1922

Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste.
Les souvenirs des années de formation du communisme par l'un de ceux qui le firent.


Moscou sous Lénine
1922

Alfred Rosmer

VI : V° anniversaire de la Révolution d’Octobre - IV° Congrès de l’Internationale communiste

Selon la règle adoptée par l’Internationale communiste - un congrès chaque année - le 4e Congrès aurait dû être convoqué en juillet. On le retarda de quelques mois pour le faire coïncider avec le Ve anniversaire de la Révolution d’Octobre. Il se tint à Moscou du 9 novembre au 15 décembre 1922. Mais, pour ce cinquième anniversaire, le Congrès se transporta encore une fois à Pétrograd où le nouveau régime avait été proclamé. La séance inaugurale eut lieu le 5 novembre, à neuf heures du soir, à la Maison du Peuple. Zinoviev passa en revue les événements des cinq années écoulées. Le 7 novembre des réunions furent organisées dans tous les quartiers de la ville ; il y en eut plus de deux cents. Je fus désigné pour aller à Cronstadt avec Losovsky. On nous conduisit d’abord au Club de la Marine ; on y voyait encore des objets variés rappelant l’alliance franco-russe - des “ marins de Cronstadt ” avaient été amenés de Toulon à Paris lors d’une visite de la flotte russe à l’alliée dans le but d’exciter l’enthousiasme populaire pour une alliance qui ne l’était guère. Nous avions là un thème tout trouvé pour nos discours : hier, alliance des gouvernements pour la guerre ; aujourd’hui, alliance des prolétariats pour libérer le monde. Si les douloureux événements de l’an passé avaient laissé du ressentiment dans les cœurs, notre brève visite ne nous permit pas de le vérifier ; nous pûmes seulement constater que les auditoires des réunions étaient très vibrants.

Nous rentrâmes à Petrograd tard dans la soirée. La journée avait été fatigante et, arrivés à l’hôtel, nous ne pensions qu’à nous reposer. Mais c’était la fête nationale. Une cérémonie d’anniversaire se déroulait à l’étage supérieur, dans la salle d’apparat. Un redoutable orchestre y sévissait, bruyant et banal ; nous étions mal préparés pour ces sortes de réjouissances et, après avoir participé décemment au banquet, nous fûmes contents de nous échapper.

Ces réceptions et banquets étaient toujours un sérieux problème pour les communistes russes, surtout quand il s’agissait de recevoir des délégués étrangers. Fallait-il les mettre au régime de la Russie soviétique ou les traiter selon la traditionnelle hospitalité russe ? La question s’était posée pour la première fois au printemps de 1920, quand une importante délégation travailliste et trade-unioniste annonça sa visite. Le Comité central délibéra sur la question de savoir si le menu comprendrait du vin... Une fois cependant nous eûmes le festin traditionnel. Le Comité exécutif de l’Internationale, auquel certaines questions inscrites à l’ordre du jour avaient amené un nombre exceptionnel de communistes russes, siégeait depuis le matin quand Zinoviev annonça une suspension de séance. Nous passâmes dans une salle voisine où, sur des tables recouvertes de belles nappes blanches, se trouvait une extraordinaire variété de hors-d’œuvre. Pour nous, c’était tout le menu ; mais ce n’était que les fameux hors-d’oeuvre russes, et après seulement le repas commença. Nous nous étions trouvés à la table de Kollontaï ; nous avions déjà eu l’occasion de la voir mais c’était la première opportunité d’une vraie conversation. Nous la questionnâmes sur l’ “ Opposition ouvrière ” à la tête de laquelle elle avait bataillé avec Chliapnikov - rencontre assez curieuse car rien ne semblait l’avoir préparée, par son origine et son activité antérieure, à cette position quasi syndicaliste. Mais nous n’en pûmes rien tirer ; l’Opposition ouvrière avait été condamnée par le Parti communiste russe, sa décision avait été ratifiée par l’Internationale, les événements se déroulaient à une allure accélérée ; c’était une histoire du passé.


