1859

"À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale."


Critique de l'économie politique

Karl MARX

PREMIER LIVRE : DU CAPITAL

PREMIÈRE SECTION : LE CAPITAL EN GÉNÉRAL


Chapitre II : La monnaie ou la circulation simple

III. La monnaie
a) Thésaurisation.

L'or s'est d'abord détaché en tant que monnaie du moyen de circulation par le fait que la marchandise interrompait le procès de sa métamorphose et demeurait à l'état de chrysalide d'or. C'est ce qui arrive chaque fois que la vente ne se transforme pas en achat [1]. L'accès de l'or en tant que monnaie a une existence autonome est donc avant tout l'expression sensible de la décomposition du procès de circulation, ou de la métamorphose de la marchandise, en deux actes séparés s'accomplissant indifféremment l'un à côté de l'autre. Le numéraire lui-même devient argent dès que son cours est interrompu. Dans les mains du vendeur qui le reçoit en paiement de sa marchandise, il est argent et non numéraire, mais, dès qu'il sort de ses mains, il redevient numéraire. Chacun est vendeur de la marchandise exclusive qu'il produit, mais acheteur de toutes les autres marchandises dont il a besoin pour son existence sociale. Alors que son entrée en scène comme vendeur dépend du temps de travail requis pour la production de sa marchandise, son entrée en scène comme acheteur est, elle, conditionnée par le constant renouvellement des besoins de la vie. Pour pouvoir acheter sans vendre, il faut qu'il ait vendu sans acheter. La circulation M-A-M n'est effectivement que l'unité en mouvement de la vente et de l'achat en tant qu'elle est en même temps le procès perpétuel de leur séparation. Pour que l'argent coule constamment comme numéraire, il faut que le numéraire se fige constamment sous forme d'argent. La circulation constante du numéraire est conditionnée par sa stagnation constante en plus ou moins grandes quantités dans les fonds de réserve de numéraire qui naissent de toutes parts à l'intérieur de la circula­tion, en même temps qu'eux-mêmes la conditionnent, fonds de réserve dont la constitution, la répar­ti­tion, la liquidation et la reconstitution varient sans cesse, dont l'existen­ce est constante disparition et la disparition constante existence. Adam Smith a montré cette incessante trans­for­mation du numéraire en argent et de l'argent en numéraire en disant que chaque possesseur de marchandises doit toujours avoir en réserve, à côté de la marchandise particulière qu'il vend, une certaine quantité de la marchandise générale avec laquelle il achète. Nous avons vu que dans la circulation M-A-M le second membre A-M s'éparpille en une série d'achats qui ne s'effectuent pas d'un seul coup, mais se succèdent dans le temps, de telle sorte qu'une partie de A circule comme numéraire, tandis que l'autre dort sous forme d'argent. L'argent n'est ici en fait que du numéraire latent, et les différentes parties constituantes de la masse monétaire en circulation ne cessent d'apparaître alternativement tantôt sous une forme, tantôt sous l'autre. Cette première transformation du moyen de circulation en argent représente donc une phase purement technique de la circulation monétaire elle-même [2].

La première forme naturelle de la richesse est celle du superflu ou de l'excédent; c'est la partie des produits non immédiatement requise comme valeur d'usage, ou encore, c'est la possession de produits dont la valeur d'usage dépasse le cadre du simple nécessaire. Lorsque nous avons examiné le passage de la marchandise à l'argent, nous avons vu que ce superflu ou cet excédent des produits constitue, à un stade peu développé de la production, la sphère proprement dite de l'échange des marchandises. Les produits superflus deviennent des produits échangeables ou marchandises. La forme d'existence adéquate de ce superflu est l'or et l'argent, la première forme sous laquelle la richesse est fixée en tant que richesse sociale abstraite. Non seulement les marchandises peuvent être conservées sous la forme de l'or ou de l'argent, c'est-à-dire dans la matière de la monnaie, mais l'or et l'argent sont de la richesse sous une forme dont la conservation est assurée. C'est en la consommant, c'est-à-dire en l'anéantissant, qu'on emploie une valeur d'usage, en tant que telle. Mais la valeur d'usage de l'or en tant qu'argent, c'est d'être porteuse de la valeur d'échange, en tant que matière amorphe, d'être la matérialisation du temps de travail général. Dans le métal amorphe, la valeur d'échange possède une forme impérissable. L'or ou l'argent ainsi immobilisés comme monnaie constituent le trésor. Chez les peuples où la circulation est exclusivement métalli­que, comme chez les anciens, la thésaurisation a le caractère d'un procès universel s'étendant du particulier jusqu'à l'État, qui veille sur son trésor d'État. Dans les temps plus reculés, en Asie et en Égypte, ces trésors apparaissent plutôt, sous la garde des rois et des prêtres, comme le témoignage de leur puissance. En Grèce et à Rome se développe la politique de constitution de trésors publics considérés comme la forme sous laquelle le superflu est toujours en sécurité et toujours disponible. Le transfert rapide de ces trésors d'un pays dans l'autre par les conquérants qui parfois les ont subitement jetés dans la circulation constitue une particularité de l'économie antique.

