1922

Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste.
Les souvenirs des années de formation du communisme par l'un de ceux qui le firent.


Moscou sous Lénine
1922

Alfred Rosmer

VIII : Frossard démissionne - Cachin reste

Pendant que le congrès délibérait et décidait, Frossard, demeuré à Paris, malgré les appels réitérés de l’Internationale, complotait, réunissait et organisait ses fidèles pour le cas où le congrès prendrait une décision telle que toute dérobade serait désormais impossible. Les conjurés comprenaient la majorité des membres du Comité directeur et une grande partie des rédacteurs de l’Humanité. Maîtres du secrétariat avec Frossard et du journal avec Cachin, ils étaient persuadés de pouvoir tenir tête à l’Internationale. Les décisions prises à Moscou les mirent dans l’embarras ; tout se trouvait réglé : composition du Comité directeur, direction et conseil d’administration de l’Humanité. Cependant ils ne désespéraient pas ; les délégués du centre n’avaient pu résister à Moscou à la pression exercée sur eux par l’unanimité du congrès ; rentrés à Paris, ils se ressaisiraient et, selon leur habitude, trouveraient des prétextes pour ajourner l’application des décisions. “ Gagner du temps ”, ç’avait été toujours la tactique de Frossard ; il en avait fait l’aveu public au cours d’une réunion de la Fédération de la Seine. Mais précisément parce qu’il était expert en cette tactique, il ne tarda pas à comprendre que désormais elle ne serait plus possible. Il fallait choisir. Il hésita. Il tenait à un poste qui faisait de lui le vrai dirigeant du Parti. Mais il était pris entre l’Internationale et ses amis ; ceux-ci le pressaient, il se sentit vaincu, démissionna.

Tout fut rapidement réglé. Humbert-Droz, délégué de l’Internationale, et moi, nous allâmes chez Cachin pour arrêter la liste des rédacteurs de l’Humanité. Tous ceux qui avaient comploté avec Frossard étaient éliminés. Cachin en défendit quelques-uns mollement ; il ne mit quelque énergie que pour protester contre la réintégration de Pierre Monatte, chargé de la rubrique de la Vie sociale. Amédée Dunois prit sur lui de signifier leur congé aux conspirateurs malheureux ; il eut à essuyer la fureur de plusieurs d’entre eux et aussi des propos malveillants ; mais c’est surtout Cachin, considéré par eux comme un misérable lâcheur, qu’ils visaient. En vain le cherchaient-ils dans les bureaux du journal : il était resté chez lui, fuyant les coups.

Comme pour prouver que la décision de l’Internationale était juste, ils se groupèrent autour de Frossard, tentèrent de former un embryon de parti, publièrent un hebdomadaire dont toutes les attaques étaient dirigées contre l’Internationale et contre le communisme ; ils exigèrent de l’Humanité des indemnités de licenciement comme ils l’auraient fait d’un journal bourgeois. Quant à Frossard, il s’engagea rapidement dans la voie qu’avaient suivie Briand et Laval, ses vrais maîtres ; il retourna au Parti socialiste, le quitta, devint ministre, finit sa carrière comme un des nombreux ministres de Pétain. En 1930, il publia des Souvenirs de son passage dans le Parti communiste sous le titre De Jaurès à Lénine, où on peut lire ces étonnants aveux : “ Ai-je jamais été communiste ? Au fur et à mesure que je reconstitue l’atmosphère du congrès de Tours je sens que je peux résolument répondre par la négative à cette question. J’ai cherché vingt fois l’occasion de me dégager, de me reprendre... j’étais au fond plus près de Blum que de Lénine ” (p. 177). Cela peint assez bien le singulier type de petit politicien qu’il fut, et le portrait est complet si on ajoute cette ligne, écrite à la même page, dans laquelle il prétend avoir été “ dupe de gens sans honneur et sans conscience ” [41].


