1936

« Staline défend non pas des idées progressives, mais les privilèges de caste de la nouvelle couche sociale, de la bureaucratie soviétique, qui, depuis longtemps déjà, est devenue un frein au développement socialiste de l'U.R.S.S. Il est impossible de défendre ces privilèges par les méthodes de la démocratie prolétarienne ; on ne peut les défendre qu'à l'aide de falsifications, de calomnies et d'une sanglante répression. »

Lev Sedov

Le livre rouge du procès de Moscou

A quel moment se placent au juste la création et l'action du « Centre unifié » ?

Voici ce que dit l'acte d'accusation : « A LA FIN DE L'ANNÉE 1932, eut lieu l'unification du groupe trotskiste et du groupe zinoviéviste qui organisèrent un centre unifié... »1.

Organisé à la fin de l'année 1932, ce centre, selon les termes de l'accusation, mena une activité terroriste presque pendant quatre ans : « de 1932 à 1936 »2. C'est bien la fin de 1932 qui est considérée comme le moment — et cela est répété des dizaines de fois au cours du procès — où les zinoviévistes, d'une part, et les prétendus « trotskistes » (Smirnov et autres), d'autre part, auraient créé, paraît-il, d'après les instructions de Trotsky, le Centre unifié, « qui s'était posé comme tâche l'exécution d'une série d'actes terroristes »3.

Que se passa-t-il ensuite ? Voici ce que disent certains inculpés. Bakaïev raconte : « En automne 1932, Zinoviev et Kamenev avaient été exclus du parti... Il fut décidé de suspendre pour quelque temps l'activité terroriste. En automne 1934, elle fut reprise »4. Reingold dit aussi : « Notre activité terroriste a été interrompue pendant la période entre l'automne 1932 et l'été 1933 »5. Les désaccords concernent seulement le moment de la reprise de cette activité. Il s'ensuit donc que le centre qui fut formé à la fin de l'année 1932 cessa son activité quelque temps... avant sa fomation, en automne 19326. En réalité, pour démontrer que le centre (s'il avait jamais existé) ne pouvait faire autrement que de cesser son activité en automne 1932, nous n'avons pas besoin de ces dépositions.. Ce fut, en effet, au automne 1932 (en octobre) que Zinoviev et Kamenev furent exilés de Moscou, et en hiver (le 1er janvier 1933) que Smirnov fut arrêté, Mratchkovski se trouvait aussi hors de Moscou ; il était, selon des informations de l'époque, déporté, de même que Ter-Vaganian et un certain nombre d'anciens oppositionnels. Nous voyons que depuis l'automne 1932 et au moins jusqu'en été 1933 (retour de Zinoviev et de Kamenev de déportation), le centre ne pouvait pratiquement pas exister.

Cela n'empêche pas Dreitzer de déposer qu'au PRINTEMPS 1933 il reçut des « instructions du centre trotskiste-zinoviéviste pour hâter les actes terroristes contre la direction du parti communiste de l'U.R.S.S. »7. Selon Dreitzer, par conséquent, il apparaît que, juste dans la période où le centre « avait cessé son activité », il exigeait qu'il « hâtat » la préparation des actes terroristes.

A ce fatras d'absurdités, il est difficile de comprendre quoi que ce soit ! Le centre s'organise et se dissout tout à la fois, cesse son activité et en même temps la « hâte ».

Il n'y a pas un moindre imbroglio dans la question de savoir à quelle époque au juste le centre « reprend » enfin sa mystérieuse activité. Bakaïev, qui répond le plus précisément à cette question, dit « en automne 1934 », c'est-à-dire deux ans après. Cette date n'est pas donnée par hasard. Elle doit apparaître comme une préparation à l' « aveu » de l'assassinat de Kirov. Si l'on ajoute foi à la déposition de Bakaïev, la seule période où le centre ait existé et ait eu une activité terroriste fut la seconde moitié, et, en particulier, l'automne de l'année 1934, c'est-à-dire une période de quelques mois seulement. Si l'on adopte la version des autres inculpés (Pikel, Reingold, Zinoviev, Kamenev), le centre a existé et agi de l'été ou de l'automne 1933 à la fin de l'année 1934, c'est-à-dire une année et demie tout au plus. Cependant, l'acte d'accusation et le verdict disent que le centre a existé de 1932 à 1936. Pour démontrer que cette affirmation n'est pas gratuite, Vychinski pose la question suivante à Zinoviev : « Pendant combien de temps a-t-il (le centre) fonctionné ? » Zinoviev répond : « De fait, JUSQU'EN 1936 »8. Ce témoignage de Zinoviev est pour le moins étrange, car lui-même, tout comme Evdokimov, Bakaïev et Kamenev, était en prison depuis décembre 1934. (Depuis la fin de l'année 1934, aucun des membres du centre n'était plus à Moscou). Sans doute de la fin de l'année 1934 à l'année 1936 menèrent-ils une activité terroriste... en prison. Un autre membre du centre, Mratchkovski, dans les uatre années de son « activité terroriste », ne fut que deux fois, en 1932 et 1934, à Moscou, et encore n'y fit-il que de brèves apparitions. Comment il a pu, dans ces conditions, travailler activement dans le centre, c'est incompréhensible.

Il y a mieux encore : l'un des membres du centre, I.N. Smirnov, ne quitta pas la prison depuis le 1er janvier 1933, c'est-à-dire pendant plus de trois ans et demi. On se demande quel rôle il put jouer dans l'activité du centre, alors qu'il fut arrêté dans la période où ce centre venait de s'organiser, et comment, en particulier, il put prendre une part active à l'assassinat de Kirov, alors qu'il passa en prison, sans en sortir, les deux années qui précédèrent cet assassinat. Or, dns le verdict il est écrit noir sur blanc — et Smirnov fut fusillé à la suite de ce verdict — qu'il est accusé d' « avoir organisé et réalisé le 1er décembre 1934... l'assassinat de Kirov »9. N'est-ce pas là un tribunal « modèle » ?

Vychinski, il est vrai, a aussi réponse à cela. Au sujet de la directive sur la terreur que Dreitzer aurait reçue en 1934, c'est-à-dire alors que Smirnov était depuis longtemps déjà en prison, le procureur Vychinski dit : « Je suis profondément (!) convaincu (!!) que vous en étiez au courant (de la directive sur la terreur) tout en étant détenu »10. Les preuves matérielles sont remplacées par de faux « aveux » et par la lecture dans les cœurs.

* * *

Au cours du procès, il est mentionné plusieurs réunions dans la maison de campagne de Zinoviev et de Kamenev à Ilinskoie, dans l'appartement de Zinoviev, dans l'appartement de Kamenev et dans le wagon de Mratchkovski. Les trois premières se composaient exclusivement de zinoviévistes : la dernière, dans le wagon de Mratchkovski, au contraire, d'anciens trotskistes (à l'exception d'Evdokimov). D'ailleurs, le fait même de la dernière réunion est formellement nié par I.N. Smirnov. Ces réunions, si elles eurent réellement lieu, ne furent et ne pouvaient être des séances du centre « unifié », puisqu'elles n'étaient que des réunions d'un seul groupe. Le tribunal ne tente d'ailleurs pas de présenter ces réunions comme des assemblées du centre unifié.

Avec le but d'accabler Smirnov, Vychinski demande à Zinoviev : « Et vous, personnellement, avez-vous entendu de Smirnov une série de propositions (sur la terreur) ? ». Zinoviev répond : « J'ai mené personnellement des pourparlers avec lui à deux ou trois reprises »11.

Ce dialogue, en passant, fait apparaître tout le caractère fictif du centre. Il s'avère que pendant toute l'activité terroriste, les deux membres les plus marquants du centre n'ont « mené des pourparlers » qu' « à deux ou trois reprises ». Et le travail commun dans le centre ? La participation commune à des à ses séances ? Rien de tout cela !

Ainsi, au cours du procès, il n'y a aucun élément qui permette de dire que le Centre unifié se soit réuni, ne fût-ce qu'une seule fois, et ait pris, ne fût-ce qu'une seule fois, une décision quelconque.

I.N. Smirnov lui-même qui , au cours de l'instruction préalable, était entré dans la voie des « aveux », fit au contraire devant le tribunal la tentative de se reprendre12;sur la question du Centre, le dialogue suivant eut lieu avec le procureur :

Vychinski. — Quand donc avez-vous quitté le centre ?

Smirnov. — Je n'avais pas à le quitter, il n'y avait rien que j'aurais pu quitter.

Vychinski. — Le centre existait-il ?

Smirnov. — Mais quel centre... ?13

Est-ce la peine de s'arrêter sur le fait que ni le tribunal, ni le procureur ne tentent d'éclaircir toutes ces contradictions ? Craignant à juste titre qu'en « approfondissant » les questions, ils soient menacés de contradictions encore plus désagréables, ils préfèrent raisonnablement ne pas s'y arrêter.

Le lecteur attentif du compte rendu du procès, mais qui n'est pas initié aux amalgames stalinistes, ne manquera pas de se dire : « Quel centre bizarre ! Impossible d'établir exactement sa composition, ni le moment de sa création, ni le moment de son action ; il ne s'est pas réuni une seule fois. Qu'a-t-il donc fait ? On n'en sait rien ! » Certes, ce centre serait fort bizarre, si... s'il avait jamais existé14.

Notes

1 Le Procès..., p. 11.

2 Ibidem, p. 37.

3 Ibidem, p. 37.

4Ibidem, p. 60.

5 Ibidem, p. 56.

6 Dans le verdict, la tentative est faite d'améliorer la chose, par l'indication que le centre naquit non pas à la fin de l'année 1932, mais en automne 1932. Cela ne change rien à l'affaire. Il reste que le centre s'organisa et en même temps cessa son activité. Il s'était sans doute organisé avec le but spécial... de cesser son activité.

7 Ibidem, p. 52.

8 Ibidem, p. 44. Citant dans son réquisitoire les paroles de Zinoviev : « Jusqu'en 1936 », Vychinsky remplace 1936 par 1934, craignant, visiblement, que le mensonge n'apparût trop grossièrement. (Voir Le Procès..., p. 154.)

9 Ibidem, p. 179.

10 Ibidem, p. 157.

11 Ibidem, p. 51.

12 Cela explique que les dépositions de Smirnov devant le tribunal contredisent dans une certaine mesure ses dépositions lors de l'instruction. N'ayant pas le courage de rompre ouvertement avec les « aveux » extorqués par la Guépéou et de dire toute la vérité, Smirnov tenta malgré tout d'opposer de la résistance au cours du procès. Il faut rendre cette justice à Smirnov, qu'il s'est conduit quelque peu mieux que les autres accusés.

13 C'est la traduction officielle de la Correspondance Internationale (numéro spéciale sur le procès). La réponse de Smirnov correspond plutôt en français, à l'exclamation : Allons donc !

14 Outre le Centre unifié, figure aussi au procès un certain Centre terroriste de Moscou (ne pas confondre avec le Centre zinoviéviste de Moscou de 1934!). La composition officielle de ce centre est : Dreitzer, Reingold et Pikel. Il serait facile de montrer que tout ce que nous avons dit sur la question du Centre unifié peut aussi se rapporter plus ou moins à ce « centre ». Comme pour l'autre, sa composition varie selon les diverses dépositions. Ce « centre » fut organisé par Mratchkovski avant son départ de Moscou en 1932. Revenant à Moscou presque deux ans plus tard, Mratchkovski entend un rapport du dirigeant de ce centre, Dreitzer, d'après lequel... le centre de Moscou s'est organisé et ainsi de suite.

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