1920

Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste.
Les souvenirs des années de formation du communisme par l'un de ceux qui le firent.


Moscou sous Lénine
1920

Alfred Rosmer

XV : Trotsky prononce le discours-manifeste de cloture

Le congrès s’acheva avec la même solennité qui avait marqué ses débuts. La scène était cette fois à Moscou ; pour son ultime séance, le congrès se réunissait au Grand-Théâtre. Les délégués s’étaient massés sur la scène. Une longue table la barrait entièrement, derrière laquelle se tenaient Zinoviev et les membres du Comité exécutif. La vaste salle était bondée d’une foule joyeuse et attentive : militants du Parti, des syndicats, des soviets. La réunion était enfin pour eux. Au Kremlin, les discussions avaient toujours lieu en allemand, en anglais, en français ; il était temps qu’on parlât russe. Le discours fut prononcé par Trotsky. C’était le manifeste du congrès, mais un manifeste d’un caractère différent de ce qu’on entend habituellement par ce terme. Il était divisé en cinq grandes parties. Trotsky décrivait d’abord la situation générale du monde, les relations internationales après le traité de Versailles ; un sombre tableau mais tel que les innombrables victimes de la guerre commençaient à le voir. Puis il passait à la situation économique. Appauvrissement et désorganisation générale de la production à laquelle on tente de remédier par un recours à l’intervention de l’Etat. Mais, en fait, les interventions de l’Etat dans l’économie ne font que rivaliser avec l’activité pernicieuse des spéculateurs en aggravant le chaos de l’économie capitaliste à l’époque de son déclin. Dans cette période de déclin, la bourgeoisie a complètement abandonné l’idée de se concilier le prolétariat par les réformes. Il n’est plus une seule grande question qui soit tranchée par le vote populaire. Toute la machinerie étatique retourne de plus en plus clairement vers sa forme primitive : des détachements d’hommes armés. Il faut abattre l’impérialisme pour permettre à l’humanité de vivre.

En face de ce régime agonisant, la Russie soviétique, elle, a montré comment l’Etat ouvrier est capable de concilier les exigences nationales et les exigences de la vie économique, en dépouillant les premières de leur chauvinisme, en libérant les secondes de l’impérialisme.

Sur le fond de ce large exposé, Trotsky résumait alors les débats et expliquait les décisions, concluant par ces mots :

“ Dans toute son activité, soit comme leader d’une grève révolutionnaire, soit comme organisateur de groupes clandestins, soit comme secrétaire de syndicat, député, agitateur, coopérateur, ou combattant sur la barricade, le communiste reste toujours fidèle à lui-même, membre discipliné de son parti, ennemi implacable de la société capitaliste, de son régime économique, de son Etat, de ses mensonges démocratiques, de sa religion et de sa morale. Il est un soldat dévoué de la révolution prolétarienne et l’annonciateur infatigable de la société nouvelle. Ouvriers et ouvrières ! Sur cette terre il n’y a qu’un drapeau sous lequel il soit digne de vivre et de mourir, c’est le drapeau de l’Internationale communiste. ”

L’homme, ses paroles, la foule qui l’écoutait, tout contribuait à conférer à cette ultime séance du congrès une grandeur émouvante. Le discours avait duré un peu plus d’une heure. Trotsky l’avait prononcé sans notes ; c’était merveille de voir comment l’orateur organisait ce vaste sujet, l’animait par la clarté et la puissance de sa pensée, et d’observer sur les visages l’attention passionnée avec laquelle on suivait sa parole. Parijanine - un Français qui vivait depuis une douzaine d’années en Russie - vint à moi ; il était en proie à une vive émotion : “ Pourvu que ce soit bien traduit ! ” me dit-il, exprimant ainsi bien plus que le souci d’une traduction fidèle : la crainte que quelque chose de cette grandeur ne fût perdu.


Le Comité exécutif se réunit dès le lendemain du congrès. Il devait examiner les conséquences pratiques des décisions et résolutions adoptées, prendre les mesures touchant leur application. Le premier point de son ordre du jour était la désignation du président et du secrétaire. La réélection de Zinoviev à la présidence ne faisait pas question mais il en allait tout autrement pour le secrétariat : la délégation russe demandait l’élimination de Radek. La première secrétaire de l’Internationale communiste avait été Angelica Balabanov ; Radek l’avait remplacée au début de 1920 ; il n’avait donc occupé ce poste que pendant peu de temps. Cependant sa candidature, qu’il maintenait, était défendue par quelques délégués, notamment par Serrati. Une discussion s’engagea ; elle fut assez brève car elle ne faisait que répéter un débat qui avait eu lieu au Comité exécutif quelques jours avant la réunion du congrès.