Le matin du 13 novembre, avant l’ouverture de la séance, la salle du Grand-Palais où se tenait le congrès était exceptionnellement bondée. Tous les délégués étaient à leur place ; et les auditeurs s’entassaient dans la partie qui leur était réservée. Les séances précédentes avaient été consacrées au rapport de Zinoviev et à sa discussion. Maintenant Lénine allait parler. La première attaque d’artério-sclérose l’avait terrassé au cours de l’année, au début de mai. Au Parti et au gouvernement on était accablé ; Lénine avait pris une telle place qu’on ne pouvait s’accoutumer à l’idée qu’il faudrait poursuivre la Révolution sans lui. On espérait, on voulait espérer que sa robuste constitution, les soins exceptionnels des médecins auraient raison du mal. Lorsque la nouvelle nous parvint, on pouvait déjà dire que Lénine était convalescent [35], et quand les délégués arrivèrent à Moscou ils étaient enclins à se persuader qu’il ne s’était agi que d’une alerte puisque Lénine allait présenter son rapport au congrès.

D’ordinaire, bien qu’il suivît de près les débats, il n’était pas très souvent en séance. Il venait et s’en allait, toujours avec la même discrétion, souvent sans qu’on s’en aperçût. Ce matin-là il allait parler le premier. Les délégués l’attendaient, en proie à une émotion profonde. Quand il entra, tous se levèrent d’un mouvement spontané, chantèrent l’ “ Internationale ”. Dès qu’il se fut installé à la tribune, il commença son rapport par ces mots : “ Camarades, j’ai été désigné comme principal orateur sur la liste, mais vous comprendrez qu’après ma longue maladie je ne sois pas en mesure de faire un long rapport... ” Ceux qui le voyaient pour la première fois, dirent : C’est toujours Lénine. Aux autres, l’illusion n’était pas permise. Au lieu du Lénine alerte qu’ils avaient connu, l’homme qu’ils avaient devant eux restait durement marqué par la paralysie : ses traits demeuraient figés, son allure était celle d’un automate : sa parole habituelle, simple, rapide, sûre d’elle, était remplacée par un débit hésitant, heurté ; parfois des mots lui manquaient : le camarade qu’on lui avait adjoint l’aidait mal, Radek l’écarta et le remplaça.

Cependant la pensée restait ferme, les idées directrices étaient exposées et développées avec maîtrise. Il était contraint, avait-il dit, de se borner à une introduction aux questions les plus importantes, et la plus importante, c’était la NEP. Elle avait dix-huit mois d’existence ; on pouvait la juger sur ses résultats. Ce que dit alors Lénine est si essentiel, si caractéristique de l’homme, de sa technique, de sa méthode - absence totale de bavardage et de bluff - que j’ai jugé nécessaire de donner sa conclusion in extenso, en appendice. C’est aussi sa dernière intervention dans la vie de l’Internationale communiste. À ce titre, son discours constitue un document d’une valeur exceptionnelle. Je me bornerai donc ici à noter sèchement les idées qu’il exposa. D’abord, la signification générale de la NEP en tant que retraite, car elle est valable pour tous, elle s’imposera à tous. Donc il faut y songer partout, la prévoir, la préparer. Si nous examinons les résultats, nous pouvons dire que nous avons subi l’épreuve avec succès. Nous avons stabilisé le rouble - nous avons besoin maintenant d’une monnaie pour nos transactions commerciales ; les paysans acquittent l’impôt en nature - les soulèvements, nés de leur mécontentement, ont presque complètement disparu. Dans la petite industrie, l’essor est général, la condition des ouvriers s’améliore. Avec la grande industrie seulement la situation reste difficile ; c’est le gros problème. Mais il faut le résoudre parce que le développement de la grande industrie est indispensable pour l’édification de notre société socialiste. Les concessions que nous avons offertes au capital privé, qui avaient inquiété beaucoup de nos camarades - ici et ailleurs - ont trouvé peu de preneurs ; les capitalistes s’approchent puis s’en vont parce qu’ils ne trouvent pas ici ce qu’ils cherchent : un remède immédiat à leurs difficultés présentes. Telle est la situation. “ Pas de doute, nous avons fait beaucoup de bêtises ; nul ne le sait mieux que moi. ” Puis, après une vive critique de l’appareil étatique, il s’attaqua longuement à la résolution votée par le 3e Congrès sur la structure, les méthodes et la tactique des partis communistes : “ Elle est excellente, mais presque entièrement russe... nous avons commis une grosse erreur en la votant. ” Et pour finir, cette conclusion chargée de sens : “ Nous n’avons pas trouvé la forme sous laquelle nous devons présenter nos expériences russes aux ouvriers des autres pays. ” Avertissement ultime qui devait rester lettre morte. Les hommes qui le remplacèrent ne rectifièrent pas cette “ grosse erreur ” ; ils la prirent au contraire comme point de départ, la répétèrent, l’amplifièrent.

