1859

"À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale."


Critique de l'économie politique

Karl MARX

PREMIER LIVRE : DU CAPITAL

PREMIÈRE SECTION : LE CAPITAL EN GÉNÉRAL


Chapitre II : La monnaie ou la circulation simple

III. La monnaie

Considéré comme distinct du numéraire, l'argent, résultat du procès de circulation sous la forme M-A-M, constitue le point de départ du procès de circulation sous la forme A-M-A, c'est-à-dire échange d'argent contre de la marchandise pour échanger de la marchandise contre de l'argent. Dans la formule M-A-M, c'est la marchandise, et dans la formule A-M-A, c'est l'argent qui constitue le point de départ et le point d'aboutissement du mouvement. Dans la première formule, l'argent est le moyen de l'échange des marchandises et, dans la dernière, c'est la marchandise qui permet à la monnaie de devenir argent. L'argent, qui apparaît comme simple moyen dans la première formule, apparaît dans la dernière comme but final de la circulation, alors que la marchandise, qui apparaît comme le but final dans la première formule, apparaît dans la deuxième comme simple moyen. Comme l'argent lui-même est déjà le résultat de la circulation M-A-M, dans la formule A-M-A le résultat de la circulation apparaît comme étant en même temps son point de départ. Tandis que dans M-A-M, c'est l'échange de substance, c'est l'existence formelle de la marchandise elle-même issue de ce premier procès qui constitue le contenu réel du deuxième procès A-M-A.

Dans la formule M-A-M, les deux extrêmes sont des marchandises de même grandeur de valeur, mais en même temps des valeurs d'usage qualitativement différentes. Leur échange M-M est un échange réel de substance. Dans la formule A-M-A, en revanche, les deux extrêmes sont de l'or et en même temps de l'or de même grandeur de valeur. Échanger de l'or contre de la marchandise pour échanger de la marchandise contre de l'or, ou, si nous considérons le résultat A-A, échanger de l'or contre de l'or, semble absurde. Mais, si l'on traduit A-M-A par la formule acheter pour vendre, ce qui n'a d'autre signification que : échange de l'or contre de l'or à l'aide d'un mouvement médiateur, on reconnaît là aussitôt la forme prédominante de la production bourgeoise. Dans la pratique, toutefois, on n'achète pas pour vendre, mais on achète bon marché pour vendre plus cher. On échange de l'argent con­tre de la marchandise pour échanger à son tour cette même marchandise contre une plus grande quantité d'argent, de sorte que les extrêmes A-A diffèrent sinon qualitativement, du moins quantitativement. Une telle différence quantitative suppose l'échange de non-équiva­lents, alors que marchandise et argent en tant que tels ne sont que les formes opposées de la marchandise elle-même, donc des modes d'existence différents de la même grandeur de valeur. Le cycle A-M-A recèle donc sous les formes argent et marchandise des rapports de production plus développés et n'est, dans le cadre de la circulation simple, que le reflet d'un mouvement supérieur. Il nous faut donc étudier comment l'argent que nous distinguerons du moyen de circulation naît de la forme immédiate de la circulation des marchandises M-A-M.

L'or, c'est-à-dire la marchandise spécifique qui sert de mesure des valeurs et de moyen de circulation, devient monnaie sans autre intervention de la société. En Angleterre, où l'argent-métal n'est ni mesure des valeurs, ni moyen de circulation dominant, il ne devient pas monnaie; de même l'or en Hollande : dès qu'il fut détrôné comme mesure de valeur, il cessa d'être de la monnaie. Une marchandise devient donc tout d'abord monnaie en tant qu'unité de mesure de valeur et de moyen de circulation, ou encore, l'unité de mesure de valeur et de moyen de circulation constitue la monnaie. Mais, étant cette unité, l'or possède encore une existence autonome et distincte du mode d'existence qu'il a dans ces deux fonctions. Comme mesure des valeurs, il n'est que monnaie idéale et or idéal; comme simple moyen de circulation, il est monnaie symbolique et or symbolique; mais, sous sa simple forme de corps métallique, l'or est de la monnaie, ou encore la monnaie est de l'or réel.