Comme temps de travail matérialisé, l'or est garant de sa propre grandeur de valeur et, comme il est la matérialisation du temps de travail général, le procès de la circulation lui est garant qu'il continuera toujours à fonctionner efficacement comme valeur d'échange. Par le simple fait que le possesseur de marchandises peut fixer la marchandise sous sa forme de valeur d'échange ou fixer la valeur d'échange elle-même sous forme de marchandise, l'échange des marchandises, en vue de leur récupération sous la forme métamorphosée de l'or, devient le moteur propre de la circulation. La métamorphose de la marchandise M-A a pour but sa métamorphose elle-même; de richesse naturelle particulière, elle est transformée en richesse sociale générale. Au lieu de l'échange de substance, c'est le changement de forme qui devient le but en soi. De pure forme qu'elle était, la valeur d'échange devient le contenu du mouvement. La marchandise ne se maintient comme richesse, comme marchandise, qu'autant qu'elle se maintient à l'intérieur de la sphère de la circulation, et elle ne se maintient dans cet état fluide que dans la mesure où elle se pétrifie en argent et en or. Elle poursuit son mouvement de fluide comme cristal du procès de circulation. L'or et l'argent, toutefois, ne se fixent eux-mêmes sous forme de monnaie qu'autant qu'ils ne sont pas moyens de circulation. C'est comme non-moyens de circulation qu'ils deviennent monnaie [3]. Retirer la marchandise de la circulation sous la forme de l'or est donc l'unique moyen de la maintenir constamment à l'intérieur de la circulation.

Le possesseur de marchandises ne peut retirer de la circulation sous forme d'argent que ce qu'il lui donne sous forme de marchandise. La vente constante, la mise incessante de marchandises en circulation, est donc la première condition de la thésaurisation du point de vue de la circulation des marchandises. D'autre part, l'argent disparaît constamment comme moyen de circulation dans le procès même de la circulation en se réalisant sans cesse en valeurs d'usage et en se dissolvant en jouissances éphémères. Il faut donc l'arracher au courant dévorant de la circulation, ou encore il faut arrêter la marchandise dans sa première métamorphose en empêchant l'argent de remplir sa fonction de moyen d'achat. Le possesseur de marchandises, qui est devenu maintenant thésauriseur, doit vendre le plus possible et acheter le moins possible, comme l'enseignait déjà le vieux Caton : patrem familias vendacem, non emacem esse. [Le père de famille doit avoir la passion de la vente et non l'amour de l'achat.] Si l'application au travail en est la condition positive, l'épargne est la condition négative de la thésaurisation. Moins l'équivalent de la marchandise est retiré de la circulation sous forme de marchandises ou de valeurs d'usage particulières, plus il en est retiré sous la forme d'argent, ou de valeur d'échange [4]. L'appropriation de la richesse sous sa forme générale implique donc le renoncement à la richesse dans sa réalité matérielle. Le mobile actif de la thésaurisation est donc l'avarice, qui n'éprouve pas le besoin de la marchandise en tant que valeur d'usage, mais de la valeur d'échange en tant que marchandise. Pour s'emparer du superflu sous sa forme générale, il faut traiter les besoins particuliers comme du luxe et du superflu. C'est ainsi qu'en 1593 les Cortès firent à Philippe II une représentation dans laquelle on lit notamment :

