1978

"Le titre du livre synthétise ma position : à la place de la démocratie socialiste et de la dictature du prolétariat du SU, je suis revenu aux sources, ai tenté de faire revivre la vieille formule marxiste, tant de fois reprise par Trotsky, de dictature révolutionnaire. Dit d'une autre manière, une dictature pour développer la révolution, et non pour produire de la "démocratie socialiste" immédiatement."


Nahuel Moreno

La dictature révolutionnaire du prolétariat


IV. Qui prend le pouvoir et pourquoi faire ?


4. Le rôle du Parti dans la révolution et la dictature ouvrière.

Nous disons que le SU minimise l'importance du facteur subjectif. Trotsky a traité ce thème de manière extensive et nous a appris que c'est ce qui distingue tous les courants opportunistes. "L'opportunisme, qui vit consciemment ou inconsciemment sous le joug de l'époque passée, est toujours enclin à sous-estimer le rôle du facteur subjectif, c'est-à-dire l'importance du parti et de la direction révolutionnaire. Cela s'est manifesté pleinement lors des discussions sur les leçons de l'Octobre allemand, sur le Comité anglo-russe et la révolution chinoise. Dans ces occasions, comme dans d'autres moins importantes, la tendance opportuniste est intervenue suivant une ligne qui comptait trop directement sur les "masses", en négligeant les problèmes du "sommet" de la direction révolutionnaire. Sur le plan théorique général, cette façon de procéder est fausse et à l'époque impérialiste apparaît comme funeste ". (Trotsky, 1928) [8]. Il le considéra également comme une des racines essentielles de l'anarchisme : "L'incohérence et, en dernière instance, le caractère réactionnaire de tous les types d'anarchisme et d'anarcho-syndicalisme, provient précisément de l'incompréhension de l'importance du parti révolutionnaire, spécialement dans la phase supérieure de la lutte de classes, à l'époque de la dictature du prolétariat." (Trotsky, 1931) [9].

Et sur ce point effectivement, le SU tombe dans l'opportunisme, le révisionnisme, l'anarchisme, l'ultra-gauchisme, la seule conception dans laquelle il ne tombe pas étant la conception trotskyste. Notre "religion" si tant est que nous en ayons une, est le rôle fondamental que jouent les partis dans l'étape de transition, avant et après la prise du pouvoir. Le SU la remplace maintenant par celle des soviets. Mais "si le parti se séparait (était exclu) du système soviétique, celui-ci ne tarderait pas à s'écrouler" (Trotsky, 1930) [10]. Comment le SU peut-il faire en sorte de ne pas même mentionner que c'est le parti qui dirige la révolution ? Un prochain document devra dire clairement s'ils ont ou non abandonné leur fervente conviction de la validité en tous temps et tous lieux de cette explication de Trotsky : "Une chaudière à vapeur, même si l'on s'en sert mal, peut rendre de grands services longtemps.

Par contre, le manomètre est un instrument très délicat que n'importe quel choc peut rapidement détruire. Avec un manomètre inutilisable, la meilleure chaudière peut exploser. Même si le parti était un instrument d'orientation comme le manomètre ou la boussole d'un navire, son mauvais fonctionnement occasionnerait de grandes difficultés. Mais il est plus que cela, le parti est la partie la plus importante du mécanisme gouvernemental. La chaudière soviétique mise en marche par la révolution d'octobre est capable de réaliser un travail gigantesque, même avec de mauvais mécaniciens. Mais le dysfonctionnement du manomètre expose constamment toute la machine au danger de l'explosion." (1931) [11].

Mais pour des raisons objectives et donc étrangères à la volonté des marxistes, la classe ouvrière dans sa totalité ne peut faire la révolution et exercer le pouvoir immédiatement après l'avoir pris. Trotsky est tout à fait clair à ce sujet : "La révolution est directement "faite" par une minorité (souligné dans l'original). Cependant le succès de la révolution n'est possible que si cette minorité trouve un appui plus ou moins grand, ou au moins une neutralité amicale de la part de la majorité. La succession des divers stades de la révolution, de même que le passage de la révolution à la contre-révolution sont directement déterminés par les relations politiques changeantes entre minorité et majorité, entre avant-garde et classe." (Trotsky, 1938) [12]. On peut se lamenter autant que l'on veut, mais c'est la réalité de la lutte de classes contemporaine. C'est là la différence la plus importante entre les révolutions et dictatures bourgeoises d'une part, et prolétariennes de l'autre.

Quand la bourgeoisie parvint au pouvoir, elle était de fait la classe dominante dans les domaines économique et culturel. C'est pourquoi elle n'eut pas besoin de partis politiques pour parvenir au pouvoir, puisqu'elle s'appuya sur le parlement, l'université, et sa capacité à contrôler l'économie. Bien plus encore, elle réussit à faire passer de son côté des secteurs du clergé et de la noblesse, et à utiliser la mobilisation des masses plébéiennes en sa faveur, embourgeoisant certains de leurs secteurs. Tout contribuait à consolider sa suprématie économique et culturelle, et à la faire passer au domaine de l'état et de la politique.

Pendant des siècles, ce processus de consolidation se poursuivit parallèlement à l'affaiblissement de son ennemi, le féodalisme. C'est ainsi que cette classe acquit son homogénéité, sa force et la conscience de ses intérêts. C'est le contraire qui se produit pour la classe ouvrière. A mesure que passent les années elle n'augmente pas sa domination économique et culturelle. Le système monopoliste et impérialiste, pénétrant la classe ouvrière par ses pores, la corromp, l'aristocratise et l'incorpore, avec ses directions traditionnelles, aux institutions bourgeoises. Ce venin pénètre par l'éducation, la presse écrite, la radio, la télévision.