Un compte rendu du 4e Congrès de l’Internationale communiste exigerait qu’ici une large place fût faite au fascisme. Les événements décisifs venaient de se produire. Après une année d’exploits des bandes fascistes armées, opérant à travers le pays avec la complicité et l’appui des autorités, Mussolini, en conclusion de cette soi-disant “ marche sur Rome ” qui fut son premier bluff, avait été appelé par le roi pour former le ministère. L’avènement du fascisme datait du 30 octobre, quelques jours avant l’ouverture du congrès. Quand Bordiga monta à la tribune, le 16 novembre, pour faire son rapport sur le fascisme, on comprend qu’il ait parlé avec une émotion qui ne lui était pas habituelle. Les “ circonstances spéciales ”, dit-il, ne lui avaient pas permis de disposer de toute la documentation. Il fit d’abord un bref historique du mouvement fasciste ; évitant de préciser les responsabilités, il rappela, ce qui était maintenant clair pour tous que “ la tendance prolétarienne socialiste révolutionnaire qui s’est renforcée dans l’après-guerre à la faveur de l’enthousiasme qui s’était emparé des masses... n’a pas su profiter de la situation favorable... On peut dire qu’en 1919 et dans la première partie de 1920, la bourgeoisie italienne était, dans une large mesure, résignée à assister au triomphe de la révolution. Les classes moyennes, la petite bourgeoisie restaient passives, mais suivaient le prolétariat. ” Le schématisme qui lui était habituel l’amenait à formuler une appréciation du caractère du fascisme dont la fausseté n’était que trop visible : démocratie bourgeoise, fascisme - c’était la même chose ; donc “ je ne dis pas que la situation soit une situation favorable pour le mouvement prolétarien et socialiste lorsque je prévois que le fascisme sera libéral et démocrate... notre situation n’est pas tragique. ” Un envoyé du Parti était arrivé la veille, apportant des renseignements sur les derniers événements. “ Ce camarade, dit Bordiga, est un ouvrier et dirige une organisation locale du Parti ; il exprime cette opinion intéressante, qui est celle de beaucoup de militants, qu’on pourrait désormais travailler mieux qu’auparavant. ”

Radek, dans son rapport sur l’offensive capitaliste, avait apprécié plus exactement la situation et montré plus de clairvoyance quant à la signification de ces faits et à leur développement : “ Dans la victoire du fascisme, dit-il, je ne vois pas seulement le triomphe mécanique des armes fascistes ; j’y vois la plus grande défaite qu’aient essuyée depuis le commencement de la période de révolution mondiale le socialisme et le communisme, une défaite plus grande que celle de la Hongrie soviétique, car la victoire du fascisme est une conséquence de la faillite morale et politique momentanée du socialisme et de tous les mouvements ouvriers italiens. ”

Par contre, Zinoviev, comme à l’accoutumée, par tempérament ou par tactique, croyait nécessaire de répandre son optimisme à bon marché sur les délégués : “ On se dispute maintenant, dit-il, parmi les camarades italiens pour savoir la nature de ce qui se passe actuellement en Italie : un coup d’Etat ou une comédie ? Peut-être les deux à la fois. Au point de vue historique c’est une comédie. Dans quelques mois, la situation tournera à l’avantage de la classe ouvrière. ” Plus d’une fois nous le verrons ainsi transformer les défaites en succès et annoncer la victoire communiste... dans quelques mois [42].

