1868-94

«Dans tous ces écrits, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste. Pour Marx, comme pour moi, il est absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre. »
Fr. Engels - Préface à la brochure du Volksstaat de 1871-1875.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La social-démocratie allemande

K. Marx - F. Engels

6
Violence et question paysanne


Une nouvelle loi contre la subversion socialiste

A Paul Lafargue, 22 novembre 1894

Le petit Guillaume a un comportement qui étonne. Ne se met-il pas en tête de combattre les « tendances subversives », en commençant par renverser son propre gouvernement [1]. Les ministres tombent comme des soldats de plomb. Le malheureux jeune homme a dû se taire et se tenir coi pendant plus de huit mois, et n'y résistant plus, il éclate - voilà le résultat ! Au moment même où nous conquérons le quart de la Belgique, où la réforme électorale est en tram de conduire les nôtres au parlement autrichien, où tout est dans l'incertitude quant à l'avenir de la Russie - à ce moment-là le jeune homme se met en tête de surpasser Crispi et Casimir-Périer [2] ! L'effet que tout cela produit Allemagne; vous le voyez dans le fait qu'au congrès socialiste de Francfort un grand nombre de nos délégués ont réclamé une nouvelle loi de répression comme meilleur moyen de faire gagner du terrain à notre parti !


À Ludwig Schorlemmer, 3 janvier 1895.

Même si le congrès de Francfort a été plutôt terne par rapport aux précédents, parce que Vollmar et les Bavarois ont littéralement surpris et abusé les autres parlementaires avec leur ultimatum bavarois [3], si bien que ces derniers n'ont pris aucune décision, par crainte d'une scission possible, dans les questions les plus importantes - la bêtise de nos adversaires nous permet tout de même de surmonter ces mesquineries. Non content de leur projet de loi contre la subversion, ces génies se mettent encore à persécuter Liebknecht à cause de l'histoire survenue au Reichstag [4], EN FAISANT AINSI DE NOUS LES DÉFENSEURS DES DROITS CONSTITUTIONNELS DU PARLEMENT ALLEMAND [5] !

C'est précisément ce nouveau conflit qui nous a permis de conclure avec succès le boycott berlinois de la bière, qui à l'étranger et notamment en Angleterre a eu un si grand retentissement [6]. Il est remarquable qu'avec leurs organisations de métier qui existent publiquement depuis soixante-dix ans et leurs grandes libertés d'association, les ouvriers anglais n'aient jamais pu réussir le score qu'ont arraché de vive lutte les Berlinois. Un journal écrit : « Que l'Empereur Guillaume y réfléchisse donc bien : les gens qui ont réussi à venir à bout des tonneaux de bière, sont fort capables de venir aussi à bout de son sceptre. »

Et nous avons obtenu le résultat suivant : il n'y a en Allemagne que deux hommes dont on écoute attentivement les discours - l'empereur Guillaume et Auguste Bebel. Le dernier discours de ce dernier était brillant, mais il faut le lire dans son compte rendu sténographique.

Ma santé est de nouveau bonne, mais je constate, néanmoins que j'ai soixante-quatorze et non plus quarante-sept ans, et que je ne peux plus en prendre à mon aise avec la nourriture, la boisson, etc., de même que je ne peux pas résister autant qu'autrefois aux intempéries. Quoi qu'il en soit, pour mon âge, je suis encore très vert, et j'espère bien vivre encore certains événements, surtout si ces messieurs de Berlin - comme ils en ont tout l'air - veulent tâter d'un conflit constitutionnel : les hobereaux prussiens sont capables de pousser les choses au point que les sociaux-démocrates devront jouer les protecteurs de la Constitution impériale contre la classe des hobereaux qui meurt d'envie de violer la Constitution et de faire un coup d'État. Cela nous convient aussi ! Qu'on fonce donc !


À Paul Stumpf, 3 janvier 1895

Les chamailleries [7] dans le parti ne me dérangent guère : il vaut mieux qu'elles se produisent de temps en temps et éclatent carrément une bonne fois. C'est précisément l'extension toujours croissante et irrésistible du parti qui fait que les derniers venus sont plus difficiles à digérer que les précédents. N'avions-nous pas déjà dans nos rangs les ouvriers des grandes villes, qui sont les plus intelligents et les plus éveillés ? Ceux qui viennent maintenant sont ou bien les ouvriers des petites villes ou des districts ruraux, ou bien des étudiants, petits employés, etc., voire enfin les petits bourgeois et artisans campagnards qui luttent contre le déclin et possèdent en propre ou à bail un petit bout de terre et, à présent, par-dessus le marché, de véritables petits paysans.

Or il se trouve qu'en fait notre parti est le seul en Allemagne qui soit authentiquement de progrès et qui, en même temps, soit assez puissant pour imposer de force le progrès, de sorte que la tentation est forte même pour les gros ou moyens paysans endettés et en rébellion de tâter un peu du socialisme, notamment dans les régions où ils prédominent à la campagne..

