1978

"Le titre du livre synthétise ma position : à la place de la démocratie socialiste et de la dictature du prolétariat du SU, je suis revenu aux sources, ai tenté de faire revivre la vieille formule marxiste, tant de fois reprise par Trotsky, de dictature révolutionnaire. Dit d'une autre manière, une dictature pour développer la révolution, et non pour produire de la "démocratie socialiste" immédiatement."


Nahuel Moreno

La dictature révolutionnaire du prolétariat


IV. Qui prend le pouvoir et pourquoi faire ?


3. Le rapport entre le parti et les autres institutions.

Nous pouvons résumer ce qui précède en disant que la mobilisation permanente en elle-même ne résout rien, et qu'elle doit nécessairement être liée à des institutions. Le problème est de savoir quelle est l'institution déterminante. La majorité du SU soutient que c'est sans aucun doute l'institution soviétique ; que ce sont les soviets qui prennent le pouvoir, conjointement à de mystérieux partis soviétiques qui, apparemment, sont tous ceux du pays, y compris les partis contre-révolutionnaires.

Dans le paragraphe e) de la première thèse de la résolution, il est clairement précisé que "les marxistes-révolutionnaires en déduisent également que la classe ouvrière ne peut exercer le pouvoir d'Etat que dans le cadre d'institutions étatiques d'un type différent de celui de l'état bourgeois, à savoir d'institutions fondées sur des conseils de travailleurs (soviets) souverains et démocratiquement élus et centralisés, avec leurs caractéristiques fondamentales telles que Lénine les a précisées dans L'Etat et la Révolution : "élection de tous les fonctionnaires..." etc. (SU, 1977) [4]. Et ils continuent en détaillant les différentes méthodes d'élection, de rotation des fonctionnaires, comment on va les payer, etc.

Dans ces indications, qui semblent avoir été élaborées par un avocat qui complètent pratiquement tous les aspects d'une organisation étatique, ce qui ne figure nulle part, est le rôle du parti marxiste-révolutionnaire dans la révolution, la prise du pouvoir et la dictature du prolétariat. Et l'on n'y indique pas plus quel rapport il aura avec d'autres organisations, par exemple les soviets.

Pour élaborer leur code, ce n'est pas par hasard qu'ils choisissent parmi les ouvrages marxistes L'Etat et la Révolution de Lénine, et non ce que Lénine et Trotsky ont écrit après la Révolution Russe, quand leurs théorisations devaient prendre en compte les modifications imposées par la réalité. Le SU ne prend nullement en compte l'enrichissement de la théorie marxiste de l'état et de la révolution, produit de la Révolution d'octobre. Après avoir pris le pouvoir, les chefs de la révolution se rendirent compte que le parti était l'institution la plus importante pour développer et consolider la dictature du prolétariat ; que le pouvoir devait se trouver entre les mains du parti, s'appuyant sur les soviets. Lénine commença à insister sur le fait que le facteur décisif de la dictature du prolétariat était le monopole étatique de la part du Parti Communiste. Trotsky, en 1934, se prononçait contre le front unique avec les autres partis soviétiques pour prendre le pouvoir, soulignant et appuyant le caractère monopoliste du parti Communiste, et son rapport avec les soviets et les autres partis.