C’était une affaire importante, capitale, car la question qui s’était trouvée inopinément posée était celle-ci : avec qui faire l’Internationale communiste ? Avec quels partis ? Quels groupes ? Quelles tendances révolutionnaires ? Qui admettre et qui repousser ? Seuls les partis socialistes qui votaient l’adhésion tout en conservant dans leur sein des adversaires de l’Internationale communiste ? Ou seuls les nouveaux groupements qui s’étaient formés pendant la guerre sur les bases mêmes de l’adhésion à la 3e Internationale ? Le Parti communiste russe avait adopté une solution intermédiaire : ses thèses sur l’admission à l’Internationale communiste comportant 21 conditions devaient être à la fois une garantie contre les opportunistes, une barrière leur en interdisant l’entrée, et elles devaient faciliter la sélection indispensable parmi les membres des vieux partis socialistes.

Or, à la surprise générale, Radek avait évoqué une question qu’on croyait tranchée et il avait pris nettement position contre la décision du Parti communiste russe : le congrès va se réunir, dit-il, qui peut y participer ? Certainement pas ces nouvelles organisations qui, bien que constituées sur la base de l’adhésion à la 3e Internationale, comprennent surtout des syndicalistes et des anarchistes, mais uniquement les délégués des partis, socialistes ou communistes, qui ont seuls qualité pour désigner des délégués. Serrati et Paul Levi aussitôt l’appuyèrent ; l’opération avait sans doute été préparée ; le Parti socialiste italien et le Parti communiste allemand étaient, en dehors du Parti communiste russe, les deux partis importants de l’Internationale. Radek pouvait penser que leur intervention en sa faveur serait décisive. Mais il avait fait un mauvais calcul. Boukharine lui rappela la position prise par le Comité central du Parti communiste russe, le texte des appels lancés par l’Internationale communiste aux ouvriers de tous les pays. Avec les opportunistes, dit-il en substance, nous n’avons rien de commun ; avec les révolutionnaires sincères et éprouvés qui ont voté l’adhésion à la 3e Internationale, nous voulons discuter amicalement ; nous avons nous-mêmes fait les révisions de notre programme devenues nécessaires ; nous nous sommes défaits, selon l’expression de Lénine, de notre linge sale social-démocrate pour construire le communisme sur une nouvelle base ; nous voulons poursuivre nos efforts pour amener les syndicalistes et les anarchistes à faire pour leur compte l’opération qui leur permettra de nous rejoindre dans les nouveaux partis communistes en formation. Boukharine avait conclu en disant ne pouvoir comprendre pourquoi Radek avait remis en question les décisions prises par le Parti communiste russe et par l’Internationale. “ Que font ici les délégués anglais des Shop Stewards et des Workers’ Committees ? Que fait Pestaña ? Que fait Rosmer ? Pourquoi les avoir appelés si on était résolu à fermer devant eux les portes du congrès ? ” C’était si évident que Radek ne put trouver d’autres recrues pour sa manœuvre de dernière heure : il resta avec Levi et Serrati. J’ai parlé d’eux ailleurs ; ce que j’en ai dit explique leur attitude surtout en ce qui concerne Paul Levi ; il détestait en bloc les anarchistes et les syndicalistes, éléments d’une “ opposition ” qui ne cessait de le hanter ; les mobiles de Serrati étaient différents ; il trouvait inadmissible que l’Internationale accueillît cordialement les groupements syndicalistes et anarchistes alors qu’elle ne cessait de formuler des exigences diverses à l’égard d’un imposant parti comme le sien.