Ce faisant, notre parti dépasse sans doute largement les limites de ce que permettent les principes - et c'est ce qui engendre pas mal de polémiques; mais notre parti a une constitution assez saine pour qu'elles ne lui soient pas néfastes. Nul n'est assez bête pour envisager sérieusement de se séparer de la grande masse du parti, et nul n'a la prétention de croire qu'il puisse constituer encore un petit parti privé, semblable à celui du Parti populaire souabe [8] qui, avec beaucoup de chance, avait réussi a regrouper sept Souabes sur onze. Toute cette chamaillerie ne sert qu'à causer des déceptions aux bourgeois qui escomptent une scission depuis vingt ans déjà, mais font en même temps tout ce qu'il faut pour nous l'éviter. Il en est ainsi à présent avec le projet de loi sur la presse et les activités subversives, l'élévation de Liebknecht au rôle de défenseur des droits du Reichstag et de la Constitution, ainsi que les menaces de coups d'État et de violation des droits. Certes, on fait beaucoup de bêtises chez nous, mais pour permettre à de tels adversaires de nous vaincre, il faudrait vraiment que nous fassions des gaffes grosses comme des montagnes, gaffes que tout l'or du monde ne serait pas en mesure d'acheter. Au reste, ton plan de céder à l'occasion la direction du parti à la jeune génération, afin qu'elle s'aguerrisse n'est pas si mauvais, mais je crois qu'elle arrivera aussi sans cette expérience, à du savoir-faire et de l'intelligence politiques.


À Fr.-A. Sorge, 16 janvier 1895.

Dans cette nouvelle année, les choses deviennent horriblement confuses en Europe. La question paysanne a été repoussée à l'arrière-plan en Allemagne par le projet de loi sur la subversion, et celui-ci à son tour par le jeune Guillaume (son chant à Égire, le maître des flots, témoigne de ce qu'il à le mal de mer chaque fois qu'il monte avec sa flotte dans les tranquilles fjords norvégiens). Ce jeune homme a semé partout le désordre en Allemagne, et nul ne sait plus où il en est et de quoi demain sera fait, la confusion dans les cercles gouvernementaux comme, en général, dans les classes régnantes croît de jour en jour, tant et si bien que les seuls qui ont fait joyeuse figure lors des débats contre la subversion étaient nos gens à nous. Mais n'est-ce pas beau : à la tête de ceux qui sont contre cette loi anti-subversive se trouve précisément celui qui ne peut laisser passer cinq minutes sans faire un chambardement ! Or ce jeune Guillaume est tombé dans les griffes des hobereaux qui, afin de le tenir dans l'état d'esprit où il est disposé à leur accorder une aide accrue de l'État pour leurs domaines seigneuriaux en banqueroute, l'appâtent maintenant avec la perspective de nouveaux impôts, de nouveaux soldats et d'une flotte de guerre, lui dictent une attitude arrogante pour que la volonté de l'Empereur soit la loi suprême et le poussent à dissoudre le Reichstag et à procéder à un coup d'État. Mais avec cela messieurs Köller et consorts qui ont des mots si arrogants, manquent à ce point de courage qu'ils éprouvent d'ores et déjà toutes sortes de frayeurs et on peut vraiment se demander s'ils n'auront pas peur lorsque le moment d'agir sera venu !


A Paul Lafargue, 26 février 1895.

Je vous envoie en recommandé le manuscrit avec quelques observations - la traduction est comme toujours remarquable [9]. Il y a eu un retard de quelques jours : on veut publier à Berlin les trois articles de Marx sur les événements en France de 1848 et 1849 (qui furent publiés en 1850 dans la « Nouvelle Gazette rhénane », Revue économique et politique), et cela exige une Introduction [10]. Celle-ci est devenue assez longue. En effet, outre un panorama général sur les événements depuis cette époque, il fallut encore expliquer pourquoi nous avions parfaitement raison de compter sur une victoire définitive et toute imminente du prolétariat, pourquoi celle-ci ne vint pas et dans quelle mesure les événements ont contribué à ce que nous considérions les choses autrement aujourd'hui qu'alors. C'est très important à cause des nouvelles lois dont on nous menace en Allemagne. Une commission du Reichstag s'efforce de rendre élastiques tous les articles du Code Pénal, applicables ou non, selon le parti politique auquel appartient l'accusé. Le motif d'un acte considéré comme crime, etc. doit déjà être puni, si l'on peut supposer que l'accusé voulait provoquer ou inciter d'autres à l'imiter ! En d'autres termes : Vous, socialistes, vous serez punis, si vous dites ce qu'un conservateur, un libéral ou un clérical peut dire sans être poursuivi. En commission, les cléricaux sont pires que le gouvernement lui-même. Figurez-vous qu'ils réclament deux ans de prison pour quiconque nie, publiquement ou dans la presse, l'existence de dieu ou l'immortalité de l'âme !

La rage de la réaction est parfaitement absurde et absolument inexplicable, à moins d'admettre que ces messieurs se sentent menacés d'un coup d'État. De hauts fonctionnaires prêchent ouvertement ce coup d'État. Constantin Rössler, conseiller de légation, l'a exigé dans une brochure, et le général en retraite von Bogouslavki a fait de même. Les libéraux et les cléricaux savent qu'il ne leur resterait qu'à se soumettre, si le gouvernement prenait une telle décision. Mais face aux deux millions d'électeurs socialistes, ces messieurs n'ont pas le courage de s'opposer ouvertement à un coup d'État : le gouvernement les désarmera avec cette menace, et ils apporteront leur voix à tout ce qui « sauvera » l'ordre et la paix à l'intérieur ! Vous verrez qu'ils ratifieront tous les impôts, tous les navires de guerre, tous les nouveaux régiments que Guillaume exigera - si les électeurs ne s'en mêlent pas. En effet, les députés bourgeois sont si lâches en Allemagne que même le courage d'être lâche leur manque.