Si les soviets ne sont pas dirigés par ce parti, ce ne sont pas les soviets d'une dictature révolutionnaire, mais ceux de quelque chose de tout à fait instable ; ce sont des soviets qui à la longue peuvent y compris finir par tendre vers la contre-révolution. Rappelons-nous les paroles de Trotsky se référant aux soviets kérenskistes : "C'est dans le caractère démocratique de cette coalition des ouvriers, des paysans et des soldats exerçant un demi-pouvoir, que résidait l'instabilité des Soviets conciliateurs. Ces derniers devaient, ou bien voir leur rôle diminuer jusqu'à l'effacement complet, ou bien prendre véritablement le pouvoir en mains. Mais ils pouvaient le prendre non pas comme coalition des ouvriers et des paysans représentés par différents partis, mais comme dictature du prolétariat dirigé par un parti unique et entraînant à sa suite les masses rurales, à commencer par les couches semi-prolétariennes." (Trotsky, 1924) [5]. Et sous la dictature stalinienne, en 1930, il précisait : "Quelle est la base du régime de l'URSS  ? Récapitulons les éléments essentiels : a) le système soviétique comme forme étatique ; b) la dictature du prolétariat en tant que contenu de classe de cette forme étatique ; c) le rôle dirigeant du parti, entre les mains duquel se concentrent tous les éléments de la dictature ; d) le contenu économique de la dictature du prolétariat : nationalisation de la terre, des banques, des usines, des transports, etc., et le monopole du commerce extérieur ; e) le support militaire de la dictature : l'Armée Rouge."

"Tous ces éléments sont très étroitement combinés, et l'élimination de n'importe lequel d'entre eux peut provoquer l'écroulement de tout le système. Actuellement, le maillon le plus faible de la chaîne est indubitablement le Parti, pierre fondamentale du système." (Trotsky, 1930) [6]. C'est-à-dire que pour Trotsky et Lénine, le Parti Communiste était l'élément fondamental de la dictature du prolétariat en URSS. Nulle part les soviets ne sont signalés comme étant fondamentaux. Il est seulement signalé qu'il s'agit de la forme étatique, et que dans la combinaison d'institutions et de rapports de production qui caractérisent le régime de la dictature du prolétariat, la clef de voûte est le Parti Communiste.

Les deux catégories fondamentales et permanentes de tout processus révolutionnaire (sous la dictature du prolétariat comme sous la domination de la bourgeoisie) sont d'un côté, la classe ouvrière, ses alliés et leurs mobilisations ; et de l'autre, le parti Marxiste-Révolutionnaire. Qu'ils existent en permanence ne veut pas dire que leur degré de développement soit toujours optimum ; il peut par exemple se produire une grande mobilisation, avec un parti encore incapable de la diriger. Mais ce sont les seules constantes. Au contraire, les syndicats, comités d'usine, commissions ouvrières, soviets, etc, apparaissent et disparaissent selon les pays et les étapes de la lutte de classes. Les éléments fondamentaux, parti et mobilisation, établissent des médiations à travers différentes organisations. La fameuse analogie de Trotsky sur les engrenages des roues dentées ne sert pas seulement pour avant la prise du pouvoir, mais aussi pour après la prise du pouvoir. Il y dit que le rapport qui s'établit entre le parti et les masses n'est pas direct, mais qu'il s'établit à travers des organisations distinctes du parti, plus larges, massives et intermédiaires (comme les soviets, le comité d'usine ou le syndicat). Et la forme soviétique, malgré ses immenses avantages, bien qu'étant la formule organisationnelle la plus dynamique et la plus large pour le mouvement des masses en lutte, très supérieure au syndicat et au comité d'usine, n'est rien de plus qu'un engrenage privilégié de ce mouvement, mais en fin de compte un engrenage. "Les conseils représentent une forme organisationnelle, et seulement une forme... (souligné dans l'original), tandis qu'avec le parti révolutionnaire, "il se produit tout le contraire..., ce n'est en aucune manière une forme" (Trotsky, 1935) [7]. Dit d'une autre manière, ce sont les travailleurs mobilisés d'une manière révolutionnaire et leurs organisations de masse qui font la révolution, mais le parti révolutionnaire occupe le pouvoir et la direction. Une fois au pouvoir, le Parti utilise les engrenages organisationnels les mieux adaptés à chaque étape de la lutte de classes, - sans faire un fétiche d'aucun d'entre eux  -, que ce soient des soviets, des comités d'usine, des comités d'ouvriers sans parti, des armées rouges, des syndicats ; il fera ce qu'ont fait Lénine et Trotsky lors des premières années de la Révolution d'octobre pour faciliter et organiser la mobilisation permanente des masses russes.


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