La question italienne, inscrite à l’ordre du jour du congrès, prenait une importance nouvelle. Le développement du fascisme avait provoqué une vive agitation à l’intérieur du Parti socialiste italien. Serrati et ses amis qui avaient voulu maintenir à tout prix l’unité du Parti trouvaient, après Livourne, la cohabitation avec la droite de Turati-Treves difficilement supportable. La rupture s’était faite au congrès réuni à Rome en octobre 1922. Les réformistes, mis en minorité, quittèrent le Parti ; cependant ils avaient, depuis Livourne, doublé le nombre de voix qu’ils avaient alors recueillies : 29.000 au lieu de 14.000, car ils avaient l’appui des dirigeants de la Confederazione generale del Lavoro. L’adhésion à la 3e Internationale ne l’emporta que de justesse ; elle recueillit 32.000 voix, et il faut noter que Serrati reçut alors l’appui de la fraction dite Terzinternationalista qui n’avait cessé de défendre l’adhésion. Après le congrès, D’Aragona rompit le pacte qui liait la Confédération au Parti socialiste, se retrancha dans la position commode de l’indépendance et de la neutralité des syndicats : “ Nous ne voulons pas faire de politique ”, dit-il, tandis qu’il s’inclinait humblement devant Mussolini : “ Nous voulons un mouvement syndical dans les cadres de la loi. C’est une vieille déclaration de moi. D’ailleurs l’histoire prouve que la C.G.L. ne participera jamais à l’illégalité. ” Nous n’avions eu que trop raison, à Moscou, lors du 2e Congrès, de douter de la sincérité du personnage et de sa loyauté quand il affirmait son attachement au communisme, signait avec nous un appel aux syndiqués révolutionnaires pour la formation d’une Internationale syndicale rouge. Il était l’illustration la plus claire du danger qu’il y a de maintenir des hommes peu sûrs à la tête des organisations révolutionnaires : ils se laissent porter par le courant quand celui-ci est trop fort pour qu’ils puissent l’endiguer, mais se réservent de trahir dès que les circonstances deviennent propices.

Serrati, qu’on n’avait pas vu au 3e congrès, revenait à Moscou, avec cette fois un Parti moins nombreux mais plus homogène. “ Le congrès de Rome, pouvait-il dire, ayant expulsé les réformistes et les partisans ouverts ou masqués de la collaboration avec la bourgeoisie, a voté à l’unanimité l’adhésion à la 3e Internationale. ”

Rapportant la question devant le congrès, Zinoviev analysait la situation nouvelle devant laquelle le Parti communiste italien se trouvait, formulait plusieurs conclusions. D’abord le front unique s’imposait plus que jamais ; la fusion avec le Parti socialiste découlait du vote même d’adhésion de ce Parti à l’Internationale. “ Notre Parti, dit-il, a commis des erreurs doctrinales ; il dédaigne et veut ignorer tout mouvement qui se déroule en dehors de lui. C’est Lénine qui nous a enseigné qu’il y a une “ vanité communiste ” qui prétend tout savoir, est trop infatuée d’elle-même. Mussolini affirme que les syndicats fascistes ont déjà un million et demi de membres. C’est très probablement exagéré ; peu importe ; il faut y adhérer. ”

Bordiga, parlant au nom de la majorité de la délégation italienne, exprima son désaccord avec les recommandations de Zinoviev. Il restait hostile à toute fusion avec le Parti socialiste italien, même après le congrès de Rome ; c’est autour du Parti communiste que devaient se rassembler ceux qui voulaient entrer dans la 3e Internationale. Néanmoins ses amis et lui se conformeront aux directions tracées par le 4e Congrès, sans discussion ni hésitation.

Les dernières séances du congrès étaient consacrées au vote des résolutions. Les commissions spéciales les préparaient en tenant compte des débats qui suivaient les exposés des rapporteurs et soumettaient le texte définitif aux délégués en séance plénière. C’est Clara Zetkin qui vint donner lecture de la résolution sur “ La Révolution russe et les perspectives de la Révolution mondiale ” - les rapporteurs avaient été, on s’en souvient, Lénine et Trotsky. Un paragraphe était ainsi libellé :

“ Le 4e congrès mondial rappelle aux travailleurs de tous les pays que la révolution prolétarienne ne pourra jamais vaincre à l’intérieur d’un seul pays, mais seulement dans le cadre international, en tant que Révolution prolétarienne mondiale. La lutte de la Russie des soviets pour son existence et pour les conquêtes de la Révolution est la lutte pour la libération des travailleurs, des opprimés et exploités du monde entier. ”

Des applaudissements vigoureux saluèrent la lecture de cette résolution qui fut adoptée à l’unanimité. Pour la commission chargée d’examiner la composition du Comité exécutif, la délégation russe désigna Boukharine et Radek comme délégués, Lénine et Trotsky comme suppléants.