Dans tous les cas, nous allons à grands pas vers une crise, s'il peut y avoir une crise dans cette Allemagne de la bourgeoisie où tout s'émousse. Il est certain qu'il y aura pour nos amis une nouvelle période de persécutions. En ce qui concerne notre politique, elle doit consister en ceci : ne pas céder à la provocation le moment venu car alors nous devrions combattre sans perspective de succès et nous laisser saigner comme à Paris en 1871 [11] tandis que nos forces pourraient doubler dans deux ou trois ans comme sous la loi d'exception. Aujourd'hui notre parti lutterait tout seul contre l'ensemble des autres, qui sont associés au gouvernement sous la bannière de l'Ordre social [12]. Dans deux ou trois ans, nous aurons à nos côtés les paysans et petits bourgeois ruinés par les impôts. Le corps principal ne livre pas de batailles d'avant - poste : il se tient prêt pour le moment critique.

Or donc, nous verrons comment tout cela finira.


À Richard Fischer, 8 mars 1895.

J'ai tenu compte autant qu'il était possible de vos graves préoccupations [13], bien que, avec la meilleure volonté, je ne comprends pas pourquoi vos réticences commencent à la moitié du texte. Je ne peux tout de même pas admettre que vous ayiez l'intention de prescrire, de tout votre corps et de toute votre âme, la légalité absolue, la légalité en toutes circonstances. la légalité même vis-à-vis de ceux qui 'frisent la légalité, bref la politique qui consiste à tendre la joue gauche à celui qui vous a frappé la joue droite. Dans le Vorwärts, bien sûr, certains prêchent parfois la révolution avec la même énergie que d'autres la repoussent. Mais je ne peux considérer cela comme une solution de la question.

J'estime que vous n'avez absolument rien a gagner, si vous prêchez sous la contrainte le renoncement absolu du recours à la violence. Personne ne vous croira, et aucun parti d'aucun pays ne va aussi loin dans le renoncement au droit de recourir à la résistance armée, à l'illégalité.

En outre, je dois tenir compte des étrangers - Français, Anglais, Suisses, Autrichiens, Italiens, etc. - qui lisent ce que j'écris : je ne peux me compromettre aussi totalement à leurs yeux.

J'ai cependant accepté vos modifications [14], avec les exceptions suivantes : 1º Épreuves à corriger, p. 9, pour les masses, il est dit : « il faut qu'elles aient compris pourquoi elles interviennent ». 2º Le passage suivant : barrer toute la phrase depuis « le déclenchement sans préparation de l'attaque », votre proposition contenant une inexactitude flagrante : le mot d'ordre « déclenchement de l'attaque » est à tout propos en usage chez les Français, Italiens, etc., seulement ce n'est pas si sérieux. 3° Épreuves à corriger, p. 10 : « Sur la révolution sociale-démocrate qui va actuellement fort bien », vous voulez enlever « actuellement », autrement dit vous voulez transformer une TACTIQUE VALABLE MOMENTANÉMENT et toute relative en une tactique permanente et absolue. Cela je ne peux pas le faire, sans me discréditer à tout jamais. J'évite donc la formule d'opposition, et je dis : « Sur la révolution sociale-démocrate, qui se porte bien, en ce moment précis, en se conformant à la loi. » Je ne comprends absolument pas pourquoi vous trouvez dangereuse ma remarque sur l'attitude de Bismarck en 1866, lorsqu'il viola la Constitution. Il s'agit d'un argument lumineux, comme aucun autre ne le serait. Mais je veux cependant vous faire ce plaisir.

Mais je ne peux absolument pas continuer de la sorte [15]. J'ai fait tout mon possible, pour vous épargner des désagréments dans te débat. Or vous feriez mieux de préserver le point de vue, selon lequel l'obligation de respecter la légalité est de caractère juridique, et non moral, comme Bogouslavski vous l'a si bien montré dans le temps, et qu'elle cesse complètement lorsque les détenteurs du pouvoir violent les lois. Mais vous avez eu la faiblesse - ou du moins certains d'entre vous - de ne pas contrer comme il fallait les prétentions de l'adversaire : reconnaître aussi l'obligation légale du point de vue moral, c’est-à-dire contraignant dans toutes les circonstances, au lieu de dire : vous avez le pouvoir et vous faites les lois; si nous les violons, vous pouvez nous traiter selon ces lois - cela nous devons le supporter, et c'est tout. Nous n'avons pas d'autre devoir, vous n'avez pas d'autre droit. C'est ce qu'ont fait les catholiques sous les lois de Mai, les vieux luthériens à Meissen, le soldat memnonite qui figure dans tous les journaux - et vous ne devez pas démordre de cette position. Le projet anti-subversif (Umsturzvorlage[16] est de toute façon voué à la ruine : ce qu'il recherche il ne peut même pas le formuler et, moins encore, le réaliser, et dès lors que ces gens en ont le pouvoir, ils réprimeront et séviront de toute façon contre vous, d'une manière ou d'une autre.

