut ratifiée au congrès de Troyes.

[4] Le congrès de Troyes se tint en décembre 1888 et ratifia la proposition du congrès des syndicats de Bordeaux. Il décida également de présenter la candidature du terrassier Boulé (contre Boulanger) à la suite des élections partielles qui devaient avoir lieu à la suite de la mort du député socialiste Hude.

[5] Engels fait allusion à l'incident survenu au congrès des syndicats à Bordeaux. L'enterrement du général de la Commune Émile Eudes fut l'occasion le 8 août 1888 d'une gigantesque manifestation des ouvriers parisiens. Les manifestants portèrent d'innombrables drapeaux rouges et revendiquèrent l'instauration d'une nouvelle Commune. La police dispersa de force la manifestation.

[6] Engels fait allusion à la conférence internationale réunie en 1886 à Paris par les possibilistes. Se limitant aux simples questions économiques, la conférence avait abordé les questions d'une législation internationale du travail, de la journée de travail « normale », ainsi que de la formation professionnelle. Cette conférence chargea, en outre, les possibilistes de la convocation d'une conférence internationale à Paris pour 1889. La conférence de 1886 révéla l'extrême faiblesse des opportunistes et de leurs alliés : outre eux-mêmes, quelques délégués des syndicats anglais et quelques Belges, l'assistance était composée d'un Allemand, d'un Australien, d'un Suédois, d'un Autrichien et d'un délégué d'une association allemande de Londres.
Le Congrès des syndicats anglais de Londres confirma en 1888 la décision de charger les possibilistes de la préparation d'un congrès international en 1889 à Paris.

[7] En décembre 1888, les possibilistes avaient prévu de tenir un congrès ouvrier à Troyes. Or comme le comité d'organisation local eut l'idée d'inviter des délégués de toutes les formations ouvrières et socialistes de France, et donc aussi les marxistes, les possibilistes renoncèrent finalement à assister au congrès.

[8] Les bourses du travail étaient des institutions créées après 1885 auprès des municipalités des grandes villes et constituées par les représentants des divers syndicats de métier. Au début, elles étaient conçues comme organes de l'État et recevaient très fréquemment des subsides officiels, étant donné qu'on entendait les utiliser pour détourner les ouvriers de la lutte de classe. Les bourses du travail se chargeaient de procurer du travail aux chômeurs, de créer de nouveaux syndicats, de former des militants syndicaux et enfin des questions de grève.

[9] Dans sa lettre à P. Lafargue du 3 octobre 1889, Engels cite un exemple concret de la collaboration entre le parti français et allemand : « J'ai écrit à Bebel pour qu'on envoie un peu d'argent pour l'élection de Guesde, dont j'apprécie parfaitement l'importance. J'espère que ce sera accepté, mais il faut considérer que les Allemands ont déjà donné 500 frs pour le congrès, 1 000 pour Saint-Étienne, 900 pour le rapport du congrès (dont la première livraison ne fait guère honneur à ceux qui l'ont rédigée, et, dirait-on, s'y sont donnés un mal terrible pour estropier les noms), 2 500 pour le journal pour lequel ils réservent, en outre, plus de 3 500 frs. Cela fait 8 400 frs votés pour des objets internationaux, et cela à la veille de leurs propres élections générales ! »
Il faut dire à l'honneur du Parti ouvrier français qu'il ne demeura pas en reste, bien que son geste fût plutôt symbolique : « Les Français collectent pour vos élections; je doute fort qu'il en sorte quelque chose d'important, mais ce qui est l'essentiel, c'est la démonstration internationale » (à Bebel, 23-01-1890).

[10] Une conférence internationale des socialistes s'était tenue à la Haye le 28 février 1889 à l'instigation des sociaux-démocrates allemands en vue de définir les conditions pour la tenue d'un congrès ouvrier international à Paris. Y assistèrent des représentants de l'Allemagne, de la France, de la Belgique, de la Hollande et de la Suisse. Les possibilistes déclinèrent l'invitation qui leur avait été faite de participer à la conférence et n'acceptèrent donc pas ses résolutions. La conférence de la Haye fixa aussi bien la date que les prérogatives et l'ordre du jour du congrès, et permit de préparer le congrès de fondation de la II° Internationale; Engels joua un rôle déterminant dans la mise en œuvre de cette conférence de la Haye.

[11] Engels fait allusion au pamphlet intitulé « Le congrès ouvrier international de 1889. Une réponse à la Justice », publié dans le Sozialdemokrat des 30 mars et 6 avril 1889. Bernstein avait rédigé un premier texte de ce pamphlet à l'initiative d'Engels en réponse à l'article de la Justice du 16 mars 1889 intitulé « Les sociaux-démocrates allemands « officiels » et le congrès international à Paris ». Engels reprit le texte de Bernstein commentant et reproduisant les résolutions de la Haye et en tira le pamphlet, publié en anglais, traduit ensuite en allemand, et publié dans le Sozialdemokrat sous la signature de Bernstein. Ce texte contribua à ruiner les intrigues des possibilistes français qui, avec l'aide des chefs opportunistes de la fédération sociale-démocrate anglaise, tentaient de prendre la direction du congrès ouvrier international de 1889.