Les Cortès de Valladolid de l'an 1586 ont prié V. M. de ne plus permettre l'entrée dans le royaume des bougies, verres, bijouteries, couteaux et autres choses semblables qui y venaient du dehors, pour échanger ces articles si inutiles à la vie humaine contre de l'or, comme si les Espagnols étaient des Indiens.
Le thésauriseur méprise les jouissances séculières, temporelles et éphémères, pour poursuivre l'éternel trésor que ne rongent ni les mites, ni la rouille, qui est à la fois si totale­ment céleste et si totalement terrestre.
La cause générale lointaine de notre pénurie d'or, dit Misselden dans l'ouvrage cité, réside dans le grand excès que fait ce royaume dans la consommation de marchandises de pays étrangers qui s'avèrent être, pour nous, des discommodities [pacotille inutile] au lieu de commodities [marchandises utiles]; car elles nous frustrent d'autant de trésor que, sinon, on importerait au lieu de ces babioles (toys). Entre nous, nous consommons une quantité bien exagérée de vins d'Espagne, de France, du Rhin, du Levant; les raisins secs d'Espagne, les raisins de Corinthe, du Levant, les lawns (sortes de toile fine) et les cambrics [batistes] du Hainaut, les soieries d'Italie, le sucre et le tabac des Indes occidentales, les épices des Indes orientales, tout cela n'est pas, pour nous, d'un besoin absolu, et nous achetons pourtant toutes ces choses avec de l'or bel et bon [5].

Sous la forme d'or et d'argent la richesse est impérissable, tant parce que la valeur d'échan­ge existe dans un métal indestructible qu'en particulier parce qu'on empêche ainsi l'or et l'argent de prendre comme moyens de circulation la forme monétaire purement fugitive de la marchandise. Le contenu périssable est ainsi sacrifié à la forme impérissable.

Si les impôts prennent l'argent à quelqu'un qui le dépense à manger et à boire, et le donnent à quelqu'un qui l'utilise pour l'amélioration de la terre, la pêche, les mines, les manu­fac­tures ou même les vêtements, il en résulte toujours un avantage pour la commu­nauté, car même les vêtements sont moins périssables que la nourriture et la boisson. Si l'argent est dépensé en mobilier, l'avantage n'en est que plus grand; et celui-ci est plus grand encore s'il est employé à bâtir des maisons, etc.... mais c'est quand de l'or et de l'argent sont introduits dans le pays que l'avantage est le plus grand, car seules ces cho­ses ne sont pas périssables, mais appréciées comme richesse en tout temps et en tout lieu; tout le reste n'est que richesse pro hic et nunc [dans le lieu et dans l'instant] [6].

L'acte d'arracher l'argent au flot de la circulation et de le mettre à l'abri de l'échange social de substance prend aussi l'aspect extérieur de l'enfouissement, qui établit entre la richesse sociale sous forme de trésor souterrain impérissable et le possesseur de marchandises les relations privées les plus secrètes. Le Dr Bernier, qui séjourna un certain temps à Delhi à la cour d'Aurenzeb, raconte que les marchands enfouissent leur argent dans de profondes cachettes, mais surtout les païens non-mahométans, qui ont entre les mains presque tout le commerce et tout l'argent, « infatués qu'ils sont de cette croyance que l'or et l'argent qu'ils cachent durant leur vie leur servira après la mort dans l'autre monde [7]». Le thésauriseur, d'ailleurs, dans la mesure où son ascétisme va de pair avec une active application au travail, est, de religion, essentiellement protestant et plus encore puritain.

On ne peut nier qu'acheter et vendre soit chose nécessaire, dont on ne peut se passer et dont on peut user en bon chrétien, particulièrement pour les objets qui servent aux besoins et à l'honneur, car les patriarches, eux aussi, ont ainsi vendu et acheté bétail, laine, blé, beurre, fait et autres biens. Ce sont dons de Dieu, qu'il tire de la terre et partage entre les hommes. Mais le commerce avec l'étranger, qui amène de Calicut, des Indes et autres lieux des marchandises comme ces soieries précieuses, ces orfèvreries et ces épices, qui ne servent qu'à la somptuosité et sont sans utilité, et qui pompe l'argent du pays et des gens, ne devrait pas être toléré si nous avions un gouvernement et des princes. Mais de ce, je ne veux présente­ment écrire; car j'estime qu'il faudra bien que finalement cela cesse de soi-même quand nous n'aurons plus d'argent, tout comme la parure et les ripailles : aussi bien ne servirait-il de rien d'écrire et de faire la leçon, tant que nécessité et pauvreté ne nous contraignent [8].