Mais si vous voulez expliquer aux gens du gouvernement que vous attendez uniquement parce que vous n'êtes pas encore assez forts pour agir vous-mêmes, et parce que l'armée n'est pas encore complètement minée, mais alors, mes braves, pourquoi ces vantardises quotidiennes dans la presse sur les progrès et les succès gigantesques du Parti ? es gens savent tout aussi bien que nous que nous avançons puissamment vers la victoire, que nous serons irrésistibles dans quelques années - et c'est pourquoi ils veulent passer à l'attaque maintenant, mais hélas pour eux ils ne savent pas comment s'y prendre. Nos discours ne peuvent rien y changer : ils le savent tout aussi bien que nous; de même qu'ils savent que si nous avons le pouvoir nous l'utiliserons à nos fins et contre eux.

En conséquence, lorsque la question sera débattue au Comité central, pensez un peu à ceci : préservez le droit de résistance aussi bien que Bogouslavski nous l'a préservé, et n'oubliez pas que de vieux révolutionnaires - français, italiens, espagnols, hongrois, anglais - figurent parmi eux et vous écoutent, et que - sait-on jamais combien rapidement - le temps peut revenir où l'on devra sérieusement envisager les conséquences de l'élimination du mot « légal » qui fut entreprise en 1880 à Wyden [17]. Regardez donc les Autrichiens qui, aussi ouvertement que possible brandissent la menace de la violence, si le suffrage universel n'est pas bientôt instauré. Pensez à vos propres illégalités sous le régime des lois anti-socialistes auquel on voudrait vous soumettre de nouveau.

Légalité aussi longtemps que cela nous arrange, mais pas légalité à tout prix-même en paroles !

Ton F. E.


À Laura Lafargue, 28 mars 1895.

Les Berlinois sont en train de rééditer les articles de Marx de la Revue de la Nouvelle Gazette rhénane sur les Luttes de classes en France en 1848-1850, et j'ai écrit une Introduction qui paraîtra probablement d'abord dans la Neue Zeit. Elle a quelque peu souffert de ce que nos amis de Berlin éprouvent le besoin, à mon sens excessif, de ne rien dire qui puisse être utilisé pour faire passer au Reichstag le projet de loi sur les menées séditieuses (Umsturzvorlage). Étant donné les circonstances, j'ai dû céder [18]. Mais ce projet de loi contre les menées séditieuses et l'incertitude totale de la situation en Allemagne - si magnifique il puisse être pour le développement général de notre parti - bouleverse en grande partie mes projets de travail personnel. J'étais, comme tu le sais sans doute, en train de préparer la correspondance avec Lassalle [19]; il faut pour cela que je revoie une grande quantité de vieux documents, de lettres, etc. Mais si le nouveau projet de loi passe, ni les lettres, ni mes notes, ni l'Introduction ne seront publiables en Allemagne. Et une réédition de nos vieux articles de 1843-1852 sera également impossible. Je suis donc obligé de négliger tout cela jusqu'à ce que je sache quelle tournure prendront les choses. Dans l'intervalle, je m'occupe du quatrième livre du Capital, lisant et recopiant les parties déjà préparées par Kautsky. Je m'arrangerai ensuite avec Tussy pour qu'elle puisse prendre la suite du travail.

La situation en Allemagne devient résolument critique. La dernière incartade du jeune Guillaume [20] - sa profonde indignation à la suite du vote du Reichstag contre Bismarck - est lourde de sérieuses menaces. Premièrement, c'est un symptôme qui montre que non seulement « il lui manque une case », mais que tout le casier est en train de se déranger. Ensuite c'est un défi (en fr.). Je ne doute pas que notre parti lui répondra au Reichstag et bien que, pour l'instant, il semble que l'affaire soit enterrée, le conflit est là et il ressurgira. Il ne fait pas de doute qu'en Allemagne nous n'ayions en face de nous un moderne Charles I° un homme possédé par la folie césarienne.

Considère ensuite quelle confusion ce gaillard répand dans les rangs des partis bourgeois. Il flatte, puis il rebute les hobereaux conservateurs; il ne peut satisfaire leur bruyante revendication de rentes garanties par l'État; l'alliance entre l'aristocratie foncière et les grands industriels que Bismarck avait nouée en 1878 en créant des tarifs protecteurs, n'a pas résisté aux heurts des intérêts économiques [21]; le parti catholique qui établit l'équilibre des forces au Reichstag avec ses 100 députés, était tout disposé à se laisser entraîner à voter le projet de loi anti-séditieuse, or, voici que le vote hostile à Bismarck et « l'empereur indigné » le rejettent aussitôt dans l'opposition - et cela signifie que la scission du Centre catholique en une aile aristocratique et bourgeoise et en une aile démocratique, paysanne et ouvrière s'en trouvera accélérée. Partout ce n'est que confusion et désunion - ce qui pousse Guillaume à tenter un coup d'État pour affirmer son droit divin au pouvoir absolu et pour se débarrasser du suffrage universel; et, de l'autre côté, l'avance silencieuse et irrésistible de notre parti qui se manifeste à chaque élection pour un poste soumis au vote des ouvriers. Tout cela sent vraiment la crise - qui vivra verra !


