1931

Manifeste du groupe des surréalistes en 1931

peret
breton

Benjamin Péret, André Breton, etc...

« Ne visitez pas l’Exposition coloniale »

1931

 

A la veille du 1er mai 1931 et à l’avant-veille de l’inauguration de l’Exposition coloniale, l’étudiant indo-chinois Tao est enlevé par la police française. Chiappe [préfet de police de 1927 à 1934], pour l’atteindre, utilise le faux et la lettre anonyme. On apprend, au bout du temps nécessaire à parer à toute agitation, que cette arrestation, donnée pour préventive, n’est que le prélude d’un refoulement sur l’Indo-Chine (*). Le crime de Tao ? Etre membre du Parti communiste, lequel n’est aucunement un parti illégal en France, et s’être permis jadis de manifester devant l’Elysée contre l’exécution de quarante Annamites.

L’opinion mondiale s’est émue en vain du sort des deux condamnés à mort Sacco et Vanzetti. Tao, livré à l’arbitraire de la justice militaire et de la justice des mandarins, nous n’avons plus aucune garantie pour sa vie. Ce joli lever de rideau était bien celui qu’il fallait, en 1931, à l’Exposition de Vincennes.

« Carnaval de squelettes »

L’idée du brigandage colonial (le mot était brillant et à peine assez fort), cette idée qui date du XIXe siècle est de celles qui n’ont pas fait leur chemin. On s’est servi de l’argent qu’on avait en trop pour envoyer en Afrique, en Asie, des navires, des pelles, des pioches, grâce auxquels il y a enfin, là-bas, de quoi travailler pour un salaire, et cet argent, on le représente volontiers comme un don fait aux indigènes. Il est donc naturel, prétend-on, que le travail de ces millions de nouveaux esclaves nous ait donné les monceaux d’or qui sont en réserve dans les caves de la Banque de France. Mais que le travail forcé – ou libre – préside à cet échange monstrueux, que des hommes dont les mœurs, ce que nous essayons d’en apprendre à travers des témoignages rarement désintéressés, des hommes qu’il est permis de tenir pour moins pervertis que nous et c’est peu dire, peut-être pour éclairés comme nous ne le sommes plus sur les fins véritables de l’espèce humaine, du savoir, de l’amour et du bonheur humains, que ces hommes dont nous distingue ne serait-ce que notre qualité de blancs, nous qui disons hommes de couleur, nous hommes sans couleur, aient été tenus, par la seule puissance de la métallurgie européenne, en 1914, de se faire crever la peau pour un très bas monument funéraire collectif – c’était d’ailleurs, si nous ne nous trompons pas, une idée française, cela répondait à un calcul français – voilà qui nous permet d’inaugurer, nous aussi, à notre manière, l’Exposition coloniale, et de tenir tous les zélateurs de cette entreprise pour des rapaces. Les Lyautey, les Dumesnil, les Doumer qui tiennent le haut du pavé aujourd’hui dans cette même France du Moulin-Rouge n’en sont plus à un carnaval de squelettes près. On a pu lire il y a quelques jours, dans Paris, une affiche non lacérée dans laquelle Jacques Doriot était présenté comme le responsable des massacres d’Indo-Chine. Non lacérée.

Le dogme de l’intégrité du territoire national, invoqué pour donner à ces massacres une justification morale, est basé sur un jeu de mots insuffisant pour faire oublier qu’il n’est pas de semaine où l’on ne tue, aux colonies. La présence sur l’estrade inaugurale de l’Exposition coloniale du président de la République, de l’empereur d’Annam, du cardinal archevêque de Paris et de plusieurs gouverneurs et soudards, en face du pavillon des missionnaires, de ceux de Citroën et Renault, exprime clairement la complicité de la bourgeoisie tout entière dans la naissance d’un concept nouveau et particulièrement intolérable : la « Grande France ». C’est pour implanter ce concept-escroquerie que l’on a bâti les pavillons de l’Exposition de Vincennes. Il s’agit de donner aux citoyens de la métropole la conscience de propriétaires qu’il leur faudra pour entendre sans broncher l’écho des fusillades lointaines. Il s’agit d’annexer au fin paysage de France, déjà très relevé avant-guerre par une chanson sur la cabane-bambou, une perspective de minarets et de pagodes.

« Les peuples coloniaux, alliés du prolétariat mondial »

A propos, on n’a pas oublié la belle affiche de recrutement de l’armée coloniale : une vie facile, des négresses à gros nénés, le sous-officier très élégant dans son complet de toile se promène en pousse-pousse, traîné par l’homme du pays – l’aventure, l’avancement.

Rien n’est d’ailleurs épargné pour la publicité : un souverain indigène en personne viendra battre la grosse caisse à la porte de ces palais en carton-pâte. La foire est internationale, et voilà comment le fait colonial, fait européen comme disait le discours d’ouverture, devient fait acquis.

N’en déplaise au scandaleux Parti socialiste et à la jésuitique Ligue des droits de l’homme, il serait un peu fort que nous distinguions entre la bonne et la mauvaise façon de coloniser. Les pionniers de la défense nationale en régime capitaliste, l’immonde Boncour en tête, peuvent être fiers du Luna-Park de Vincennes. Tous ceux qui se refusent à être jamais les défenseurs des patries bourgeoises sauront opposer à leur goût des fêtes et de l’exploitation l’attitude de Lénine qui, le premier au début de ce siècle, a reconnu dans les peuples coloniaux les alliés du prolétariat mondial.

Aux discours et aux exécutions capitales, répondez en exigeant l’évacuation immédiate des colonies et la mise en accusation des généraux et des fonctionnaires responsables des massacres d’Annam, du Liban, du Maroc et de l’Afrique centrale.

Signataires : André Breton, Paul Eluard, Benjamin Péret, Georges Sadoul, Pierre Unik, André Thirion, René Crevel, Aragon, René Char, Maxime Alexandre, Yves Tanguy, Georges Malkine.

(*) Nous avons cru devoir refuser, pour ce manifeste, les signatures de nos camarades étrangers.