On en était resté là à cette séance du comité exécutif, mais il y avait, bien entendu, une conclusion à tirer de ce débat, et la conclusion, c’était, selon la délégation russe à l’Internationale communiste, l’élimination de Radek du secrétariat ; les débats n’avaient fait que souligner son inévitabilité. Elle ne fut cependant pas adoptée tout de suite. Pour remplacer Radek, la délégation proposait un communiste russe, Kobiétsky. Nous ne le connaissions pas ; John Reed qui ne le connaissait pas davantage, demanda cependant qu’on ajournât la décision ; il avait reçu, disait-il, des informations qu’il fallait vérifier ; il y aurait, dans le passé politique de Kobiétsky, des compromissions qui le rendaient indésirable, surtout à un poste de cette importance. Il n’était pas difficile de voir d’où John Reed avait reçu ces informations. Radek se cramponnait. Mais Zinoviev fit remarquer que la présentation par la délégation russe était une garantie, et l’affaire fut réglée. Après l’expérience de Radek au secrétariat, le choix d’un homme moins brillant mais plus sûr s’imposait.

Une autre décision importante fut prise ce même jour. Sur l’initiative de la délégation russe, on demanda à chaque délégation de désigner un représentant qui demeurerait à Moscou, participerait directement aux travaux de l’Internationale communiste ; une liaison permanente serait ainsi réalisée, assurant une bonne information réciproque entre l’Internationale communiste et ses sections. Pour moi, cette décision était la bienvenue. Je m’étais mis en route non pour aller à un congrès, mais pour étudier sur place la Révolution bolchéviste et le régime soviétique qu’elle avait instauré - ce que le congrès ne m’avait guère permis de faire ; j’en aurais désormais la possibilité. En outre, je désirais vivement suivre le travail du Conseil international provisoire des syndicats rouges ; c’était là où je me sentais le plus à l’aise et où j’étais sûr de faire un travail utile. La tactique défendue énergiquement par Lénine contre les “ gauches ” dans la Maladie infantile et approuvée par la majorité du congrès pouvait paraître contradictoire ; on demandait aux communistes, aux ouvriers révolutionnaires, de rester dans les syndicats réformistes, et, d’autre part, on s’acheminait ouvertement vers une Internationale syndicale rouge. Les leaders réformistes de la Fédération syndicale internationale d’Amsterdam ne manquaient pas de le dire ni même de le crier, et avec eux la presse bourgeoise ; nous étions dénoncés comme des scissionnistes.

Mais la contradiction n’était qu’apparente ; les scissionnistes n’étaient pas de notre côté ainsi que les événements ne tardèrent pas à le prouver ; il y eut bien scission mais elle fut provoquée par les chefs réformistes dès l’instant où ils sentirent la majorité leur échapper ; à aucun prix ils ne voulaient permettre à la masse des syndiqués de s’exprimer, de décider librement et conformément aux règles démocratiques quand ils craignaient de perdre la direction de l’organisation syndicale. Leurs tirades contre “ toutes les dictatures ”, pour la démocratie, n’étaient que des mots ; en fait ils étaient décidés à garder par tous les moyens les postes qu’ils n’avaient pu conserver ou acquérir qu’à la faveur de la guerre. J’ai déjà eu l’occasion de montrer à quel point Lénine s’était montré inflexible sur la tactique syndicale ; il fallait lutter et rester là où étaient les ouvriers, donc presque partout dans les syndicats réformistes puisque les chefs réformistes avaient réussi à en garder la direction malgré leur attitude pendant la guerre mondiale. Cependant là, comme dans les partis social-démocrates, des minorités plus ou moins nombreuses, mais partout importantes, bataillaient sous le drapeau de la 3e Internationale pour conquérir l’organisation en amenant la majorité des membres à se rallier aux conceptions qu’elles défendaient ouvertement.