Le 2e congrès de l’Internationale syndicale rouge se tint dans le même temps, à Moscou, dans la grande salle de la Maison des syndicats. Son travail avait été préparé par une réunion du Conseil central - correspondant à ce qu’étaient pour l’Internationale communiste les comités exécutifs élargis - qui avait duré du 17 février au 12 mars 1922. Le développement normal de l’I.S.R. s’était heurté à deux sortes d’adversaires. Les réformistes de la Fédération syndicale internationale d’Amsterdam poursuivaient une politique de scission ; en France, leur manœuvre avait provoqué la scission de la Centrale syndicale elle-même. L’I.S.R. avait multiplié les appels, voulant tout tenter pour l’empêcher. Le 3 décembre 1921, son bureau exécutif s’était adressé aux ouvriers français en ces termes :

“ Les dirigeants de la C.G.T. préparent la scission. Après avoir maintes fois protesté de leur attachement à l’unité ouvrière, ils se préparent à la détruire sciemment et à désarmer ainsi les travailleurs français devant la réaction. Jouhaux, Dumoulin, Merrheim et ceux qui les suivent multiplient les concessions à la bourgeoisie. Devant le gouvernement et le bloc national, leur docilité n’a pas de limites et n’égale que leur intransigeance à l’égard des ouvriers révolutionnaires... Par leurs efforts, l’unité de l’organisation syndicale des cheminots est, à cette heure, brisée. La Fédération de l’habillement suit cet exemple... l’Information et le Temps sont satisfaits. Que de fois les dirigeants d’Amsterdam n’ont-ils pas invoqué l’unité ouvrière ! Mais ils sont prêts à la détruire dès que la majorité des syndiqués tente d’échapper à leur tutelle et à celle de la bourgeoisie. ”

Puis, quand le danger devint imminent, l’I.S.R. s’adressa directement à Amsterdam par le télégramme suivant, en date du 22 décembre :

“ La C.G.T. française est à la veille de la scission. Proposons conférence réunissant représentants de votre fédération, de la majorité et de la minorité de la C.G.T., de l’I.S.R. Nos délégués seront : Rosmer, Tom Mann, Losovsky. ”

Le secrétaire de la Fédération d’Amsterdam, Oudegeest, attendit plusieurs jours pour envoyer une réponse évasive :

“ Reçu télégramme. Ce qui arrive en France n’est que la conséquence des agissements de l’Exécutif de la 3e Internationale. Suis content que vous voyiez maintenant que ces agissements ne servent qu’à appuyer la bourgeoisie. Essayez d’ajourner congrès minorité C.G.T. Sous cette condition, je propose de demander à la réunion de notre bureau, le 28 décembre, de tenir conférence au commencement de janvier, exclusivement avec vos délégués. Vous enverrai détail 28 décembre. ”

Quand on leur proposait une action commune pour la défense des intérêts du prolétariat, les réformistes masquaient hypocritement leur refus en posant des conditions qu’ils savaient impossibles et, comme c’était le cas ici, en ne songeant qu’à triompher sottement [43]. Ils se faisaient les champions de l’indépendance du mouvement syndical, mais en même temps liaient toute leur activité à la Société des Nations et au Bureau International du Travail, ces fragiles résidus du wilsonisme en quoi ils voulaient voir les bases d’une démocratie nouvelle, une garantie contre la guerre et le fascisme. Quand la S.D.N. s’effondra, ils furent parmi les victimes. Même alors ils refusèrent de comprendre la terrible leçon.

En Tchécoslovaquie, la fédération du textile exigeait de chaque syndiqué qu’il signât une déclaration par laquelle il s’engageait à militer pour Amsterdam et à renoncer à toute propagande pour l’I.S.R. En Suisse, où les effectifs réformistes s’élevaient à 300.000 et ceux des anarcho-syndicalistes à 35.000, les uns et les autres rivalisaient dans une campagne de dénigrement de la Révolution russe et d’attaques réitérées contre l’I.S.R.