Aux époques de troubles graves dans l'échange social de substance, l'enfouissement de l'argent sous forme de trésor a lieu même au stade développé de la société bourgeoise. Le lien social sous sa forme solide - pour le possesseur de marchandises ce lien est constitué par la marchandise, et la forme adéquate de la marchandise est l'argent - échappe au mouvement social. Le nervus rerum [nerf des choses] social est enterré auprès du corps dont il est le nerf.

Le trésor ne serait alors que métal inutile, son âme d'argent l'aurait quitté et il ne serait plus là que comme la cendre refroidie de la circulation, comme son caput mortuum [son résidu chimique], si elle n'exerçait sur lui sa constante attraction. L'argent, ou la valeur d'échange parvenue à l'autonomie, est de par sa qualité le mode d'existence de la richesse abstraite, mais, d'autre part, toute somme d'argent donnée est une grandeur de valeur quantitativement limitée. La limite quantitative de la valeur d'échange contredit sa généralité qualitative et le thésauriseur ressent cette limite comme une barrière qui, en fait, se convertit en même temps en une barrière qualitative, ou qui ne fait du trésor que le représentant borné de la richesse matérielle. L'argent, en tant qu'équivalent général, se manifeste, comme nous l'avons vu, de façon immédiate dans une équation où il forme lui-même l'un des membres [9], la série sans fin des marchandises formant l'autre membre. De la grandeur de la valeur d'échange dépend la mesure dans laquelle il se réalise approximativement dans cette série sans fin, c'est-à-dire dans laquelle il répond à son concept de valeur d'échange. Le mouve­ment de la valeur d'échange, comme valeur d'échange ayant un caractère automatique, ne peut être en général que le mouvement d'outrepasser sa limite quantitative. Mais en même temps qu'est franchie une limite quantitative du trésor se crée une autre barrière, qu'il faut supprimer à son tour. Ce n'est pas telle limite déterminée du trésor qui apparaît comme barrière, mais toute limite de celui-ci. La thésaurisation n'a donc pas de limite immanente, pas de mesure en soi, c'est un procès sans fin, qui trouve dans chacun de ses résultats un motif de recommencement. Si on n'augmente le trésor qu'en le conservant, on ne le conserve également qu'en l'augmentant.

L'argent n'est pas seulement un objet de la passion de s'enrichir, il en est l'objet même. Cette passion est essentiellement l'auri sacra James [la maudite soif de l'or]. La passion de s'enrichir, à la différence de la passion des richesses naturelles particulières ou des valeurs d'usage telles que vêtements, bijoux, troupeaux, etc., n'est possible qu'à partir du moment où la richesse générale en tant que telle s'est individualisée dans une chose particulière et peut ainsi être retenue sous la forme d'une marchandise isolée. L'argent apparaît donc comme étant aussi bien l'objet que la source de la passion de s'enrichir [10]. Au fond, c'est la valeur d'échange et, partant, son accroissement, qui devient une fin en soi. L'avarice tient prisonnier le trésor en ne permettant pas à l'argent de devenir moyen de circulation, mais la soif de l'or maintient l'âme d'argent du trésor, la constante attraction qu'exerce sur lui la circulation.

L'activité grâce à laquelle est constitué le trésor consiste, d'une part, à retirer l'argent de la circulation par une répétition constante de la vente, d'autre part, à simplement emmagasiner, a accumuler. Ce n'est effectivement que dans la sphère de la circulation simple, et cela sous la forme de la thésaurisation, qu'a lieu l'accumulation de la richesse en tant que telle, tandis que, comme nous le verrons plus tard, les autres prétendues formes de l'accumulation ne sont réputées accumulation que de manière abusive, que parce que l'on pense toujours à l'accumu­lation simple de l'argent. Ou bien toutes les autres marchandises sont accumulées comme valeurs d'usage et la forme de leur accumulation est alors déterminée par le caractère particu­lier de leur valeur d'usage. L'accumulation de céréales, par exemple, exige des installa­tions particulières. En accumulant des moutons, on devient berger; l'accumulation d'escla­ves, et de terres, implique des rapports de domination et d'esclavage, etc. La formation de réserves de richesses particulières exige des procès particuliers distincts du simple acte de l'accumulation même et développe des côtés particuliers de l'individualité. Ou bien, dans le second cas, la richesse sous forme de marchandises est accumulée comme valeur d'échange et l'action d'accumuler apparaît alors comme une opération commerciale ou spécifiquement écono­mique. Celui qui l'accomplit devient marchand de grains, marchand de bestiaux, etc. L'or et l'argent sont de la monnaie, non du fait d'une activité quelconque de l'individu qui les accumule, mais parce qu'ils sont les cristallisations du procès de circulation, qui se poursuit sans le concours de ce dernier. Il n'a rien à faire, que de les mettre de côté, de les entasser poids sur poids, activité dépourvue de tout contenu qui, appliquée à toutes les autres marchandises, les déprécierait [11].