Notes

[1] La politique anti-socialiste de Guillaume Il ne fut qu'une parodie de celle de Bismarck (il n'en avait pas le pouvoir, ni même ne passa aux actes), mais la menace réussit, là où Bismarck ne réussit pas : dépouiller durablement la social-démocratie allemande de son caractère révolutionnaire, malgré les conseils d'Engels.
Le 26 octobre 1894, le chancelier Leo von Caprivi fut remercié, parce qu'il n'était pas d'accord avec l'Empereur sur les méthodes à prévoir pour réprimer la social-démocratie. Le prince zu Hohenlohe-Schdlingsfürst lui succéda.
Le 6 décembre 1894, le nouveau gouvernement déposa au Reichstag le projet de loi contre la subversion (Umsturzvorlage), appelé officiellement projet de loi relatif aux modifications et compléments de la législation pénale, du code pénal militaire et de la loi sur la presse. D'après cette loi, des tendances subversives, même sans commencement de réalisation, étaient punissables de bagne. De prétendues attaques contre la religion, la monarchie, le mariage, la famille ou la propriété pouvaient entraîner des peines de prison allant jusqu'à deux ans. L'Empereur, grâce à l'extension de la loi à la religion, les bonnes mœurs, etc. (chères aux catholiques militants de l'anticommunisme) parvint à rallier à son projet une bonne partie des députés du Centre. Entre la première discussion de la loi au Reichstag, en décembre 1894 et en janvier 1895, et la seconde discussion en mai 1895, la Commission sous l'impulsion décisive du Centre - Victor Rintelen et Peter Spahn - élargit la loi par une autre qui protégeait la morale et la religion.
Les derniers écrits d'Engels furent rédigés sous la menace de ce projet de loi qui resta longtemps en discussion, la majorité des partis bourgeois ne pouvant se résoudre finalement à le voter : le 11 mai 1895, le Reichstag rejeta définitivement le projet de loi en seconde lecture.

[2] Le 14 juillet 1894, le parlement italien adopta la loi sur les mesures d'exception pour la protection de la sûreté publique. Cette loi prétendument dirigée contre les anarchistes fut cependant utilisée contre le mouvement ouvrier, afin de contrecarrer l'influence croissante des socialistes. Cette loi permit d'interdire le Parti socialiste d'Italie, ainsi que de nombreuses organisations de travailleurs et une partie de la presse ouvrière; il y eut beaucoup d'arrestations, de perquisitions et de poursuites en justice. Malgré la répression, les socialistes poursuivirent la lutte, et, en janvier 1895 ils se réunirent secrètement à Parme pour leur troisième congrès : « La majorité y adopta un clair ordre du jour centraliste qui triompha d'une motion sur l'organisation de type fédéraliste. Dès ce moment, on parle de Parti socialiste italien. Sur la tactique, la majorité est pour l'intransigeance contre un ordre du jour qui admettait de timides exceptions locales » (Storia della Sinistra Comunista, Milan 1964, p. 23).
Le procès contre Alfred Léon Gérault-Richard fut le premier procès mené en vertu de la loi contre les anarchistes votée en juillet 1894 : il était mis en scène par le président de la République Jean Casimir-Périer. Gérault-Richard fut condamné à la peine maximale - un an de prison et 3 000 francs d'amende - en raison d'un article du « Chambard » dirigé contre Casimir-Périer. Les blanquistes posèrent la candidature de Gérault-Richard à la députation dans le Xlll° arrondissement, où il fut élu le 6 janvier 1895. La demande de libération fut rejetée par 294 voix contre 205, et la libération de Gérault-Richard fut remise à plus tard.

[3] Le congrès, de Francfort-sur-le-Main (21 au 27 octobre 1894) consacra une grande partie de ses débats à des polémiques avec G. von Vollmar et Karl Grillenberger qui, en votant le budget à la Diète bavaroise le 1° juin, avait démontré qu'ils étaient disposés à collaborer avec la bourgeoisie et avaient amorcé une politique réformiste. La majorité n'approuva certes pas expressément l'initiative de Vollmar, mais ne la condamna pas non plus, comme Bebel l'avait demandé. Le problème le plus important qui y fut débattu fut la question agraire. Sur ce point encore, Vollmar se mit en contradiction avec les principes élémentaires d'un programme agraire marxiste. La majorité du congrès, « peu au courant de la question agraire », se laissa surprendre par les thèses de Vollmar ! Le congrès manifesta clairement une poussée opportuniste et suscita la protestation de la base du parti. Cf. différents textes sur la question agraire en traduction française dans Marx-Engels, le Parti de classe, IV, pp. 36-46.
Lors du second congrès de la social-démocratie bavaroise à Munich, le 30 septembre 1894, l'ordre du jour porta sur l'activité des parlementaires à la Diète bavaroise et l'agitation parmi les paysans (les petites parcelles prédominent dans les régions montagneuses, de Bavière et le congrès adopta une résolution défendant là propriété paysanne, qui est propriété privée même si la parcelle est, petite et le paysan la cultive lui-même). Vollmar réussit à rallier une majorité à ses conceptions opportunistes. Le congrès approuva la fraction parlementaire qui avait ratifié le budget de l'État et entérina une résolution en vue de créer une organisation plus stricte des sociaux-démocrates bavarois sous la direction centrale de leurs représentants parlementaires (c’est-à-dire des députés choisis par le système démocratico-bourgeois, soit des électeurs qui ne sont pas membres du parti !). Vollmar se forgeait de la sorte un bastion pour la politique opportuniste dans le parti. Notons à ce propos que les opportunistes se fondent toujours sur des tendances fédéralistes pour asseoir leur dictature sur les masses.

[4] A la séance du Reichstag du 6 décembre 1894. Les membres de la fraction sociale-démocrate restèrent assis tandis que le président lançait un vivat en l'honneur de Guillaume II. Le 11 décembre, le chancelier-prince de Hohenlohe réclama des poursuites pénales contre Wilhelm Liebknecht pour crime de lèse-majesté. Cependant le Reichstag repoussa cette prétention le 15 décembre par 168 voix contre 58, au nom des droits parlementaires.

[5] Lors du débat sur les poursuites à engager contre Liebknecht pour crime de lèse-majesté, Bebel tint un discours pour dénier au gouvernement le droit d'utiliser en l'occurrence l'article 31 de la Constitution qui permettait dans certaines conditions la poursuite de parlementaires. Or cet article disait expressément qu'aucun député ne pouvait être poursuivi pour une opinion exprimée au Reichstag. Les sociaux-démocrates devaient de plus en plus se faire les défenseurs de la légalité forgée par les classés dominantes elles-mêmes !

[6] Le 3 mai 1894, les ouvriers des brasseries berlinoises engagèrent une action appelée boycott de la bière. Ce mouvement fut amorcé par le lock-out de 300 tonneliers d'une brasserie qui avaient participé à la fête du 1° mai. Les ouvriers réclamèrent, entre autres, que le 1° mai soit reconnu comme fête légale, que la journée de travail soit ramenée à 9 heures, que les organisations existantes des brasseurs fussent reconnues, que les ouvriers lock-outés soient dédommagés pour leurs pertes de salaire. Les patrons brasseurs répondirent à ces revendications par des licenciements massifs. Cependant le mouvement prit une ampleur dé plus en plus considérable. Finalement les patrons furent obligés d'engager des négociations en septembre 1894. Les revendications des ouvriers furent satisfaites pour l'essentiel. Le boycott de la bière prit fin en décembre 1894.

[7] Engels fait allusion aux polémiques surgies dans le parti sur le programme agraire, avec lequel, Engels espérait. pouvoir agiter les provinces orientales de l'Allemagne contre l'ordre existant. L'opportunisme détournera les sociaux-démocrates de cette question sociale pour une question légalitaire, artificiellement gonflée : « La question paysanne est repoussée à l'arrière-plan en Allemagne par le projet de loi contre la subversion », écrira Engels à F.-A. Sorge le 16-01-1895.

[8] Engels compare les démêlés à l'intérieur de la social-démocratie allemande sur la question agraire avec la tentative faite en 1868 par les représentants du Parti populaire souabe qui voulurent détourner les Eisenachiens d'adopter les résolutions du congrès. de Bâle de l'A.I.T. sur l'abolition de là propriété privée dans l'agriculture et sur les avantages de la propriété collective. Le congrès de Stuttgart du parti d'Eisenach mit fin à ces velléités et tira une nette ligne de délimitation entre ouvriers et petits bourgeois dans ce problème agraire qui met en balance la propriété privée. Cf. Die I. Internationale in Deutschland (1864-1872), Dietz, Berlin 1864. L'exposé de Bebel au congrès de Stuttgart ainsi que la résolution de ce congrès sur la question agraire y figurent pp. 477-483.

[9] Laura Lafargue avait proposé le 10 novembre 1894 à Bebel de traduire en français sa Contribution à l'histoire du christianisme primitif. Engels retoucha légèrement ce texte par rapport à l'allemand. Il fut publié dans le Devenir Social d'avril - mai 1895. Le recueil de Marx-Engels Sur la religion, «Éditions Sociales, 1968, p. 310 - 338), reproduit la traduction du texte allemand paru dans la Neue - Zeit, sans mentionner cette vieille. traduction française.

[10] Engels fait allusion à la fameuse introduction de 1895, aux Luttes de classes en France. 1848-1850 de Marx (Éditions Sociales, Paris, 1948. pp. 21,38). Dans sa lettre du 30 janvier 1895, le rédacteur en chef du Vorwärts, Richard Fischer informa Engels de son intention de publier les textes de Marx sur la révolution française de 1848-49 et lui réclama une introduction. Il ajouta qu'à était pressé de publier le tout avant le vote de la nouvelle loi anti-socialiste. On notera que les sociaux-démocrates demandèrent ensuite à Engels d'édulcorer son texte pour ne pas fournir d'argument à l'adversaire au moment des débats sur cette loi.

[11] La boucherie consécutive à la Commune qui a décimé la fleur du prolétariat révolutionnaire français et l'a affaibli pour longtemps, a fortement influencé les jugements de Marx-Engels et n'a fait que les renforcer dans leur thèse de parti responsable du cours révolutionnaire qu'il dirige consciemment et activement : « Nous sommes encore très loin de pouvoir soutenir une lutte ouverte, et nous avons le devoir, vis-à-vis de toute l'Europe et de l'Amérique, de ne pas subir une défaite, mais de vaincre, le moment venu, dans la première grande bataille. A cette considération je subordonne toute autre » (Engels à P. Lafargue, 31-01-1891).
99 % des marxistes n'ont pas compris le pourquoi des réticences de Marx-Engels au déclenchement de la Commune, parce qu'ils ignoraient tout bonnement quelle était la stratégie la plus efficace pour une victoire du socialisme dans les années 1870, d'Europe occidentale à la Russie : cf. « Le Fil du Temps », n°11, sur le Marxisme et la Question militaire; Constitution du prolétariat en classe dominante.