Si notre activité ne se déroula pas toujours comme nous l’aurions voulu, les responsabilités furent de deux sortes. Il y eut, d’une part, au sein des minorités, des impatients et de soi-disant “ théoriciens ” qui voulaient avoir sans plus attendre une organisation syndicale à eux ; leur maladresse ou leur erreur ne firent que faciliter le jeu des réformistes qui se réjouissaient de trouver devant eux de tels adversaires ; d’autre part, à la direction de l’Internationale communiste on ne comprit pas toujours exactement en quoi consistait notre tâche ; on n’en saisissait pas l’importance ; toute l’attention se concentrait sur le développement des jeunes partis communistes. Cependant, si les chefs réformistes dans les syndicats étaient vulnérables, ce n’était qu’à la condition de porter les coups au bon endroit, car ils étaient plein d’astuce et de ruse ; c’est de leur côté qu’étaient le mensonge et la dissimulation ; or, on se bornait le plus souvent à leur décocher des injures, qu’ils avaient sans doute méritées mais qui étaient sans efficacité. À propos d’une réunion, à Londres, du Conseil général de l’Internationale syndicale d’Amsterdam, le Comité exécutif de l’Internationale communiste avait décidé de lancer un appel, conjointement avec le Conseil international provisoire, aux ouvriers de tous les pays et aux ouvriers britanniques en particulier. Nous avions été chargés, Zinoviev et moi, de préparer chacun de notre côté un projet qui servirait à établir le texte définitif. Mais nos deux projets étaient si dissemblables de forme et de fond qu’il ne restait plus qu’à adopter l’un ou l’autre. Tandis que je m’étais attaché à grouper les griefs des ouvriers en un ensemble qui pouvait impressionner et convaincre, rappelant l’activité passée des leaders d’Amsterdam, soulignant combien peu cette Fédération était internationale - le chauvinisme y sévissait à tel point que les nations adhérentes restaient classées en alliées et ennemies comme au temps de la guerre - Zinoviev se bornait à lancer une bordée d’injures, parfois d’assez mauvais goût, contre “ Messieurs les leaders jaunes ”, etc. Il fallait tout ignorer du mouvement ouvrier et des travailleurs britanniques pour s’imaginer un seul instant qu’un appel de ce genre pourrait nous gagner des adhérents, ou simplement des sympathies, faciliter la tâche des minorités révolutionnaires. Zinoviev proposa de tenter de fondre les deux textes, mais c’était impossible ; l’appel reproduisit exactement sa rédaction et j’étais bien fâché de devoir y mettre ma signature.

Mon travail à l’Internationale communiste était moins absorbant, bien que j’eusse été chargé d’y représenter la Belgique et la Suisse qui n’avaient pu laisser un permanent à Moscou. Je m’étais lié au cours du congrès avec leurs délégués dont les principaux étaient pour la Belgique, Van Overstraeten, sérieux, capable, un des fondateurs du Parti que la “ bolchévisation ” zinoviéviste de l’Internationale communiste éloigna du communisme dès 1927 ; pour la Suisse, Humbert-Droz qui trompa la confiance qu’on avait mise en lui ; pasteur à Londres au début de la guerre mondiale il y avait été persécuté pour son opposition à la guerre ; rentré en Suisse il avait contribué à rassembler les zimmerwaldiens, organisé la propagande en faveur de la 3e Internationale, dirigé une excellente revue ; contre toute attente il approuva, lui, non seulement la “ bolchévisation ”, mais le stalinisme tout entier, y compris les “ procès de Moscou ”. C’est seulement au cours de la 2e guerre mondiale qu’il devait se séparer d’un parti devenu entièrement différent de celui qu’il avait contribué à créer.


Comme toutes les institutions soviétiques, syndicales et politiques, la 3e Internationale avait une maison de repos pour ses travailleurs. C’était un assez vaste domaine - l’ancienne propriété du grand-duc Serge, gouverneur de Moscou - situé à Ilinskoïé, à vingt verstes de la ville, sur la route de Klin. Le bâtiment principal était imposant par ses dimensions mais banal ; d’autres, plus petits, étaient disséminés dans le parc. Les travaux du congrès et les longues discussions avaient épuisé les délégués ; ceux qui restaient à Moscou allèrent se reposer à Ilinskoïé. J’y fis un court séjour qui me permit de faire des constatations intéressantes. D’abord le contraste entre le dehors et le dedans ; les installations intérieures étaient simples même pauvres ; tout avait été pris pour la guerre ; la literie se réduisait à une paillasse étendue sur des planches et le menu était comme d’ordinaire d’une extrême sobriété. Mais quelle atmosphère cordiale et plaisante ! Tout y contribuait ; c’était l’été et comme pour économiser la lumière, on avait appliqué une double “ heure d’été ”, les agréables soirées se prolongeaient. Après le dîner du soir on se rassemblait dans le bâtiment principal ; l’imagination, la fantaisie, les dons artistiques si communs chez les Russes leur permettaient d’improviser les divertissements les plus ingénieux. Et il y avait par-dessus tout les chants, ces incomparables chants populaires russes qui, venant des villages voisins, s’élevaient dans la nuit.