L’autre assaut que l’Internationale syndicale rouge avait eu à subir dès sa naissance vint des anarcho-syndicalistes et de ceux qui prétendaient être des “ syndicalistes purs ”. Ils avaient vainement tenté d’imposer leurs vues lors du premier congrès. Rentrés dans leur pays, ils prirent leur revanche en menant une campagne acharnée qui se développait parallèlement - et pas très différemment - à celle que menait la quasi-unanimité des journaux bourgeois de toutes tendances ; tous leurs efforts tendaient à troubler les ouvriers, à détruire en eux l’enthousiasme qui les avait portés au premier jour vers la Révolution russe. Leurs campagnes, coïncidant avec le reflux de la poussée révolutionnaire d’après guerre, ne restaient pas sans résultat ; elles affaiblissaient dans une certaine mesure l’I.S.R. mais sans profit pour eux-mêmes. Cependant, à la différence des leaders réformistes D’Aragona, Dugoni et autres qui n’avaient fait le voyage de Moscou que pour trouver des arguments contre l’Internationale communiste, ils étaient sincères - au moins les meilleurs, car parmi eux les discoureurs prétentieux ne manquaient pas. Ce qu’ils avaient vu en Russie était différent de ce qu’ils avaient imaginé ; au lieu de chercher à comprendre le sens de la Révolution, son développement, de discerner dans les voies suivies par la Révolution celles qu’elle avait délibérément choisies et celles qui lui avaient été imposées par l’intervention des Etats capitalistes et par la guerre civile, ils se bornaient à des affirmations sommaires ; ils étaient contre l’Armée rouge, contre la dictature du prolétariat à laquelle ils s’étaient tout d’abord ralliés ; le communisme n’avait pas surgi d’un coup sur les ruines : ils s’en détournaient.

L’Internationale syndicale rouge fit tous ses efforts pour garder les syndicalistes sincères dans son sein, expliquant, dissipant ce qui pouvait n’être que malentendus. Fin mais 1922, elle adressait un message aux membres de la C.N.T. espagnole. Le gouvernement venait de lever l’état de siège, les garanties constitutionnelles étaient rétablies. C’était l’occasion, après trois années de dures répressions, de tirer les leçons des expériences qu’avait vécues le mouvement ouvrier de tous les pays dans cette période chargée d’événements importants. On s’attendait, disait le message, à ce que fût donnée une orientation claire aux militants de la C.N.T. Au lieu de cela, on eut cette conférence de Saragosse, préparée avec le souci dominant de fabriquer une majorité, et des discours farcis de formules périmées, sans lien avec la réalité présente : il fallait, avant toute chose, obtenir une majorité pour la rupture avec l’I.S.R. Faute grave, concluait le message, car il n’y a pas de place pour une autre Internationale.

La minorité, décidée à défendre l’adhésion à l’I.S.R., s’organisa dans des comités syndicalistes révolutionnaires et dégagea la signification du vote de rupture : “ La conférence de Saragosse, dit-elle, a confirmé l’existence d’un courant évolutionniste qui signifie le reniement d’un passé plein d’héroïsme et de sacrifice. L’orientation adoptée à Saragosse est pire que le franc réformiste... La tendance qui a triomphé fait complètement abstraction des facteurs économiques. ” Ses dirigeants sont si aveugles qu’ils refusent de croire, quand on la leur signale, à une menace de coup d’Etat qui va de nouveau les mettre hors la loi. Or Primo de Rivera s’emparera du pouvoir le 13 septembre 1923.