[12] Nous reproduisons cette lettre « arrangée » dans le texte à la fin de la lettre d'Engels à Liebknecht.

[13] Les éditeurs de l'Institut Marx-Engels, etc. de Moscou déclarent qu'on ne dispose pas de la correspondance, de Liebknecht de toute cette période, où il a joué précisément un rôle de tout premier plan (Marx-Engels Werke 37, note n° 196, p. 569).

[14] Une conférence internationale des socialistes s'était tenue à la Haye le 28 février 1889 à l'instigation des sociaux-démocrates allemands en vue de définir les conditions pour la tenue d'un congrès ouvrier international à Paris. Y assistèrent des représentants de l'Allemagne, de la France, de la Belgique, de la Hollande et de la Suisse. Les possibilistes déclinèrent l'invitation qui leur avait été faite de participer à la conférence et n'acceptèrent donc pas ses résolutions. La conférence de la Haye fixa aussi bien la date que les prérogatives et l'ordre du jour du congrès, et permit de préparer le congrès de fondation de la II° Internationale; Engels joua un rôle déterminant dans la mise en oeuvre de cette conférence de la Haye.

[15] Engels lui-même applique l'admirable méthode dialectique marxiste, qui consiste à relier entre elles toutes les interventions du parti, afin d'en montrer la succession logique et leurs conséquences pratiques. Ici, Engels met en évidence que les erreurs faites lors de la fusion avec les Lassalléens, non seulement ne sont pas surmontées, mais continuent de fleurir dans la Il° Internationale.

[16] Alors que Liebknecht voulait écarter purement et simplement l'incommode Hyndman, Engels montre qu'il fallait, au contraire, prendre le taureau par les cornes : convoquer Hyndman pour le démasquer et lui faire perdre l'influence qu'il avait encore sur ses suivants. Grâce à l'initiative et une. lutte incessante, on peut ainsi agir de manière de plus en plus unitaire, tout en écartant les éléments les moins décidés et les plus confus. Ce processus qu'Engels, après la mort de Marx, chercha à faire prévaloir dans le mouvement international fut interrompu par la suite, et le parti se gonfla de manière éléphantesque dans la confusion et l'absence de rigueur révolutionnaire.

[17] La Justice du 18 mai 1889 avait qualifié la conférence de la Haye de caucus (terme américain désignant un comité interne de parti chargé dé préparer une élection ou une décision de caractère politique ou organisationnelle). En outre, la Justice reprochait aux socialistes français et allemands d'avoir écarté les possibilistes de la conférence.

[18] Le congrès national du Parti ouvrier belge se tint le 21 et 22 avril 1889 à Jolimont (Suisse). Il décida l'envoi de délégués au congrès marxiste aussi bien que possibiliste.

[19] Ignaz Auer et Max Schippel demandèrent, dans la presse, que les sociaux-démocrates allemands participent au congrès possibiliste, cf. dans le Berliner Volksblatt du 21 avril 1889 l'article intitulé « Le congrès international ouvrier » et dans la Berliner VolksTribüne du 27 avril 1889 l'article « A propos du congrès ouvrier de Paris ».

[20] Le congrès ouvrier socialiste international se tint à Paris du 14 au 20 juillet 1889, et fut le congrès de fondation de la II° Internationale. Quatre cents délégués venus de 22 pays d'Europe et d'Amérique y assistèrent. Le congrès international des possibilistes se réunit en même temps à Paris, mais fut un véritable fiasco.
Des anarchistes et des réformistes participèrent au congrès des « marxistes »; ces délégués étaient à tout prix pour une fusion avec les possibilistes. Dès la première séance il y eut donc sur cette question de vives altercations. A la quatrième séance, il y eut un vote sur une motion de W. Liebknecht réclamant l'unité. La majorité vota cette résolution qui eût permis aux possibilistes de rejoindre le congrès, les marxistes gardant en mains la direction des opérations. Le congrès possibiliste, dont les quelques délégués étrangers ne représentaient le plus souvent que des organisations fictives, rejeta la proposition des marxistes. Il adopta une résolution, qui liait la fusion des deux congrès à la condition selon laquelle les mandats des délégués du congrès marxiste devaient être contrôlés, ce qui relevait de la manœuvre dilatoire.

[21] Cf. à ce propos la lettre très importante qu'Engels envoya à P. Lafargue juste avant le congrès de Paris, le 5 juillet 1889 et la réponse de Lafargue du 8 juillet 1889, in : Correspondance, tome Il (1887 - 1890), Éditions Sociales, pp. 299 - 302.