C’est Trotsky qui avait été chargé de compléter le rapport dont Lénine n’avait pu, selon sa déclaration préliminaire, écrire que l’introduction. Il parla une semaine plus tard ; le compte-rendu officiel de la séance débute ainsi : “ Le président ouvre la séance à dix-huit heures quinze et donne la parole au camarade Trotsky. Les délégués se lèvent et accueillent le camarade Trotsky par des applaudissements enthousiastes. ”

Trotsky rappela d’abord comment et dans quelles conditions l’insurrection d’Octobre avait été déclenchée. Si la guerre civile ne vint qu’après et se prolongea, c’est parce que notre travail avait été trop facile : “ Personne ne voulait nous prendre au sérieux, dit-il ; on pensait que la résistance passive, le sabotage, une intervention rapide des Alliés, auraient vite raison de nous. Quand on se rendit compte que les choses ne se passeraient pas ainsi, toutes les forces de contre-révolution furent mobilisées contre nous. Nous dûmes alors exproprier plus que nous ne l’aurions voulu, beaucoup plus que nous étions en mesure de faire valoir. Ces faits permettent de formuler une première loi : on peut affirmer que, pour les partis occidentaux, pour le mouvement ouvrier en général, la tâche sera beaucoup plus difficile avant l’insurrection décisive mais beaucoup plus facile après. Notre communisme de guerre surgit de la guerre civile elle-même. C’était avant tout la nécessité de donner du pain aux ouvriers et à l’armée, d’arracher à une industrie désorganisée et sabotée par la bourgeoisie tout ce dont l’armée avait besoin pour mener la guerre... Si le prolétariat d’Europe s’était emparé du pouvoir en 1919, il aurait pris à sa remorque un pays arriéré. Tous les succédanés auxquels il nous fallut avoir recours n’étaient bons que pour satisfaire les besoins de l’industrie de guerre. ”

Ce communisme de guerre a fait place à un capitalisme d’Etat. Trotsky n’emploie pas volontiers cette expression ; elle prête à confusion ; les réformistes peuvent faire du capitalisme d’Etat par des nationalisations partielles. Mais Lénine a précisé le sens qu’il a pour lui et pour nous. Trotsky analyse alors les complexités du nouveau régime. “ Nous avons, en gros, un million d’ouvriers. Combien y en a-t-il dans les entreprises affermées ? 80.000. Encore sur ce chiffre n’y en a-t-il que 40 ou 45.000 dans des établissements purement privés, un certain nombre d’entre eux ayant été affectés à des institutions soviétiques. ” Quant aux grandes concessions, dont nous avons dressé un tableau et qui sont destinées à d’importantes firmes étrangères, il résume ainsi la situation : beaucoup de discussions, peu de concessions.

Traitant la question du rendement de la production, Trotsky dit que les avantages du socialisme doivent se prouver par un rendement supérieur. “ C’est une démonstration que nous ne sommes pas en mesure de faire parce que nous sommes encore trop pauvres. Mais notre Russie soviétique n’a que cinq années, et si on compare la situation à celle de la France, par exemple, dans les années du début de sa Grande Révolution, nous voyons que le tableau que nous offrons est moins sombre. Empruntons quelques données comparatives à l’historien français Taine : en 1799 ; dix ans après le déclenchement de la Révolution, Paris ne recevait encore qu’un tiers, parfois un cinquième de la quantité normale de farine qui lui était nécessaire ; dans 37 départements, la population était en décroissance par suite de la famine et des épidémies. ”