Considérons maintenant un instant dans son rapport avec les autres marchandises la marchandise or au repos, qui est de la monnaie. Toutes les marchandises représentent dans leur prix une somme d'or déterminée, ne sont donc que de l'or figuré ou de la monnaie figurée, des représentants de l'or, de même qu'inversement, dans le signe de valeur, l'argent apparaissait comme un simple représentant des prix des marchandises  [1]. Toutes les marchan­di­ses n'étant ainsi que de l'argent figuré, l'argent est la seule marchandise réelle. Contraire­ment aux marchandises, qui ne font que représenter le mode d'existence autonome de la valeur d'échange, du travail social général, de la richesse abstraite, l'or, lui, est la forme matérielle de la richesse abstraite. Au point de vue de la valeur d'usage, chaque marchandise n'exprime en se rapportant à un besoin particulier qu'un moment de la richesse matérielle, qu'un côté isolé de la richesse. L'argent, lui, satisfait tous les besoins, étant immédiatement convertible en l'objet de n'importe quel besoin. Sa propre valeur d'usage se trouve réalisée dans la série sans fin des valeurs d'usage constituant son équivalent. Dans sa substance métallique massive, il recèle en germe toute la richesse matérielle qui se déploie dans le monde des marchandises. Si donc les marchandises représentent dans leur prix l'équivalent général ou la richesse abstraite, l'or, il représente, lui, dans sa valeur d'usage les valeurs d'usage de toutes les marchandises. L'or est donc le représentant concret de la richesse matérielle. Ilest le « précis de toutes les choses » [2] (Boisguillebert), le compendium de la richesse sociale. Il est à la fois, par la forme, l'incarnation immédiate du travail général et, par le contenu, la somme de tous les travaux concrets. Il est la richesse universelle sous son aspect individuel [3]. Sous sa forme de médiateur de la circulation, il a subi toutes sortes d'outrages : on l'a rogné et même aplati jusqu'à n'être plus qu'un simple chiffon de papier symbolique. Comme monnaie, sa splendeur d'or lui est rendue. De valet il devient maître [4]. De simple manœuvre il devient le dieu des marchandises  [5].


Notes

[1]  « Non seulement les métaux précieux sont les signes des choses..., mais les choses sont inversement... les signes de l'or et de l'argent. » (À. GEOVIMI : Lezioni di Economia Civile, 1765, p. 281, dans CUSTODI, Parle Moderna, vol. VIII.)

[2]  En français dans le texte. (N. R.)

[3]  PETTY : L'or et l'argent sont « universal wealth » [richesse universelle]. Political Arithmetic, ibid., p. 242.

[4]  B. MISSELDEN : Free Trade or the Means to make Trade florish, etc., Londres, 1622. « La matière naturelle du commerce est la merchandize [marchandise du commerçant] que les marchands, pour des raisons d'ordre commercial, ont appelée commodities [marchandises d'utilité]. La matière artificielle du commerce est l'argent, qui a été qualifié de sinewes of warre and of state [nerf de la guerre et de l'État]. Bien que, dans l'ordre naturel et chronologique, l'argent vienne après la merchandize, il est cependant devenu, du fait qu'il est maintenant en usage, l'essentiel » (p. 7). Il compare la marchandise et l'argent « aux deux fils du vieux Jacob, qui posait la main droite sur le plus jeune, et la gauche sur l'aîné ». (Ibid.) BOISGUILLEBERT : Dissertation sur la nature des richesses, etc., ibid. : « Voilà donc l'esclave du commerce devenu son tyran... La misère des peuples ne vient que de ce qu'on a fait un maître, ou plutôt un tyran, de ce qui était un esclave. » (pp. 399, 395.)

[5]  BOISGUILLEBERT : Dissertation sur la nature des richesses, etc. « On a fait une idole de ces métaux (l’or et l'argent) et, laissant là l'objet et l'intention pour lesquels ils avaient été appelés dans le commerce, savoir pour y servir de gages dans l'échange et la tradition réciproque des denrées on les a presque quittée de ce service pour en former des divinités auxquelles on a sacrifié et sacrifie tous les jours plus de biens et de besoins précieux, et même d'hommes, que jamais l'aveugle antiquité n'en immola à ses fausses divinités, etc. » (Ibid., p. 395.)


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