[22] Les 18 et 19 juillet 1889, les délégués des mineurs des deux congrès internationaux siégeant à Paris tinrent une conférence sur les questions de leur profession. Après divers rapports sur la situation dans les mines dans les différents pays et bassins, la conférence décida de promouvoir une liaison internationale entre les mineurs : un congrès devait se réunir à cet effet dans un avenir assez proche. Dans l'intervalle, les organisations existantes devaient être renforcées et de nouvelles associations créées.

[23] Les gloses marginales auxquelles Marx fait allusion forment ce que l'on appelle la critique du programme de Gotha (1875). Nous ne les reproduisons pas ici, mais le lecteur les trouvera dans l'une des éditions suivantes : MARX-ENGELS, Programmes socialistes, Critique des projets de Gotha et d'Erfurt, Programme du parti ouvrier français (1880), éd. Spartacus, pli. 15 - 39; Critique des programmes de Gotha et d'Erfurt, Éd. sociales, pp. 17 - 39; Karl MARX, Œuvres. Économie 1, La Pléiade, pp. 1413 - 1434.

[24] Les possibilistes se scindèrent en deux fractions à leur congrès de Châtellerault (9-15 octobre 1850) : les broussistes et les allemanistes.
L'organisation des allemanistes s'appela Parti ouvrier socialiste révolutionnaire. Tout en conservant pour l'essentiel des positions idéologiques et tactiques des possibilistes, les allemanistes, contrairement aux broussistes, accentuèrent leur propagande dans les syndicats, qu'ils considéraient comme la forme principale de l'organisation des ouvriers. Ils prônèrent la grève générale comme moyen de lutte essentiel., Tout comme les possibilistes traditionnels, ils étaient opposés à un parti unitaire et centralisé. Partisans de l'autonomie, ils attribuaient une grande importance à la conquête de sièges dans les conseils municipaux.

[25] Le premier congrès de la social-démocratie allemande après la chute de la loi anti-socialiste se tint à Halle du 12 au 18 octobre 1890, et 413 délégués y prirent part. Le parti se donna à ce congrès le nom de Parti social-démocrate d'Allemagne. Les délibérations portèrent essentiellement sur le nouveau statut de l'organisation. Sur proposition de W. Liebknecht, le parti décida d'élaborer un nouveau programme avant le prochain congrès de 1891 et de le déposer trois mois avant la date de sa réunion, afin que les organisations locales du parti et la presse puissent le discuter. Le congrès aborda, en outre, des questions relatives à la presse du parti et la position à adopter face aux grèves et aux boycotts.
À l'occasion du congrès de Halle, divers chefs de la social-démocratie allemande, dont Bebel et Liebknecht, se réunirent avec des invités étrangers. Conformément aux recommandations d'Engels, cette conférence adopta une résolution sur la tenue d'un congrès unitaire socialiste en 1891 à Bruxelles. Le comité exécutif suisse mis en place par le congrès de fondation de la Il° Internationale en 1889 devait s'entendre avec le conseil général du Parti ouvrier belge pour convoquer ensemble le second congrès de l'Internationale ouvrière à Bruxelles le 16 août 1891. Toutes les organisations ouvrières du monde devaient être appelées à ce congrès. Les possibilistes eux - mêmes pouvaient donc y assister, pour autant qu'ils reconnaissaient la pleine souveraineté de ce congrès. Cf. à ce propos la lettre d'Engels à P. Lafargue du 15-09-1890, in : Correspondance, tome Il, pp. 410-412 (la lettre d'Engels du 19-09-1890 sur ce même congrès manque dans ce recueil, bien qu'elle figure dans les Œuvres de Marx-Engels en russe et en allemand).

[26] Le congrès de Bruxelles (16 au 22 août 1891) tint ces promesses. 370 délégués de 16 pays d'Europe et d’Amérique y assistèrent, et ce fut pour l'essentiel un congrès marxiste. Des représentants de syndicats anglais y assistèrent également, ce qu'Engels considéra comme très positif. Les chefs des possibilistes, qui n'avaient pas réussi à contrôler la convocation du congrès, n'y assistèrent pas finalement. Lors des délibérations sur le résultat du contrôle des mandats, une majorité se dégagea pour refuser aux anarchistes l'accès aux travaux du congrès.
Dans sa lettre à F.-A. Sorge, Engels écrivit à propos de ce congrès : « Après tout le congrès est pour nous un brillant succès - les broussistes en ont été complètement absents, et les gens de Hyndman ont dû renoncer à manifester leur opposition. Le mieux, c'est qu'ils aient mis les anarchistes dehors, tout comme au congrès de la Haye de 1872. Là où la vieille Internationale s'est arrêtée, là exactement commence la nouvelle, qui est infiniment plus grande et ouvertement marxiste » (14 - 9 - 1891).

[27] Voir la note précédente.


Archives Lenine Archives Internet des marxistes
Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin