1868-94

«Dans tous ces écrits, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste. Pour Marx, comme pour moi, il est absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre. »
Fr. Engels - Préface à la brochure du Volksstaat de 1871-1875.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La social-démocratie allemande

K. Marx - F. Engels

6
Violence et question paysanne


Le programme agraire de 1894 de la social-démocratie

« La situation devient sérieuse en Allemagne. L'ultra-conservatrice Kreuzzeitung déclare que la loi anti-socialiste est inutile et mauvaise ! Ma foi, nous en serons probablement débarrassés, mais la parole de Purtkamer va se réaliser alors : Nous aurons le grand état de siège au lieu du petit, et des coups de canon au lieu d'expulsions. Les choses vont bien pour nous et nous n'avons jamais osé en espérer tant, et de loin ! Mais nous connaîtrons des temps agités, et tout dépendra de la capacité de nos amis à ne pas se laisser entraîner dans des bagarres à la suite de provocations. Dans trois ans, nous aurons peut-être les travailleurs agricoles, l'élément décisif en Prusse - et alors... feu ! » (Fr. Engels à Laura Lafargue, 14 - 02 - 1890) [1].


Engels à Laura Lafargue, 20 juin 1893.

Cependant le nombre de sièges n'a qu'une importance tout à fait secondaire. Le principal, c'est l'accroissement des suffrages, et il sera certainement considérable [2]. Seulement, nous ne les connaîtrons que lorsque les résultats officiels complets seront présentés au Reichstag. L'élément le plus important de cet accroissement consistera dans le nombre de suffrages (relativement modeste) que nous aurons recueillis dans les nouvelles localités agricoles aux coins les plus reculés du pays. Cela nous permettra de constater l'emprise que nous commençons à avoir sur ces districts campagnards qui nous étaient jusqu'ici inaccessibles et sans lesquels nous ne pouvons espérer remporter la victoire. Quand tous les résultats seront définitifs, je crois que nous aurons quelque deux millions un quart de suffrages - plus que n'en a jamais recueilli aucun autre parti en Allemagne.

Dans l'ensemble, l'effet a été foudroyant sur toute la presse bourgeoise d'Allemagne et d'Angleterre - et il ne pouvait en être autrement. On n'a jamais vu dans aucun pays progresser un parti de façon aussi régulière, ininterrompue, irrésistible. Et ce qu'il y a de mieux, c'est que notre succès de 1893 renferme - par l'étendue et la variété du terrain nouvellement défriché, ainsi qu'en témoigne ce succès - la promesse certaine d'un succès encore plus grand aux prochaines élections générales.


Engels à Paul Lafargue, 22 août 1894.

En tout cas, les deux mois - septembre et octobre - seront intéressants. Vers le 5, c'est le Trades Congress à Norwich - après le congrès espagnol de dimanche prochain - , puis votre congrès de Nantes, enfin celui des Allemands à Francfort le 21 octobre [3]. Les deux derniers s'occuperont de la question des paysans et des ouvriers agricoles. En général, les conceptions des deux sections nationales sont les mêmes, à cela près que vous, les révolutionnaires intransigeants d'antan, vous penchez maintenant un peu plus vers l'opportunisme que les Allemands, qui probablement n'appuieront aucune mesure pouvant servir à maintenir ou à préserver la petite propriété paysanne face à l'action dissolvante du capitalisme. De l'autre côté, on sera d'accord avec vous que ce, n'est pas notre besogne d'accélérer ou de forcer cette action dissolvante, et que l'important c'est le regroupement des petits propriétaires en associations agricoles en vue d'une culture en commun et en grand. Je suis curieux de voir lequel des deux congrès se montrera le plus avancé en théorie économique. et le plus efficace dans les moyens pratiques à mettre en œuvre.


Engels à Fr.-A. Sorge, 10 novembre 1894.

Sur le continent, au fur et à mesure des succès, on voit augmenter l'envie de succès plus grands encore - et gagner les paysans devient au sens littéral du terme, une mode. D'abord les Français déclarent à Nantes, par la bouche de Lafargue [4], non seulement ce que je vous ai déjà écrit dans ma précédente lettre, à savoir que nous n'avions pas vocation d'accélérer la ruine des petits paysans en intervenant directement, mais encore qu'il faut protéger directement les petits paysans contre le fisc, les usuriers et les grands propriétaires fonciers [5]. Or nous ne pouvons pas les suivre sur ce dernier point, parce que c'est, premièrement, une bêtise, et deuxièmement une impossibilité. Mais voilà que surgit Vollmar à Francfort qui veut acheter et corrompre le paysan en général. Or, en l'occurrence, le paysan de Haute-Bavière n'est pas même le petit paysan endetté de Rhénanie, mais le moyen voire le gros paysan, qui exploite des domestiques et des servantes, et vend du bétail et des céréales en grandes quantités. Et cela ne va pas sans l'abandon de tous les principes. Nous ne pouvons gagner le paysan des Alpes, le gros paysan de la Basse-Saxe et du Schleswig-Holstein que si nous lui sacrifions les domestiques et les journaliers agricoles, et, ce faisant, nous perdons plus au plan politique que nous ne gagnons. Le congrès de Francfort n'a pas pris de décision sur cette question, et c'est tant mieux, car la question va être étudiée plus à fond maintenant, Les gens qui y assistaient, n'étaient guère familiarisés avec la question des paysans, leur situation dans les diverses provinces, où les conditions matérielles diffèrent radicalement les unes des autres, aussi n'auraient-ils pu que décider dans le vague, Mais la question devra tout de même être vidée une fois pour toutes.