Notre thésauriseur apparaît comme le martyr de la valeur d'échange, saint ascète juché sur sa colonne de métal. Il n'a d'intérêt que pour la richesse sous sa forme sociale et c'est pourquoi dans la terre il la met hors d'atteinte de la société. Il veut la marchandise sous la forme qui la rend constamment apte à la circulation et c'est pourquoi il la retire de la circu­lation. Il rêve de valeur d'échange et c'est pourquoi il ne fait pas d'échange. La forme fluide de la richesse et sa forme pétrifiée, élixir de vie et pierre philosophale, s'entremêlent dans la fantasmagorie d'une folle alchimie. Dans sa soif de jouissance chimérique et sans bornes, il renonce à toute jouissance. Pour vouloir satisfaire tous les besoins sociaux, c'est à peine S'il satisfait ses besoins de première nécessité. En retenant la richesse sous sa réalité corporelle de métal, il la volatilise en une pure chimère. Mais, en fait, l'accumulation de l'argent pour l'argent, c'est la forme barbare de la production pour la production, c'est-à-dire le développe­ment des forces productives du travail social au-delà des limites des besoins traditionnels. Moins la production marchande est développée, plus a d'importance le premier accès à l'autonomie de la valeur d'échange sous la forme d'argent, la thésaurisation, qui joue par suite un grand rôle chez les peuples anciens, en Asie jusqu'à l'heure présente et chez les peuples paysans modernes, où la valeur d'échange ne s'est pas encore emparée de tous les rapports de production. Nous allons examiner tout de suite la fonction spécifiquement économique de la thésaurisation dans le cadre de la circulation métallique elle-même, mais nous mentionnerons encore auparavant une autre forme de la thésaurisation.

Abstraction faite de leurs qualités esthétiques, les marchandises d'or et d'argent, pour autant que la matière qui les constitue est la matière de la monnaie, peuvent être transformées en monnaie, tout comme les espèces ou barres d'or peuvent être transformées en ces marchandises. L'or et l'argent étant la matière de la richesse abstraite, c'est en les utilisant sous forme de valeurs d'usage concrètes qu'on fait le plus grand étalage de sa richesse et, si le possesseur de marchandises cache son trésor à certains stades de la production partout où cela peut se faire en toute sécurité, il est poussé par le besoin de paraître aux yeux des autres possesseurs de marchandises un rico hombre [homme riche]. Il se dore, lui et sa maison [12]. En Asie, en particulier aux Indes, où la thésaurisation n'apparaît pas, ainsi que dans l'économie bourgeoise, comme une fonction seconde du mécanisme de l'ensemble de la production, mais où la richesse sous cette forme constitue le but final, les marchandises d'or et d'argent ne sont, à proprement parler, que la forme esthétique des trésors. Dans l'Angleterre médiévale, les marchandises d'or et d'argent, leur valeur n'étant que peu augmentée par le travail rudimentaire qu'on leur incorporait, étaient légalement considérées comme une simple forme du trésor. Elles étaient destinées à être de nouveau jetées dans la circulation et leur titre était par suite soumis à des prescriptions tout comme celui des espèces monétaires elles-mêmes. Le parallélisme entre le développement de l'emploi de l'or et de l'argent sous forme d'objets de luxe et le développement de la richesse est une chose si simple que les anciens la compre­naient parfaitement [13], alors que les économistes modernes ont émis cette thèse fausse que l'usage des marchandises d'argent et d'or n'augmentait pas proportionnellement à l'accroisse­ment de la richesse, mais seulement proportionnellement à la dépréciation des métaux précieux. Aussi les preuves, par ailleurs exactes, qu'ils apportent à l'appui de leur thèse sur l'utilisation de l'or de Californie et d'Australie offrent-elles toujours une lacune, parce que, dans leur imagination, ils ne trouvent pas de justification à l'augmentation de la consomma­tion de l'or comme matière première dans une baisse correspondante de sa valeur. De 1810 à 1830, par suite de la lutte des colonies américaines contre l'Espagne et de l'interruption du travail dans les mines causée par les révolutions, la production moyenne annuelle des métaux précieux avait diminué de plus de moitié. La diminution des espèces monétaires circulant en Europe atteignait environ un sixième, si l'on compare 1829 à 1809. Donc, bien que la produc­tion eût diminué en quantité et que les frais de production eussent augmenté, si tant est qu'ils aient changé, la consommation des métaux précieux sous forme d'objets de luxe ne s'en est pas moins accrue d'une façon extraordinaire, en Angleterre, pendant la guerre déjà et, sur le conti­nent, depuis la paix de Paris. Elle a augmenté avec l'accroissement de la richesse générale [14]. On peut poser en règle générale que la transformation de la monnaie d'or et d'ar­gent en objets de luxe prédomine en temps de paix, tandis que leur retransformation en barres, ou aussi en espèces, ne l'emporte que dans les périodes de grand trouble [15]. On pourra juger de l'importance du trésor d'or et d'argent existant sous forme de marchandises de luxe par rapport au métal précieux servant de monnaie, si l'on pense qu'en 1839, d'après Jacob, la proportion était de 2 à 1 en Angleterre, alors que dans toute l'Europe et l'Amérique il existait un quart de métal précieux de plus en objets de luxe qu'en monnaie.