Au Portugal, les dirigeants de la C.G.T. qui dénoncent, eux aussi, la dictature de Moscou, imposent la leur. Ils refusent la parole aux partisans de l’I.S.R. ; un membre de l’organisation, Perfeito de Carvalho, revenant de Russie, ne peut présenter son rapport. La direction obtient ce qu’elle veut : l’adhésion à l’Internationale anarchiste de Berlin, mais ses manœuvres ont découragé un grand nombre de délégués, 57 d’entre eux sont absents au moment du vote - presque la moitié. Pour le secrétaire général, de Souza, “ le capitalisme ne se maintient que par un phénomène d’autosuggestion ”.

La France se trouvait alors dans une situation particulière. Il y avait, depuis la scission, deux centrales syndicales. La C.G.T. était sortie de ses manœuvres considérablement affaiblie ; elle n’avait même plus 300.000 membres bien qu’elle en affichât 700.000 dans les documents officiels. La nouvelle centrale, qui a pris le nom de Confédération générale du Travail unitaire pour bien marquer sa volonté d’unité, en a 450.000. Elle a tenu son congrès constitutif à Saint-Étienne du 25 juin au 1er juillet 1922. La direction provisoire où, par suite de circonstances fortuites, les anarchistes et les “ syndicalistes purs ” détenaient la majorité, a été éliminée. La résolution votée, par 743 voix contre 406, comporte l’adhésion à l’I.S.R. sous certaines conditions : l’article 11 des statuts, concernant la liaison organique entre l’Internationale communiste et l’I.S.R., devra être supprimé et remplacé par une disposition ainsi libellée : “ L’I.S.R. et l’I.C. doivent, si besoin en est, se réunir en vue d’actions communes ; dans les divers pays les syndicats et le Parti communiste doivent procéder de même sans toutefois porter atteinte à l’indépendance des organisations. ”

Ainsi le 2e congrès peut s’ouvrir dans des conditions bien différentes de celles existant l’an passé. Les débats ne s’égareront pas dans les dissertations soi-disant théoriques. La situation est claire. Le dimanche 19 novembre, les délégués sont rassemblés pour la première séance dans la grande salle de la Maison des syndicats et ils abordent tout de suite le rapport moral de Losovsky, sur l’activité de l’I.S.R. pendant l’année écoulée. Pour faciliter l’entente, le Bureau exécutif de l’I.S.R. propose d’adopter la modification aux statuts demandée par les délégués de la C.G.T.U. L’article 11 fut supprimé et remplacé par les dispositions suivantes : “ Afin de coordonner la lutte de toutes les organisations révolutionnaires, le Bureau exécutif pourra, si les circonstances l’exigent, 1° conclure des accords avec le Comité exécutif de l’Internationale communiste ; 2° tenir des réunions communes avec le Comité exécutif de l’I.C. pour discuter les questions les plus importantes du mouvement ouvrier et organiser les actions communes ; 3° lancer des manifestes conjointement avec l’I.C. ” La discussion, devant le congrès, fut brève. Quelques délégués déclarèrent ne pas comprendre pourquoi on demandait l’abrogation de l’article 11 alors qu’on proposait de le remplacer par un texte qui ne changeait rien au fond. Il fallait bien admettre cependant que, pour les Français, la différence était appréciable puisqu’ils en faisaient la condition de leur adhésion, et satisfaction leur fut donnée [44].


La question des rapports entre Parti politique et syndicats se trouvait également inscrite à l’ordre du jour du 4e congrès de l’Internationale communiste qui avait lieu à la même époque. Intervenant au nom de la délégation italienne tout entière - comme il le souligna - Tasca déclara qu’il était peut-être nécessaire de faire des concessions à la France ou à tel autre pays, en considération de conditions locales particulières, mais que ces dispositions n’étaient pas à leur place dans la thèse générale, car il faut éviter, précisa-t-il, que ces concessions “ soient quelque chose qui concourt à enraciner de plus en plus cette situation sans issue que plusieurs camarades sont venus ici dénoncer... Même s’il était vrai qu’en France les syndicats, par leur développement historique, ont à jouer dans la Révolution prolétarienne un rôle de direction, ce ne serait pas une raison pour renoncer au noyautage communiste ; ce serait au contraire une raison de plus pour faire ce noyautage et nous assurer notre part de direction dans la révolution prolétarienne. La seule raison qu’on peut opposer en France au noyautage, c’est la méfiance des ouvriers envers le Parti communiste. C’est un cercle vicieux qu’il faut rompre nettement ; nous sommes persuadés que créer les conditions d’un travail méthodique des communistes dans les syndicats, c’est une question de vie ou de mort pour le Parti communiste français ”. (17e séance, 20 novembre 1922.)