Notes

[1] La dernière grande question débattue par la social-démocratie - celle de ses rapports avec la paysannerie - sous-tend tous ses rapports avec la fraction de la classe dominante qui voulait faire un coup d'État anti-socialiste, en se basant précisément sur le système agraire des provinces orientales que la social-démocratie devait briser, si elle voulait être révolutionnaire.

[2] Engels considère, comme toujours dans le résultat des élections, le nombre de voix obtenues par la social-démocratie (celui-ci reflétant l'évolution du rapport de forces) et non le nombre de siège qui permettrait de jouer un rôle parlementaire dans l'État existant des classes dominantes. Lors des élections au Reichstag de juin 1893, la social-démocratie obtint 1786 738 suffrages, soit 22%, avec 44 sièges. Dans son commentaire aux élections de juin 1893, Engels déclarait : « Je suis plus fier de nos défaites (électorales) que de nos succès. Dans la circonscription électorale de Dresde-campagne, il nous manquait 100 voix par rapport au candidat élu qui obtint les voix de tous les autres partis, et ce, en gagnant au total 32 000 suffrages » (Interview de Fr. Engels, Daily Chronicle, 1-07-1893).

[3] Le congrès, de Francfort-sur-le-Main (21 au 27 octobre 1894) consacra une grande partie de ses débats à des polémiques avec G. von Vollmar et Karl Grillenberger qui, en votant le budget à la Diète bavaroise le 1° juin, avait démontré qu'ils étaient disposés à collaborer avec la bourgeoisie et avaient amorcé une politique réformiste. La majorité n'approuva certes pas expressément l'initiative de Vollmar, mais ne la condamna pas non plus, comme Bebel l'avait demandé. Le problème le plus important qui y fut débattu fut la question agraire. Sur ce point encore, Vollmar se mit en contradiction avec les principes élémentaires d'un programme agraire marxiste. La majorité du congrès, « peu au courant de la question agraire », se laissa surprendre parles thèses de Vollmar ! Le congrès manifesta clairement une poussée opportuniste et suscita la protestation de la base du parti. Cf. différents textes sur la question agraire en traduction française dans Marx-Engels, le Parti de classe, IV, pp. 36 - 46.
Lors du second congrès de la social-démocratie bavaroise à Munich, le 30 septembre 1894, l'ordre du jour porta sur l'activité des parlementaires à la Diète bavaroise et l'agitation parmi les paysans (les petites parcelles prédominent dans les, régions montagneuses, de Bavière et le congrès adopta une résolution défendant là propriété paysanne, qui est propriété privée même si la parcelle est, petite et le paysan la cultive lui-même). Vollmar réussit à rallier une majorité à, ses conceptions opportunistes. Le congrès approuva la fraction parlementaire qui avait ratifié le budget de l'État et entérina une résolution en vue de créer une organisation plus stricte des sociaux-démocrates bavarois sous la direction centrale de leurs représentants parlementaires (c’est-à-dire des députés choisis par le système démocratico-bourgeois, soit des électeurs qui ne sont pas membres du parti !). Vollmar se forgeait de la sorte un bastion pour la politique opportuniste dans le parti. Notons à ce propos que les opportunistes se fondent toujours sur des tendances fédéralistes pour asseoir leur dictature sur les masses.

[4] Engels fait allusion à l'exposé de Paul Lafargue au congrès de Nantes du 14 au 16-09-1894, publié dans le supplément du 18-10-1894 du Sozialdemokrat sous le titre La Propriété paysanne et l'évolution économique.

[5] Engels compare les démêlés à l'intérieur de la social-démocratie allemande sur la question agraire avec la tentative faite en 1868 par les représentants du Parti populaire souabe qui voulurent détourner les Eisenachiens d'adopter les résolutions du congrès de Bâle de l'A.I.T. sur l'abolition de là propriété privée dans l'agriculture et sur les avantages de la propriété collective. Le congrès de Stuttgart du parti d'Eisenach mit fin à ces velléités et tira une nette ligne de délimitation entre ouvriers et petits bourgeois dans ce problème agraire qui met en balance la propriété privée. Cf. Die I. Internationale in Deutschland (1864-1872), Dietz, Berlin 1864. L'exposé de Bebel au congrès de Stuttgart ainsi que la résolution de ce congrès sur la question agraire y figurent pp. 477-483.


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