Nous avons vu que la circulation monétaire n'est que la manifestation de la métamor­phose des marchandises, ou du changement de forme par où s'accomplit l'échange social de substance. Il fallait donc qu'avec les fluctuations du prix total des marchandises en circula­tion, ou avec le volume de leurs métamorphoses simultanées d'une part, et avec la rapidité de leurs changements de forme dans chaque cas d'autre part, il y eût constamment expansion ou contraction de la totalité de l'or circulant, ce qui n'était possible qu'à la condition que varie sans cesse le rapport entre la totalité de la monnaie existant dans un pays et la quantité de monnaie en circulation. Cette condition est réalisée par la thésaurisation. Si les prix dimi­nuent ou que la vitesse de la circulation augmente, les réservoirs que constituent les trésors absorbent la portion de la monnaie enlevée à la circulation; si les prix augmentent ou que la vitesse de la circulation diminue, les trésors s'ouvrent et refluent en partie dans la circulation. L'argent circulant se fige sous forme de trésor et les trésors se déversent dans la circulation suivant un mouvement oscillatoire de perpétuelle alternance, où la prédominance de l'une ou l'autre tendance est exclusivement déterminée par les fluctuations de la circulation des mar­chandises. Les trésors apparaissent ainsi comme les canaux d'adduction et de dérivation de l'argent circulant, en sorte qu'il ne circule jamais sous forme de numéraire que la quantité d'argent déterminée par les besoins immédiats de la circu­lation elle-même. Si le volume de l'ensemble de la circulation vient brusquement à s'accroître et que prédomine l'unité fluide de la vente et de l'achat, mais de telle façon que la somme totale des prix à réaliser croisse plus vite encore que la vitesse de la circulation monétaire, les trésors se vident à vue d'œil; dès que le mouvement général subit un arrêt insolite ou que se consolide la séparation entre la vente et l'achat, le moyen de circulation se fige sous forme d'argent dans des proportions surprenantes et les réservoirs des trésors se remplissent bien au-dessus de leur niveau moyen. Dans les pays où la circulation est purement métallique, ou bien où la production est à un stade peu développé, les trésors sont éparpillés à l'infini et disséminés sur toute l'étendue du pays, alors que dans les pays de développement bourgeois ils se concentrent dans les réserves des banques. Il ne faut pas confondre trésor et réserve de numéraire, qui constitue elle-même une partie intégrante de la quantité totale d'argent constamment en circulation, tandis que le rapport actif entre le trésor et le moyen de circulation suppose la diminution ou l'augmenta­tion de cette même quantité totale. Les marchandises d'or et d'argent, nous l'avons vu, forment à la fois un canal de dérivation et une source latente d'adduction pour les métaux précieux. Dans les périodes normales, seule la première de ces fonctions a de l'importance pour l'économie de la circulation métallique [16].