À propos des perspectives de révolution mondiale, la prescience dont il donna au cours de sa vie maint exemple, depuis son essai célèbre intitulé Le prolétariat et la révolution [36] se manifesta de façon remarquable. On était en 1922, Poincaré régnait en France ; en Angleterre, la coalition libéralo-conservatrice était au pouvoir. Il prédit une période d’épanouissement pacifiste et réformiste inévitable. “ Après les illusions de la guerre et l’enivrement de la victoire, la France verra fleurir les illusions du pacifisme et du réformisme qui, sous forme d’un bloc des gauches, viendront au pouvoir... Pour l’Angleterre, je prévois un développement analogue : le remplacement du gouvernement conservateur libéral par un gouvernement pacifiste et démocratique. Nous aurons alors en France un gouvernement de bloc des gauches ; en Angleterre un gouvernement travailliste. Dans ces conditions, qu’arrivera-t-il en Allemagne ? Les poumons social-démocrates recevront des bouffées d’air frais ; nous aurons une nouvelle édition du wilsonisme, sur une base plus vaste mais de moindre durée encore que l’autre. C’est pourquoi il est nécessaire que nous préparions pour cette période des partis communistes solides, fermes, capables de résister dans cette phase d’euphorie pacifiste et réformiste. Car c’est vers eux que se tourneront les ouvriers quand les illusions tomberont ; ils apparaîtront comme les seuls partis de la vérité, de la rude et brutale vérité, les partis qui ne mentent pas à la classe ouvrière. ”

La question du programme de l’Internationale communiste était à l’ordre du jour. Divers projets furent exposés et défendus par leurs auteurs. La discussion fut l’occasion d’une vive escarmouche entre Boukharine et Radek. Radek avait fait un rapport sur l’offensive du capital : son tableau était bien sombre. Des éléments de gauche lui reprochèrent une absence complète de perspectives révolutionnaires dont les centristes ne manqueraient pas de se servir dans leurs attaques contre les communistes. Boukharine entra en conflit avec Radek à propos des revendications immédiates des travailleurs ; avaient-elles leur place dans un programme de l’Internationale communiste ? Boukharine se prononçait énergiquement pour la négative tandis que Radek défendait avec non moins d’énergie l’inclusion. Il apparut clairement que la question devait encore être étudiée et il fut décidé, en conclusion, de renvoyer tous les projets à une commission spéciale qui rapporterait devant le prochain congrès.


Notes

[35] Zinoviev donna les précisions que les communistes attendaient anxieusement dans un article que publia la Correspondance internationale dans son numéro du 7 octobre 1922, intitulé “ Le rétablissement de Lénine ”. “ Lénine, rappelait-il, avait toujours été un grand travailleur, mais il savait aussi se reposer ; il aimait la nature, s’y promenait à pied et à bicyclette ; en Suisse, nous escaladions les montagnes ; et nous patinions en Galicie. Mais pendant les cinq premières années - surtout pendant les quatre premières - les tâches étaient si écrasantes que toute possibilité de repos était exclue. En 1918, après l’attentat, il avait lutté deux semaines contre la mort. Sa solide constitution avait finalement triomphé. Maintenant elle triomphe encore : sa convalescence finie, le capitaine revient au poste de commandement ; toute l’équipe du grand vaisseau, du premier au dernier homme, reprend courage... Les travailleurs conscients de tous les pays se réjouiront avec nous. ”

[36] “ Bien que vivant hors de Russie, écrit un biographe, Trotsky sentait, avec une acuité exceptionnelle, battre le pouls des masses. Sa description du cours d’une révolution, le rôle qu’il attribue aux ouvriers, à la population non prolétarienne des villes, aux intellectuels et à l’armée ; son évaluation de l’influence de la guerre sur la mentalité des masses - tout cela correspond exactement à ce qui arriva durant les soulèvements de l’année 1905. Lisant Le prolétariat et la révolution, l’historien de la vie politique russe a le sentiment que l’essai a été écrit après la Révolution, tant il suit étroitement le cours des événements. Pourtant il parut avant le 9 (22) janvier 1905, c’est-à-dire avant le grand soulèvement du prolétariat de Saint-Pétersbourg. ” (Our Revolution, pp. 26-27.)


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