Ce problème délicat réglé, aisément cette fois, le congrès put consacrer toutes ses séances aux tâches pratiques qui étaient celles des syndicats : défense des travailleurs contre l’offensive capitaliste et contre les manœuvres des leaders réformistes ; ceux-ci, pour maintenir leur domination sur les syndicats, procédaient à des exclusions dès qu’une opposition à leur politique s’affirmait ; un nouveau problème se trouvait ainsi posé, il fallait grouper les exclus, lier leur action à celle des syndicats, les y rattacher de quelque manière, souligner aux yeux des ouvriers l’action scissionniste des réformistes. Enfin une grande place fut faite à la tâche urgente de l’organisation et de l’activité syndicales dans les pays coloniaux et semi-coloniaux [45].


Notes

[41] Amédée Dunois, secrétaire général de l’Humanité, écrivait à ce propos : “ Frossard avait fait ce rêve fantastique d’imposer tôt ou tard ses conditions à l’Internationale communiste. La chose était connue depuis longtemps des familiers du rusé secrétaire du Parti... Les intrigues les mieux agencées ne réussissent pas toujours... Pendant toute une semaine on fut à la limite de la rupture. Pourtant on ne rompit pas. Il ne restait plus qu’à passer à l’exécution des résolutions du 4e Congrès... Les congédiés se répandirent en récriminations assourdissantes. Ils firent plus ; ils se livrèrent auprès de Frossard - leur complice ; leur chef de file de la veille - à de telles menaces que celui-ci ne crut pouvoir y échapper qu’en démissionnant du Parti. “ Renard se trouvait pris. ”

[42] Il ne fut pas seul à se tromper et on pourrait relever nombre de pronostics erronés. Je n’en retiendrai qu’un pour sa signification particulière. Pour des raisons contraires, les socialistes que le communisme effrayait s’étaient réjouis de l’échec de la poussée révolutionnaire ; après les élections de mai 1921, Benjamin Crémieux écrivait : “ La caractéristique essentielle du scrutin c’est de marquer... la fin du bolchévisme dans la péninsule... La mode moscovite a fait son temps. C’est le socialisme à l’occidental qui retrouve sa vogue et s’apprête à jouer un rôle fécond. ” (Europe nouvelle, 15 mai 1921.) Et encore, le 27 août, dans le même périodique : “ Aujourd’hui, l’Italie est lasse du fascisme. Les socialistes se sont écartés du bolchévisme et ont reconquis la sympathie de la bourgeoisie avancée et des intellectuels. ”

[43] Cette tactique de l’I.S.R. contre toute scission syndicale était strictement conforme au principe posé dès la création de l’Internationale communiste. Lénine l’avait défendue, même assez rudement, contre d’excellents révolutionnaires, notamment, comme on l’a vu, dans La maladie infantile du communisme et l’I.C. n’avait pas hésité à rompre avec ceux qui persistaient dans ce qu’elle considérait une erreur. Et tous les faits montraient que la volonté de scission était de l’autre côté, chez les socialistes de la 2e Internationale et chez les réformistes de la fédération d’Amsterdam. Cependant ceux-ci accusaient si souvent les communistes de poursuivre la scission du mouvement ouvrier, ils disposaient de tant de journaux pour le dire, ceux de la bourgeoisie leur faisant écho, que même des observateurs plus ou moins objectifs interprétèrent ces démarches de l’I.S.R. comme une volte-face totale, un reniement complet de son attitude antérieure. “ Un fait considérable, écrit l’un d’eux, et qui n’a pas toujours été commenté avec la précision voulue, vient d’orienter dans une voie nouvelle le mouvement ouvrier international... Moscou est donc loin de sa politique de 1920. ” (Europe nouvelle, 31 décembre 1921.)