Ce qu'a obtenu la bourgeoisie - le pouvoir effectif avant le gouvernement  - est inaccessible pour la classe ouvrière. Le capitalisme tente d'empêcher qu'elle soit toujours plus révolutionnaire, consciente d'elle-même, de sa place dans la société. L'impérialisme est parvenu à empêcher le développement de cette conscience.

Ce processus, qui voit le capitalisme ne pas réaliser les objectifs qu'il désire atteindre, est hautement contradictoire, parce qu'il y a d'autre part la classe ouvrière avec ses mobilisations et le parti qui s'efforce de développer la conscience révolutionnaire. Autrement, la révolution ouvrière ne serait pas possible. Les contradictions capitalistes et impérialistes au niveau mondial font que les travailleurs se mobilisent de manière révolutionnaire contre les exploiteurs, à des moments et dans des pays déterminés. Mais l'apparition d'une situation révolutionnaire dans un pays reste exceptionnelle. Quand cela se produit, c'est sous le coup d'implacables nécessités objectives, et non d'un processus de maturation évolutif de la conscience et de l'organisation de la classe. Contre la vision gorterienne de la réalité, qui "... dépeint la situation comme si le moment du commencement de la révolution dépendait exclusivement du degré de clairvoyance du prolétariat, et non de toute une série de facteurs : nationaux, internationaux, économiques et politiques et, particulièrement, des effets des privations sur les secteurs les plus appauvris des masses", nous nous permettons de paraphraser Trotsky en disant "... avec la permission" des camarades de la majorité du SU, que "les privations des masses restent le plus puissant ressort de la révolution prolétarienne". (Trotsky, 1920) [13]. Malgré ces crises, la classe ouvrière reste très inférieure à la bourgeoisie quant à son niveau culturel et, principalement, sa conscience. Rien ne le reflète mieux que l'existence de très forts partis réformistes, et le soutien du prolétariat au parti démocrate nord-américain. Ce processus contradictoire se manifeste dans les rapports entre les partis révolutionnaires, réformistes et bourgeois.

En fonction de tout ce qui précède, le prolétariat ne peut prendre le pouvoir à travers les seules organisations ou institutions qui le regroupent dans son ensemble, ce qui revient au même que de dire tout le prolétariat. C'est une classe qui est et continuera à être divisée en secteurs antagoniques pendant la prise du pouvoir et même sous la dictature du prolétariat. Il y aura une minorité consciente du projet révolutionnaire, d'autres seront neutres, et d'autres encore resteront prisonniers de l'idéologie bourgeoise ou réformiste, et seront donc contre-révolutionnaires.

L'unité, le pouvoir et la prédominance de la bourgeoisie avant qu'elle prenne le pouvoir, la classe ouvrière y parviendra, mais après avoir pris le pouvoir. Au fur et à mesure qu'on s'approche du moment de la révolution ouvrière, de la prise du pouvoir et de la dictature, la classe prolétarienne et ses partis se verront soumis à de terribles contradictions et divisions politico-organisationnelles, comme conséquence du très grand poids, dans leurs rangs, de l'idéologie bourgeoise.

Seul le parti qui parvient à diriger la classe ouvrière peut suppléer à ces graves carences. Tous les désavantages du prolétariat face à la bourgeoisie sont compensés quand surgit une minorité consciente, organisée dans un parti d'acier qui dirige le procès révolutionnaire en combattant les secteurs ouvriers opposés à la révolution, et en gagnant le soutien ou la neutralité de la majorité. La classe ouvrière peut compenser ses désavantages face à la bourgeoisie si elle parvient à un grand développement du facteur conscient, subjectif, c'est-à-dire si son avant-garde construit un parti marxiste-révolutionnaire fort et solide. Parce que le parti est "l'arme politique suprême" qui incorpore "les potentialités et l'avenir de la révolution". (Trotsky, 1930) [14].

Toutes les révolutions et dictatures prolétariennes triomphantes de ce siècle ont été des révolutions et des dictatures d'un parti ; jamais des syndicats, des soviets, des comités d'usine ou de paysans. C'est à dire qu'elles n'ont jamais été des dictatures de tous les ouvriers et tous les travailleurs, mais toujours d'une minorité dotée d'une organisation stricte et qui obtint le soutien ou la neutralité plus ou moins actifs de la majorité.

C'est ce que Trotsky explique magistralement : "La conscience, la préparation et la méthode ont joué dans les révolutions bourgeoises un rôle bien moindre que celui qu'elles sont appelés à jouer et jouent déjà dans la révolution du prolétariat. La force motrice de la révolution bourgeoise était également la masse, mais bien moins consciente et organisée qu'aujourd'hui. Sa direction était entre les mains des différentes fractions de la bourgeoisie, qui disposait de la richesse, de l'instruction et de l'organisation (municipalités, universités, presse, etc.) La monarchie bureaucratique se défendait empiriquement, oeuvrait au hasard. La bourgeoisie choisit le moment propice pour faire peser tout son poids social dans le plateau de la balance, et s'approprier le pouvoir, exploitant le mouvement des masses populaires. "Mais dans la révolution prolétarienne, le prolétariat est non seulement la principale force combative, mais aussi, dans la personne de son avant-garde, la force dirigeante. Seul le parti du prolétariat peut, dans la révolution prolétarienne, jouer le rôle que jouaient, dans la révolution bourgeoise, la puissance de la bourgeoisie, son instruction, ses municipalités et ses universités. Son rôle est d'autant plus grand que la conscience de classe de son ennemi s'est formidablement accrue". (Trotsky, 1924) [15].


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