Notes

[1]  1° édition : « achat en vente », corrigé dans les exemplaires I et II annotés à la main. (N. R.)

[2] Boisguillebert, dans la première immobilisation du perpetuum mobile, c'est-à-dire dans la négation de son existence fonctionnelle de moyen de circulation, soupçonne tout de suite son accession à l'autonomie vis-à-vis des marchandises. L'argent, dit-il, doit être « dans un mouvement continuel, ce qui ne peut être que tant qu'il est meuble, mais, sitôt qu'il devient immeuble, tout est perdu. » (Le Détail de la France, p. 213.) Ce qu'il ne voit pas, c'est que cet arrêt est la condition de son mouvement. Ce qu'il veut en réalité, c'est que la valeur d'échange* des marchandises apparaisse comme une forme purement fugitive de leur échange de substance, mais sans jamais se fixer comme but en soi.
* Ce qui veut dire : la forme de valeur des marchandises. [Note de l'exemplaire I, annoté à la main. N. R.]

[3] Souligné par Marx dans l'exemplaire I, annoté à la main. (N. R.)

[4] « Plus les réserves en marchandises augmentent, plus celles qui existent sous forme de trésor (in treasure) diminuent. » E. MISSELDEN : Free Trade or the Means to make Trade florish, etc., p. 23.

[5] Ibid., pp. 11-13, passim.

[6] PETTY : Political Arithmetic, ibid., p. 196.

[7] François BERNIER : Voyages contenant la description des États du Grand Mogol, Paris 1830, vol. 1°, voir pp. 312-314.

[8]  Martin LUTHER : Bücher von Kaufhandel und Wucher, 1524. Luther dit, au même endroit : « Dieu nous a ainsi faits, nous autres Allemands, qu'il nous faut jeter notre or et argent dans les pays étrangers, enrichir le monde entier et rester nous-mêmes des mendiants. L'Angleterre aurait sûrement moins d'or, si l'Allemagne lui laissait son drap, et le roi de Portugal en aurait moins aussi, si nous lui laissions ses épices. Calcule toi-même combien d'argent une foire de Francfort fait sortir des pays allemands sans nécessité ni raison, et tu t'étonneras comment il se fait qu'il y ait encore un liard en pays allemand. Francfort est le trou d'argent et d'or par où s'écoule hors d'Allemagne tout ce qui jaillit et pousse, tout ce qui est monnayé et frappé chez nous; si le trou était bouché, on n'entendrait plus maintenant se plaindre qu'il n'y ait partout rien que dettes et pas d'argent, que campagnes et villes soient toutes rongées par l'usure. Mais, laisse faire, cela ira tout de même comme cela : nous autres Allemands, il nous faut rester Allemands; nous n'en démordrons pas, il le faut bien. »
Misselden, dans l'ouvrage cité plus haut, veut au moins retenir l'or et l'argent dans le cercle de la chrétienté : « L'argent est réduit par le commerce fait hors de la chrétienté avec la Turquie, la Perse, et les Indes orientales. Le commerce s'y fait le plus souvent avec de l'argent comptant, mais cela se passe tout autrement que pour le commerce qui se fait à l'intérieur de la chrétienté même. Car, bien que le commerce se fasse avec de l'argent comptant à l'intérieur de la chrétienté, l'argent n'en reste pas moins toujours enfermé à l'intérieur de ses frontières. Il y a là en effet courant et contre-courant, flux et reflux de l'argent dans le commerce fait à l'intérieur de la chrétienté, car, parfois, il est plus abondant à un endroit et fait davantage défaut à un autre, selon qu'il y a disette dans un pays et surabondance dans l'autre : il va et vient et tournoie dans le cercle de la chrétienté, mais reste toujours enfermé dans les limites de son enceinte. L'argent avec lequel on va faire du commerce hors de la chrétienté dans les susdite pays, lui, s'en va toujours et ne revient jamais. » [pp. 19, 20.)

[9]  1° édition : Glied (terme). Corrigé : Seite (membre) dans l'exemplaire II, annoté à la main. (N. R.)