Un matin, je trouvai M. que je n’avais plus revu depuis mon arrivée en terre soviétique, depuis ce voyage de Iambourg à Petrograd au cours duquel il s’était efforcé de me persuader qu’il convenait d’utiliser la tribune parlementaire pour la propagande communiste. Sa femme vint bientôt nous rejoindre. Seconde de Kollontaï à la section du travail parmi les femmes, elle était donc un personnage important dans la “ hiérarchie ” soviétique (personne, bien entendu, ne se serait avisé alors d’employer pareil terme ; il a fallu le fascisme de Mussolini pour l’implanter et le stalinisme pour le recueillir). Mais elle n’était pas disposée pour autant à trouver que tout était pour le mieux dans la République des soviets ; bien au contraire, elle critiquait beaucoup et sans ménagement : une rouspéteuse qui avait son franc-parler. La chose ne doit étonner qu’à distance ; on pouvait alors parler librement : nulle gêne, une camaraderie parfaite. Durant mon séjour à Moscou, je revis souvent M. et sa femme ; ils avaient une chambre à l’hôtel Métropole, et si tard qu’on rentrât dans la nuit, revenant d’une réunion et parfois du théâtre on apercevait toujours de la lumière à leur fenêtre, et on était assuré de recevoir d’eux un verre de thé - quoique léger - et parfois un bonbon pour le sucrer, mais toujours une âpre dénonciation des insuffisances du régime : une maison à ne pas fréquenter pour un communiste vacillant, mais ceux d’alors étaient bien trempés.


Un coup de téléphone de Trotsky m’avisa qu’il venait de recevoir la traduction française du manifeste du congrès ; cela faisait la matière d’une forte brochure qu’on devait publier simultanément à Petrograd et à Paris. La traduction lui paraissait fidèle ; cependant il aimerait la revoir avec moi. La révision prit plusieurs soirées ; ces jours-là au lieu de retourner travailler à son secrétariat après dîner, il restait au Kremlin. Ce fut pour moi l’occasion de reprendre mon interrogatoire, portant maintenant plus précisément sur plusieurs sujets que je voulais approfondir, et naturellement sur le congrès lui-même. Je le questionnai aussi sur les hommes ; j’en connaissais très bien quelques-uns mais de beaucoup d’autres je ne savais que le nom. De ceux-là il me faisait des biographies que je trouvais toujours flattées quand il m’était donné de les vérifier ; il connaissait bien tous ceux avec lesquels il travaillait, au Comité central du Parti et dans les institutions soviétiques. S’il en était plusieurs qu’il n’aimait pas et qu’il jugeait sévèrement ce n’était jamais pour des raisons personnelles mais parce qu’ils étaient inférieurs à leur tâche ou s’en acquittaient mal ; il n’y avait jamais rien de mesquin dans ses remarques. “ N’avez-vous jamais eu de grave inquiétude sur l’issue au cours de la longue guerre civile ? ” lui demandai-je un jour. “ Quel moment a été le plus dur ? ” - Brest-Litovsk, dit-il, tout de suite, répondant d’abord à la deuxième question. Le Parti était profondément troublé, agité. Lénine était presque seul au début pour accepter de signer le traité sans discussion. On pouvait craindre une scission, des luttes intestines acharnées qui, dans l’état où était alors la Russie soviétique auraient eu des conséquences funestes pour notre Révolution... La guerre civile présenta des dangers d’une autre sorte ; quand nous nous trouvâmes pressés simultanément à l’Est, à l’Ouest et au Sud, quand Denikine menaça Toula, il est certain qu’on ne pouvait s’empêcher de se demander avec angoisse si notre armée rouge n’allait pas succomber sous ce triple assaut. Pour ma part la confiance ne m’abandonna jamais. J’étais, pour apprécier la situation, dans des conditions particulièrement favorables : je savais exactement ce qu’on pouvait demander à notre armée, et grâce à mes voyages incessants au front et à travers le pays, je savais aussi ce que représentaient les armées de la contre-révolution ; elles étaient mieux équipées que les nôtres : Ioudénitch disposa même de tanks dans son attaque sur Petrograd ; mais je connaissais leur faiblesse fondamentale : derrière elles, les paysans apercevaient les propriétaires des terres dont ils s’étaient emparées. Même ceux qui n’avaient pas trop de sympathie pour nous devenaient alors des alliés sur qui nous pouvions compter. ”


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