[44] Andrès Nin, qui était alors le membre le plus actif et le mieux informé de la direction de l’I.S.R., à côté de Losovsky, écrivit à ce propos : “ L’adoption de cet accord mit fin à nos différends avec le syndicalisme révolutionnaire français. La concession était, au fond, de pure forme. Immédiatement après le Congrès fut formé un Comité d’action, comprenant des représentants des deux Internationales. L’expérience ultérieure des luttes ouvrières montra avec évidence la nécessité d’une collaboration des deux organismes. D’autre part, le processus de différenciation à l’intérieur du mouvement syndicaliste révolutionnaire s’accéléra. Les éléments sectaires retournèrent à leurs positions, adoptant une attitude hostile à la Révolution russe et à l’I.S.R. Tandis que ceux qui avaient su profiter des leçons de la guerre et de la Révolution russe s’orientèrent vers le communisme. Enfin, spectacle édifiant, certains qui, comme Monmousseau, craignaient que l’I.S.R. attentât à l’indépendance du mouvement syndical français, devaient, peu après, convertir la Centrale syndicale révolutionnaire en une simple annexe du Parti communiste, provoquant ainsi un effondrement progressif de son effectif au bénéfice évident de la C.G.T. réformiste. ” (Las organizaciones obreras internacionales, Madrid 1933.)

[45] Dans des “ Souvenirs ” qu’un journal publie au moment où j’achève d’écrire ce livre, Victor Serge écrit : “ L’Exécutif (de l’Internationale communiste) avait décidé, sur l’initiative des Russes, naturellement, de fonder une organisation syndicale internationale, filiale de l’Internationale communiste ; la logique voulait qu’en scindant le mouvement socialiste, l’on scindât aussi le mouvement syndical. ” (Combat, 2 décembre 1949.) Il y a, dans ces quelques lignes, une succession d’erreurs étonnantes qu’on est surpris de trouver dans un écrit de Victor Serge. La “ logique ” ne voulait rien de ce qu’il prétend : elle exigeait au contraire qu’on distinguât entre le parti politique qui groupe des hommes en accord sur un programme fondamental, et le syndicat qui est ouvert à tous les salariés. La scission des partis socialistes à l’issue de la guerre était inévitable ; les conceptions divergentes qui s’y heurtaient étaient si profondes qu’elles conduisaient naturellement à la rupture ; Scheidemann et Liebknecht ne pouvaient plus appartenir au même parti. Quant aux syndicats, il me suffira de renvoyer aux pages où j’ai examiné cette question, à la Maladie infantile du communisme, de Lénine, aux discussions et résolutions du 2e congrès de l’I.C. Loin de chercher à scinder les syndicats, on demandait aux communistes de rester dans les syndicats réformistes, et même de s’y accrocher quand les dirigeants voulaient les en chasser. A l’époque où Victor Serge écrivait ces “ Souvenirs ”, sa mémoire avait des défaillances ; par exemple, dans un passage antérieur à celui que je viens d’examiner, il affirmait que “ Trotsky avait expulsé Cachin et Frossard de Russie en 1920 ”. Trotsky ne fit rien de semblable, et ni Cachin ni Frossard ne furent expulsés. J’ai dit dans quelles conditions ils allèrent à Moscou à cette époque ; ils y furent soumis au régime de la douche écossaise, c’est-à-dire qu’on ne manquait pas de leur rappeler leur reniement pendant la guerre, mais en même temps on prenait acte de leurs bonnes dispositions, favorables - quoique tardives - à la Révolution d’Octobre et à l’Internationale communiste. Ils quittèrent Moscou après s’être engagés publiquement à défendre l’adhésion du Parti socialiste français à l’Internationale communiste et, cela va sans dire, tout à fait librement.


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