[12] Engels envisage désormais la fin de la tactique de la révolution permanente qui s'applique dans les pays non encore entièrement capitalistes, où donc l'accession au pouvoir de la « démocratie pure » (petite bourgeoise ou bourgeoisie) est encore une phase progressive dans le processus révolutionnaire. A ses yeux donc, l'Allemagne est désormais un pays essentiellement capitaliste, où la tactique est frontale. Le prolétariat devra y faire face à toutes les fractions des classes autres que prolétariennes, formant « une seule masse réactionnaire », cf. lettre d'Engels à Bebel du 11-12-1884 et 12-5-1891, où cette tactique était encore exposée que comme hypothèse possible.
Dans la perspective de la tactique frontale, la social-démocratie allemande eût dû se durcir et ne pas attribuer de valeur à la défense de la démocratie et de la légalité, dans laquelle la politique dg menace de coup de force du gouvernement la lançait au contraire.

[13] Dans sa lettre du 6 mars 1895, Richard Fischer avait déclaré que Bebel, Singer, Auer et lui-même avaient lu l'Introduction d'Engels et l'avaient trouvée trop compromettante pour la social-démocratie allemande : « Dans notre office de censeurs. nous sommes partis de l'idée que les passages,« préoccupants » pourraient très facilement amener de l'eau au moulin de notre adversaire. Or c'est justement ce que nous devons, aujourd'hui surtout, nous efforcer d'éviter. Tout porte à croire que le projet de loi anti - subversive est en train de « s'enliser » et dans ces conditions tu es trop féroce contre les Rintelen et Spahn (ces dirigeants du Centre qui élargirent encore les causes d'application de la loi scélérate). Or donc, tu devras admettre toi-même qu'il ne serait pas très difficile à un adversaire de mauvaise foi d'affirmer que la quintessence de ton exposé est : 1. l'aveu que nous ne faisons pas aujourd'hui la révolution pour la seule raison que nous ne sommes pas encore assez forts, parce que nous n'avons pas encore gangrenés suffisamment l'armée - soit la démonstration même sur laquelle s'appuient les auteurs du projet de loi antisubversive; 2. qu'en cas de guerre ou d'autres complications graves - comme celles de la Commune - nous brandirions l'étendard de la révolution face à l'ennemi national, etc. Un tel « document » serait un « argument tout trouvé » précisément aujourd'hui, et toutes les déclarations que nous pourrions faire ne pourraient être conçues que, comme des excuses ou des tentatives de dénégation. Je crois que tu devras admettre que nos réticences sont justifiées ». Ces deux points, à eux seuls, montrent que les sociaux-démocrates jugeaient l'Introduction d'Engels, comme étant parfaitement révolutionnaire. A-t-on jamais lu avant la glorieuse révolution de 1917 en Russie et de 1918 en Allemagne (qui mit fin à la première guerre mondiale) une telle apologie du défaitisme révolutionnaire qui consiste à baisser les fusils devant l'ennemi extérieur pour les tourner contre l'alliance des bourgeoisies nationales et internationales.

[14] Le lecteur trouvera ces modifications indiquées dans le texte de Riazanov que nous avons reproduit, ainsi que dans l'Introduction publiée par les Éditions sociales : Les Luttes de classes en France 1848-1850, Le 18 Brumaire, etc., 34-35 et 37.

[15] Le 14 mars 1895, R. Fischer répondit à Engels : « Cher général ! Mes meilleurs remerciements pour l'esprit de conciliation (Bereitwilligkeit) dont tu fais preuve à propos des corrections d'épreuves. Mais dans tes observations tu pars de suppositions complètement fausses : il ne vient à l'esprit de personne d'entre nous de « prescrire de tout notre corps et de toute notre âme, en toutes circonstances, la légalité », pas plus que nous ne pensons à « prêcher la renonciation absolue à la violence ». Tu as parfaitement raison : cela personne ne nous le croirait, et justement à l'heure actuelle moins que jamais. Si c'était donc là un jeu niais, il ne serait pas moins insensé de vouloir, justement à l'heure actuelle, chercher notre force dans des menaces perpétuelles contre un adversaire qui nous tient à la gorge avec sa loi antisubversive, en criant : attends seulement ! Dès que j'aurai de nouveau ma liberté de mouvement, alors je te couperais carrément la gorge. Non ! nous faisons ici comme cela se fait avec toute fille raisonnable de village qui déclare à son maladroit et hésitant gaillard : de cela on ne parle pas, mais on le fait ! Tu nous accuses également à tort, quand tu admets que nous nous sommes laissés pousser par nos adversaires à la reconnaissance morale de l'obligation de demeurer sur le plan de la légalité. Aucun d'entre nous ne ferait jamais cela ! Au contraire, Liebknecht aussi bien que Bebel ont précisément répété à plusieurs reprises ces derniers temps, avec beaucoup de tranchant, que la violation de la Constitution et de la légalité par les autorités supérieures abolissait toute obligation du bas pour le haut. » [Et malgré cela, les censeurs avaient demandé à Engels de barrer le passage suivant : « Comme Bismarck nous en a donné si bien l'exemple en 1866. Si donc vous brisez la Constitution impériale, la social-démocratie est libre, libre de faire ce qu'elle veut à votre égard. Mais ce qu'elle fera ensuite, elle se gardera bien de vous le dire aujourd'hui. l.c., Éditions sociales, p. 37.] « Nous sommes aujourd'hui pour la légalité, parce qu'elle est avantageuse pour nous et - soit dit en passant - parce que les autres sont encore assez forts pour nous y contraindre; et nous en appelons même aujourd'hui à cette légalité, parce que celle-ci leur est, précisément aujourd'hui, particulièrement désagréable et leur gâche le métier. Voilà tout ! Et tu verras aussi que nous ne donnerons aucune occasion aux Français, Italiens, etc. de faire la lippe, pas plus que nous n'oublierons ou renierons que nous avons barré le « légal » de notre programme à Wyden et que nous ne l'avons plus repris à Erfurt. »