[10] « C'est dans l'argent qu'est l'origine de l'avarice... peu à peu se déchaîne une sorte de rage qui n'est déjà plus de l'avarice, mais la soif de l'or. » (PLINE : Historia naturalis, Livre XXXIII, chap. III, parag. 14.)

[11]  Horace ne comprend donc rien à la philosophie de la thésaurisation quand Il écrit (Satires. Livre II, satire in [vers 104-110]) :
« Si quelqu'un achetait des cythares pour les emmagasiner, alors qu'il ne s'adonne ni à la cythare, ni à aucune des muses ; si, n'étant pas cordonnier, Il achetait alênes et formes, et des voiles de navire, n'ayant nul goût pour le commerce maritime, on crierait de toutes parts au fou et à l'insensé, et ce ne serait pas à tort. En quoi diffère-t-il de lui celui qui enfouit argent et or, et qui, sans savoir se servir des trésors qu'il accumule, se croirait sacrilège d'y toucher ? »
M. Senior comprend mieux la chose : « L'argent parait être la seule chose dont le désir est universel, et il en est ainsi parce que l'argent est une richesse abstraite et parce que les hommes, en le possédant, peuvent satisfaire à tous leurs désirs et à tous leurs besoins, de quelque nature qu'ils soient. » (Principes fondamentaux de l'économie politique, traduit par le comte Jean Arrivabene, Paris, 1836, p. 221.) Ou encore Storch : « Comme le numéraire représente toutes les autres richesses.... on n'a qu'à amuser de l'argent pour se procurer toutes les différentes espèces de richesses qui existent dans le monde. » (Cours d'économie politique, etc., ibid., vol. II, p. 135.)

[12]  Un exemple montre combien l'inner man [l'homme Intérieur] reste Inchangé chez l'individu possesseur de marchandises, même s'il s'est civilisé et est devenu capitaliste; c'est celui de ce représentant londonien d'une banque cosmopolite qui avait trouvé comme blason adéquat un billet de banque de 100 000 livres sterling qu'il avait pendu au mur sous verre et encadré. Le piquant de l'affaire, c'est le regard condescendant et Ironique que, du haut de sa distinction, le billet de banque laisse tomber sur la circulation.

[13] Voir le passage de Xénophon, cité plus loin.

[14]  JACOB : An Historical Inquiry into the Production and Consumption of the Precious Malais, vol. II, chap. XXV et XXVI.

[15]  « Aux époques de grande agitation et d'insécurité, particulièrement pendant les soulèvements intérieurs et les invasions, les objets d'or et d'argent sont rapidement transformés en monnaie ; dans les périodes de calme et de bien-être, au contraire, la monnaie est transformée en argenterie et en bijoux. » (Ibid., vol. Il, p. 367.)

[16]  Dans le passage suivant, Xénophon étudie l'argent sous ses formes spécifiques de monnaie et de trésor : « Dans cette industrie, la seule de toutes celles que le connaisse, nul n'éveille l'envie des autres personnes qui s'y livrent... Car, plus les mines d'argent semblent riches, plus on extrait d'argent, et plus elles attirent de gens vers ce travail. Quand on a acquis suffisamment d'ustensiles pour le ménage, on n'achète pas grand'chose de plus; mais l'argent, personne n'en possède usez pour ne pas désirer en avoir davantage et, si quelqu'un en a à suffisance, il enfouit le superflu et n'y trouve pas moins de plaisir que s'il l'utilisait. C'est notamment quand les vignes sont florissantes que les gens ont particulièrement besoin d'argent. Car les hommes veulent acheter non seulement de belles armes, mais aussi de bons chevaux, des maisons et un mobilier magnifiques; les femmes, elles, ont envie de toutes sortes de vêtements et de bijoux d'or. Mais, quand les villes souffrent de disette par suite de mauvaises récoltes ou de guerre, on a besoin de monnaie pour acheter des vivres, en raison de l'infertilité du sol, ou pour enrôler des troupes auxiliaires. » (XÉNOPHON : De Vectigalibus, chap. IV.) Aristote dans le chapitre IX, Livre 1° de La République, expose les deux mouvements opposés de la circulation M-A-M et A-M-A sous les noms de « Économique » et « Chrématistique ». Les tragiques grecs, notamment Euripide, opposent ces deux formes de la circulation sous les noms de [...] à [le droit] et de [...] [l'intérêt].


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