[16] La politique anti-socialiste de Guillaume Il ne fut qu'une parodie de celle de Bismarck (il n'en avait pas le pouvoir, ni même ne passa aux actes), mais la menace réussit, là où Bismarck ne réussit pas : dépouiller durablement la social-démocratie allemande de son caractère révolutionnaire, malgré les conseils d'Engels.
Le 26 octobre 1894, le chancelier Leo von Caprivi fut remercié, parce qu'il n'était pas d'accord avec l'Empereur sur les méthodes à prévoir pour réprimer la social-démocratie. Le prince zu Hohenlohe - Schdlingsfürst lui succéda.
Le 6 décembre 1894, le nouveau gouvernement déposa au Reichstag le projet de loi contre la subversion (Umsturzvorlage), appelé officiellement projet de loi relatif aux modifications et compléments de la législation pénale, du code pénal militaire et de la loi sur la presse. D'après cette loi, des tendances subversives, même sans commencement de réalisation, étaient punissables de bagne. De prétendues attaques contre la religion, la monarchie, le mariage, la famille ou la propriété pouvaient entraîner des peines de prison allant jusqu'à deux ans. L'Empereur, grâce à l'extension de la loi à la religion, les bonnes mœurs, etc. (chères aux catholiques militants de l'anticommunisme) parvint à rallier à son projet une bonne partie des députés - du Centre. Entre la première discussion de la loi au Reichstag, en décembre 1894 et en janvier 1895, et la seconde discussion en mai 1895, la Commission sous l'impulsion décisive du Centre - Victor Rintelen et Peter Spahn - élargit la loi par une autre qui protégeait la morale et la religion.
Les derniers écrits d'Engels furent rédigés sous la menace de ce projet de loi qui resta longtemps en discussion, la majorité des partis bourgeois ne pouvant se résoudre finalement à le voter : le 11 mai 1895, le Reichstag rejeta définitivement le projet de loi en seconde lecture.

[17] Au congrès de Wyden (1880), Schlüter avait, préposé, de rayer le mot légal du § 2 du programme de Gotha qui disait : « Partant de ces principes, le Parti ouvrier socialiste d'Allemagne s'efforce, par tous les moyens légaux, de fonder l'État libre et la société socialiste, de briser la loi d'airain des salaires en éliminant le système du salariat, d'abolir l'exploitation sous toutes ses formes, de supprimer toute inégalité sociale et politique ».

[18] Certains dirigeants de la social-démocratie allemande tentèrent aussitôt d'utiliser l’Introduction d'Engels pour faire de celui-ci un partisan à tout prix d'une voie pacifique au socialisme. Le Vorwärts publia dès le 30 mars 1895, dans un éditorial intitulè « Comment on fait aujourd'hui les révolutions », des extraits arbitrairement choisis pour faire d'Engels un adorateur non-violent de la légalité à tout prix. Comme on le sait, après la mort d'Engels, Bernstein et d'autres révisionnistes donnèrent une interprétation réformiste de l’Introduction d'Engels.

[19] Engels ne put mener ce projet à terme. Mehring publia en 1902 cette correspondance sous le titre « Lettres de Ferdinand Lassalle à Karl Marx et Frédéric Engels. 1849-1862 », cf. Aus dent literarischen Nachlass von Karl Marx 'Friedrich Engels und Ferdinand Lassalle, IVe vol. Mehring utilisa l'original des lettres ainsi que les copies tapées à la machine parla fille de Marx, Éléanore, et revues par Engels.

[20] Le 23 mars 1895, le Reichstag repoussa par 168 voix contre 147 une motion de félicitations adressée à Bismarck à l'occasion de son 80e anniversaire. Les sociaux-démocrates, le Parti libéral populaire, le Centre et les députés de la fraction polonaise votèrent contre cette proposition. Lorsque Guillaume II apprit la nouvelle, il fit part à Bismarck, dans un télégramme de son « indignation la plus profonde » à la suite de cette résolution qui est « en contradiction complète avec les sentiments des princes allemands et de leurs sujets ».
Après de premières illusions où il se mystifiait lui-même, Guillaume Il revenait donc ainsi aux sentiments et à la politique de la classe qu'il représentait la même que celle que représentait Bismarck, et pour maintenir les privilèges surannés de sa classe, il était tout disposé maintenant à un coup d'État pour affirmer son pouvoir absolu de droit divin, qui correspondait, à ses yeux, aux seules aspirations de ses « sujets ».

[21] En décembre 1878, Bismarck avait proposé son projet de loi sur la réforme des tarifs douaniers à une commission du Reichstag spécialement créée à cet effet. Le Reichtag débattit de cette question de mai à juillet 1879, et adopta le projet le 12 juillet. L'alliance entre bourgeoisie industrielle et aristocratie foncière qui avait été nouée à cette occasion s'est désagrégée après l'essor industriel inouï de l'Allemagne des années 1870-1890.


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